vendredi 29 août 2025

Trois fléaux, trois menaces


Illustration : Maggie Hall


« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme, lequel eut l'imprudence d'affirmer : “Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…” L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commentateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, Gallimard, 1979, p. 60-61)

« Le jour du Seigneur viendra comme un voleur ; en ce jour, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. » (2 Pierre 3.10)

1er fléau, la menace écologique que l’on ne corrigera pas. Trop inféodés au capitalisme consumériste (y compris les tenants de la gauche “radicale” comme l'avait été le communisme soviétique — cf., entre autres, Tchernobyl). Entre autres vérifications du fait qu’on ne corrigera rien : le refus récent, à Genève, de l'accord sur la limitation des plastiques (cf. l'analyse de J.-P. Sanfourche sur Forum protestant) : géré par autant de pays et lobbys qui ne veulent pas d’accord, tous inféodés à Mammon, y compris le commun des mortels qui tenons à notre consumérisme / « Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. » (Matthieu 6.24 ; cf. // Luc 16.13)

2e fléau, lié au premier, les replis identitaires sur les intérêts à court terme de chacun, chaque nation : « Une nation s’élèvera contre une nation, et un royaume contre un royaume » (Matthieu 14.7). Les identitarismes — russe, tentant de conquérir l’Ukraine, fût-ce au prix de bombardements des civils (ou : "Les Américains vont s'entendre avec les Russes et leur laisser l'Europe", aurait estimé Cioran en 1986 selon Anca Visdei, Cioran ou le gai désespoir, L'Archipel p. 383) ; repli américain, taxant le monde entier et méprisant la menace écologique ; ou les nostalgiques des communismes meurtriers du XXe siècle (nostalgie russe aussi, et nord-coréenne ou chinoise), ne dédaignant pas de s’allier avec l’identitarisme de l’islam politique (pourtant auto-suicidé — pléonasme volontaire — contre les tours de New York, cela confirmé le 7 octobre 2023), apparemment très opposé à toute gauche “radicale” ou “wokiste”, mais de facto similaire quant aux nostalgies meurtrières.

3e fléau, tous ces identitarismes ont “bénéficié” de la prolifération nucléaire et se sont dotés, ou essaient de se doter de la Bombe (de beaucoup de bombes, de nos jours toutes 100 fois plus puissantes que celle d'Hiroshima)… jusqu’au jour où, si les guerres en multiplication et la menace écologique n’ont pas accompli la catastrophe, tel ou tel “dérapage” nucléaire s’en chargera… hâtant le jour où « les cieux enflammés se dissoudront et les éléments embrasés se fondront » (2 Pierre 3.12).


Søren Kierkegaard, « nous demande d'imaginer un très grand navire confortablement aménagé. C'est vers le soir. Les passagers s'amusent, tout resplendit. Ce n'est que liesse et réjouissance. Mais sur le pont, le capitaine voit un point blanc grossir à l'horizon et dit : "La nuit sera terrible". Il distribue les ordres nécessaires aux membres de l'équipage. Puis, ouvrant sa Bible, il lit juste ce passage : "Cette nuit-même, ton âme te sera redemandée". Pendant ce temps. Dans les salons on continue de festoyer. Les bouchons de champagne sautent. L’orchestre joue de plus en plus fort. On boit à la santé du capitaine. Et "La nuit sera terrible".

« Kierkegaard imagine alors une situation plus effrayante encore. Les conditions sont exactement les mêmes avec cette différence que, cette fois-ci, le capitaine est au salon, rit et danse, il est même le plus gai de tous. C'est un passager qui voit le point menaçant à l'horizon. Il fait demander au capitaine de monter un instant sur le pont. Il tarde ; enfin il arrive. Mais il ne veut rien entendre et plaisantant, il se hâte de rejoindre en bas la société bruyante et désordonnée des passagers qui boivent à sa santé dans l'allégresse générale. Et il adresse ses remerciements chaleureux".

« Le monde occidental en général et ses Églises en particulier
— commente le professeur Jean Brun qui cite Kierkegaard en 1976, deux ans après le premier “choc pétrolier” — ressemblent de plus en plus à ce navire que le point menaçant à l'horizon engloutira lorsqu'il deviendra typhon. Tout le monde danse dans les salons. Les capitaines sablent le champagne et maudissent les pessimistes qui scrutent l'horizon et qui n'ont confiance ni dans le dieu Progrès ni dans les capacités des Grands Timoniers qui prétendent tenir solidement la barre et diriger fermement le navire social alors qu'ils ne font que l'infléchir selon les courants définis par les sondages d'opinions, cette boussole sans Nord prise aujourd'hui comme compas suprême. » (Jean Brun, citant Søren Kierkegaard, Note du Journal de 1855, dans L'Instant, trad. P.-H. Tisseau, 1948, p. 247 — in « Sablons le champagne », Foi et vie, Janvier-Février 1976.)

*

PS : « Un jour, un incendie se déclara dans les coulisses d’un grand théâtre. Un clown, qui venait juste de jouer son rôle dans le spectacle, revint sur la piste pour en avertir le public : Sortez, sortez vite, le théâtre est en feu ! Les spectateurs, pensant tout de suite que ce n’était qu’une bonne blague faisant partie du spectacle, se mirent à rire et à applaudir. Le clown répéta alors l’avertissement : Sortez ! Mais sortez donc ! Malheureusement, plus il insistait, plus les applaudissements augmentaient.
Je pense que c'est ainsi que le monde périra, dans l'exultation générale des têtes spirituelles croyant qu'il s'agit d'une plaisanterie. »
(Søren Kierkegaard, Ou bien… ou bien, coll. Bouquins p. 38)



Illustration : Lonni Sue Johnson

jeudi 28 août 2025

À propos des citadelles du vertige classées par l'Unesco comme "forteresses royales"

Une tribune de l'Obs, écrite par Arnaud Fossier, nous affirme "que nous ne les connaissons [les hérétiques cathares] qu’au travers de traités rédigés par des clercs catholiques à la fin du XIIe siècle, qui leur sont naturellement très hostiles".
C'est nettement incomplet, pour ne pas dire faux ! Les cathares nous ont laissé, notamment :

deux traités de théologie en latin : un "traité anonyme" conservé dans un Liber Contra Manicheos (daté selon les spécialistes soit du début XIIIe soit de la fin du XIIe siècle, Occitanie), et, développant une théologie similaire, le Livre des deux Principes / Liber de duobus Principiis (XIIIe siècle, Italie), au titre éloquent sur leur théologie ;
trois rituels : un en latin, en annexe du Livre des deux Principes ; deux en occitan, un dit de Lyon (où il est conservé), en annexe d'un Nouveau Testament traduit en occitan par les cathares, un dit de Dublin (où il est conservé) ;
d'autres traités de théologie produits par les cathares accompagnant le "rituel de Dublin" : une longue glose du Pater, une Apologie de la vraie Église de Dieu. (voir les PRÉCISIONS ICI et ICI).

RP

(Sur ces citadelles du vertiges, VOIR ICI)


Articles sur les cathares ICI, ICI, et ICI.

mardi 26 août 2025

Mémoire de la St-Barthélémy 1572


D'après l'historien Jérémie Foa

Diffusé le mardi 26 août à 21h10 sur France 2 :

première partie
deuxième partie

Le titre du film, très juste, ouvrira sur la tentation de certains de renvoyer dos-à-dos les bourreaux et les victimes, croyants les uns comme les autres. Tentation qui fait bon marché de ce que le fanatisme totalitaire, débuté en effet en Occident moderne avec le catholicisme de l'Inquisition, a connu des concurrents athées au XXe siècle (nazisme, marxismes, etc.), qui ont battu tous les records antécédents, et de loin, en nombre de massacres — athées aujourd'hui concurrencés à leur tour par l'islam partout où il est au pouvoir : Iran, Afghanistan, etc., et partout où il essaie d'y être, universellement : projets salafistes et fréristes d'al Qaïda, Daesh, Boko Haram, Hamas, etc., etc. (sans oublier ceux qui les soutiennent), qui eux justifieraient bien le titre du film, légèrement repensé par ceux qui n'oublient pas le passage athée du XXe : tuer au nom d'une idéologie, i.e. (c'est rendu clairement visible par le totalitarisme islamique) : au nom d'une idole, fût-elle idole unique.

*

Sur la St-Barthélémy 1572 proprement dite, n’oublions pas la thèse essentielle de Jean-Louis Bourgeon, appuyée sur des lettres et témoignages qui montrent que la royauté n'aurait pas exécuté les chefs protestants, mais s’est vantée a posteriori d’un contrôle qu’elle n’avait pas réellement afin de garder la légitimité politique.
Jean-Louis Bourgeon s'appuie notamment sur la lettre de Louis de Gonzague, duc de Nevers, écrite à Catherine de Médicis le 20 août 1573, un an après la Saint-Barthélemy, pour montrer que la royauté a surtout cherché à “sauver la face” et à se présenter comme en contrôle, alors qu'en réalité elle était dépassée par les événements (cf. Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, tome 160, 2014, pp. 709-732).
Le duc de Nevers décrit la Saint-Barthélemy comme une “sédition”, une “rébellion” et une “émeute générale”, au lieu du fruit d’une décision de la famille royale. Selon cette source, la royauté fut une cible des violences et de la manipulation des grands seigneurs catholiques, et non le véritable instigateur du massacre.
Il extrait de la lettre la notion d’une “querelle du bien public couverte du manteau de Religion”, où la royauté doit se justifier face à une population qui la considère comme “faillible” ou “complice”.
Bref, la politique de communication royale aurait consisté à donner l’illusion d’une maîtrise, notamment en revendiquant l’exécution des chefs huguenots pour rassurer le public et éviter d’apparaître impuissant devant le peuple et les factions radicales.

*

Retour à l'actualité… La haine fanatique vertueuse contre l'hérésie que souligne le film évoque redoutablement la haine antisémite vertueuse actuelle, fanatique de même, qui semble ne plus connaître de frein contre un terrible déchaînement…

Ci-dessous, comme arrière-plan : l'affaire Mortara… Voir le film de Marco Bellocchio sur l'histoire d'Edgardo Mortara. Dans le film, intitulé L'enlèvement, parmi les musiques qui l'accompagnent :

— la scène onirique de la décrucifixion d'un crucifix, musique d'après Arvo Pärt, Cantus in Memoriam Benjamin Britten :


— la scène de l'enlèvement nocturne d'Edgardo Mortara, musique d'après Sergei Rachmaninov, L'île des morts :


samedi 23 août 2025

Vie juste ?

“Il n’y a pas de vie juste dans un monde faux.” (Theodor Adorno, Minima Moralia, 1944, Payot 1983)

Relecture par Adorno de ce que l’on doit à Augustin… On doit à Augustin la relecture lucide comme péché originel, c’est-à-dire fait moral, participé par tous (“un monde faux”), de l’exil métaphysique et de son illustration par le mythe origénien de la chute depuis la préexistence. On sait où conduit le rejet moderne du péché originel… et de la morale !…

Le péché orginel dit à juste titre la dégradation morale, aspect incontournable, le pôle ex-nihilo de l’être émané du créateur, selon un acte volontaire qui le produit selon son image, mais ipso facto dégradée.

RP


mercredi 20 août 2025

Les ex-châteaux cathares devenus "forteresses royales"

“L'an 1244 fut pris, dans le diocèse de Toulouse, un castrum inexpugnable. Deux cent vingt quatre hérétiques y furent brûlés”. Gérard de Frachet, o.p., décédé en 1271 (cité par Michel Roquebert, L'épopée cathare, vol.IV)
Image : reconstitution hypothétique de la butte de Montségur avant la conquête royale



… Œuvre d'un “comité scientifique” (Association Mission Patrimoine Mondial) chargé du dossier en vue d'un classement par l'Unesco, l'institution est censée suivre la thèse voulant qu'avant la conquête de ces lieux par la royauté française, il n'y ait rien eu sous les nouveaux remparts : captation ? remplacement ? substitution ? Comment faut-il appeler cela ? L'Unesco semble coutumière de l'adoption de ce genre d'avis “scientifiques”…

… On remplace, on substitue… Car AVANT cette substitution et reconstruction, il y avait bien quelque chose en ces lieux changés par la suite en “forteresses royales”. C'était des places fortes, nombreuses à avoir servi de refuge aux persécutés cathares (*) (encore faut-il qu'on leur concède d'avoir bien existé !), d'où la légitimité de l'ancienne appellation : “châteaux cathares”, même si les cathares n'étaient évidemment pas des bâtisseurs de châteaux. Ils y ont pourtant bien été pourchassés.

L'Unesco est apparemment coutumière du fait, disais-je :
Le 18 octobre 2016 la même Unesco approuvait une résolution sur les problèmes Israël-Palestine, postulant qu'avant la colonisation arabe de ladite terre au VIIe siècle, colonisation arabe qui faisait elle-même suite à la colonisation romaine puis byzantine, il n'y a aurait rien eu : la destruction des symboles juifs, comme le temple en 70, aurait vu disparaître la population juive : sa soumission par Rome puis par les Arabes aurait impliqué qu'il n'y avait plus de juifs (il y en a toujours eu, leurs descendants fussent-il parfois, pour certains, pas pour tous, convertis au christiansime sous la colonisation byzantine ou à l'islam sous la colonisation arabe, puis turque).
L'Unesco suivait donc, en 2016, la thèse de l'occultation totale du fait qu'il y avait là d'abord un temple, thèse qui se traduisait par la disparition du nom “Mont du Temple" pour ne retenir que celui de sa reconstruction ultérieure en Al-Aqsa Mosque/Al-Haram Al Sharif

Comme aujourd'hui, en ex-terre d'Oc, les forteresses reconstruites — comme l'a montré Michel Roquebert écrivant sur ces “citadelles du vertige” (**) — en “forteresses royales”, recouvrent sous l'oubli et l'occultation, selon la thèse “scientifique” proposée à l'Unesco, plusieurs lieux de refuge (*) des cathares disparus.

RP

(*) Châteaux ayant servi de refuge aux cathares :
Montségur : C’est le plus célèbre, véritable place forte cathare. Il abrita la communauté et l’Église cathare, assiégée en 1243-1244. Plus de 200 cathares y périrent sur le bûcher à la reddition.
Quéribus : Après la chute de Montségur, il servit de dernier refuge à certains cathares qui s’y replièrent. Il fut l’une des deux dernières places fortes à tomber.
Puilaurens : A accueilli des cathares persécutés, bien que le château n’ait pas subi d’assaut majeur. Il reste un site avéré d’accueil de cathares.
Roquefixade : Également mentionné comme ayant servi de refuge et de lieu de résistance pour les albigeois cathares.
Lastours (ensemble de 4 châteaux) : Sous le site croisé de Lastours, Cabaret fut un pôle important pour l’activité religieuse cathare et a abrité notamment des maisons d’évêques cathares. Il fut assiégé à deux reprises, résistant longtemps à la Croisade.
Termes : Fut soutenu par des seigneurs favorables aux cathares et subit un siège, mais il est plus symboliquement associé à la Croisade qu’à un refuge actif de cathares.
D’autres châteaux, comme Peyrepertuse ou Aguilar, sont aujourd’hui inclus dans le parcours touristique dit du Pays cathare, mais leur rôle d’abri effectif pour les cathares est discuté.

(**) Pourquoi ne pas proposer ce titre, “citadelles du vertige”, qui aurait l'avantage de ne pas se prononcer sur la question de l'avant ou après conquête ?


Articles sur les cathares ICI, ICI, et ICI.

mardi 19 août 2025

Comment peut-on croire qu’ils n’aient pas existé ?



Il s’agit de l'hérésie cathare… L’idée de l’“invention” de l’hérésie en question a germé dans l’esprit de quelques participants à un colloque intitulé “Inventer l’hérésie ?” (Nice 1996, actes parus en 1998), titre avec un point d’interrogation, mais finissant par postuler sa réponse et débouchant finalement sur l'affirmation selon laquelle l’hérésie serait le fruit, sous-entendu dans le point d'interrogation, d’une invention de ses ennemis. L’idée est brillante mais commence par un déficit troublant : l'ignorance (délibérée ?) de la question théologique ! Décidément troublant quand on parle d’hérésie médiévale !

Ce pourquoi je n’ai jamais pu adhérer au postulat, ni aux débouchés et développements de cette idée de base — depuis la négation du nom cathare qui est attribué à l’hérésie par, entre autres, un concile œcuménique médiéval (Latran III, 1179) (rien que ça !), jusqu’à la non-prise en compte de ce que signifie un tel mot, référence allusive au dualisme de l'hérésie, qui fait alors souvent préférer à ce mot celui de “manichéisme”, ce terme qui désignait le dualisme avant que ce nouveau mot, “dualisme”, ne soit forgé au XVIIe siècle par Pierre Bayle…

S’ajoutent d’autres développements des partisans de l’“invention” de l’hérésie, depuis l’appui sur Raffaello Morghen lu très rapidement : dans les années 1950, l’historien italien insiste pertinemment sur la dimension de protestation morale de l’hérésie, sans nier pour autant sa spécificité dogmatique : dualiste, i.e. au Moyen Âge (avant l'existence du mot “dualiste”) manichéenne, ou cathare… Jusqu’à l'affirmation que le mot, cathare, serait apparu dans mouvements régionalistes occitans des années 1960… concédant parfois qu’il aurait été inventé au XIXe s. par l'historien protestant alsacien Charles Schmidt — au prix de l’oubli de Bossuet qui l’emploie deux siècles avant Schmidt pour contrer les protestants qui préfèrent parler d’Albigeois pour éviter la connotation dualiste de cathares. Schmidt ne fait que concéder à Bossuet qu’en regard des sources médiévales (qui ne sont pas que rhénanes !) il faut bien parler de cathares, i.e. manichéens… Et, last but not least, l’ignorance totale de l'œuvre de Jean Duvernoy qui, dès les années 1970, mettait en lumière l'essentiel, la thèse utile, des affirmations des partisans de l’“invention”…

On pourrait multiplier les exemples des déficits de la thèse de l’“invention”, dont la faille première est l’ignorance (délibérée ?) de la question théologique… Ce pourquoi je n’ai jamais pu adhérer à cette thèse qui semble avoir fini par emporter une adhésion médiatique assez vaste : je suis entré en étude du catharisme par la théologie de Thomas d’Aquin, sans m’être tout d’abord penché sur la question cathare. Sauf une note de bas de page de mon mémoire de maîtrise, soutenu en Janvier 1984, première interrogation dans un travail qui s'intéressait à la découverte de la nature via l'Aristote arabe par ce théologien du XIIIe siècle, découverte à la base de sa relecture d’Augustin, qui serait aussi celle des Réformateurs, notamment Calvin.

Mon interrogation d’alors, au cœur du constat de cette lecture similaire d’Augustin : pourquoi Thomas avait-il besoin d’aller risquer d’être taxé d’hérésie (et il verra plusieurs de ses thèses condamnées deux ans après sa mort, en 1277 par l’évêque de Paris, avec l'aristotélisme averroïste visé) ? Pourquoi ce risque : ne pouvait-il pas se contenter de son Augustin en l'état, comme tout le monde ? Mais voilà, il se trouve qu’il est entré, au grand dam de ses proches, chez les dominicains, dont la vocation initiale, celle de Dominique, est précisément de lutter contre l’hérésie “manichéenne” par la prédication et l'imitation de l’humilité des hérétiques : l'Ordre des Prêcheurs de Dominique sera mendiant. Or, à lire son introduction de sa Somme contre les Gentils, on voit clairement que Thomas s’intéresse à ces hérétiques que son ordre a vocation de combattre. C’est ce qu’en retiendra Guillaume de Tocco, son hagiographe du début XIVe siècle, au temps de la canonisation de Thomas : à la table du roi (saint) Louis IX, on le voit s'écriant “j’ai trouvé contre les manichéens !” Il a trouvé quoi ? Ce que lui ont indiqué les philosophes arabes, principalement Averroès (musulman) et Maïmonide (juif), ce qui pour lui s’interprête ainsi : si l’on veut être efficace contre les “manichéens” (i.e. “cathares”), qui attribuent la nature au Mauvais, on ne peut pas se contenter d’Augustin, pour qui elle est déficiente, abîmée par le néant. Il y faut, certes en le corrigeant, ce que les philosophes arabes ont reçu d’Aristote : une nature dont l’existence est positive en soi, relevant radicalement du Dieu créateur et bon. Et Thomas d'emboîter le pas à son maître, dominicain aussi, Albert le Grand, en introduisant Aristote dans la théologie chrétienne — à l’instar aussi du franciscain Bonaventure. Mais allant plus loin que son maître et que le franciscain, il renverse la problématique en partant carrément de l'Aristote arabe, certes en le corrigeant pour le rendre chrétiennement acceptable.

L'instrument conceptuel ainsi forgé par Thomas, non sans poser problème à l'institution catholique nettement embarrassée elle aussi, sera jugé suffisamment efficace, par les dominicains d’abord, avant d’être utilisé plus largement, pour être adopté.

La méthode sera fructueuse au point d’être même développée par les mêmes dominicains, élargie par exemple à la question du néant par son confrère Maître Eckhart : pour les cathares, d’après leurs textes (ignorés comme le reste de la théologie par la théorie de l’“invention” de l’hérésie), le néant est attribué, comme toute la création matérielle, au Mauvais. Thomas a pris en charge la question de la création matérielle, Maître Eckhart pensera le néant (ce qui lui vaudra condamnation aussi), comme ne relevant pas du Mauvais, mais au contraire de l’ultime, divin, empruntant pour sa part, essentiellement à Maïmonide, sa théologie négative. Deux exemples de théologiens dominicains attelés à poser une autre théologie que celle sur laquelle s’appuyait le catharisme (aussi bien que le pouvoir temporel de la hiérarchie papale).

La question demeure : comment peut-on croire que les hérétiques n'aient pas existé, notamment si l’on admet que les dominicains des XIIIe et XIVe siècles ont existé, eux et leur théologie ? À moins que l’on ne fasse l'impasse sur leurs théologies respectives…

RP

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dimanche 17 août 2025

“Donnez-moi un enfant jusqu’à l’âge de sept ans, je vous montrerai l’homme.”



La formule est attribuée souvent à Aristote, plus souvent à Ignace de Loyola et aux jésuites. Si rien n’atteste que l’un ou les autres en soient les auteurs, tout atteste la vérité du dicton. Quatre exemples (parmi tant d’autres !) :

Les mamelouks. Leur nom, issu de l’arabe “mamlûk”, signifie “possédé” ou “esclave”. Arrachés à leur terre natale dès l’enfance, ils étaient principalement d’origine circassienne, turque, ou d’Asie centrale, de provenances religieuses diverses, principalement païens ou chrétiens, enlevés et vendus très jeunes puis convertis à l’islam et formés pour la guerre. En Égypte et en Syrie, ils finirent par former une élite militaire musulmane qui fonda sa propre dynastie : le sultanat mamelouk régna sur l’Égypte de 1250 à 1517, avant d’être renversé par les Ottomans. Ils jouèrent encore un rôle important jusqu’à l’invasion de l’Égypte par Bonaparte en 1798, puis furent définitivement éliminés par Muhammad Ali Pacha au début du XIXᵉ siècle.

L’affaire Mortara. Edgardo Mortara, un garçon juif de 6 ans vivant à Bologne, est enlevé à sa famille par les autorités papales pour être élevé dans la foi catholique. Le motif : on a découvert que leur ancienne nourrice, catholique, avait secrètement “ondoyé” Edgardo pendant une maladie, pour le protéger des limbes ou de l’enfer, croyant qu’il risquait de mourir. Selon la loi des États pontificaux de l’époque, un enfant ainsi baptisé ne pouvait rester dans une famille juive, car il était considéré comme chrétien. L’enlèvement intervient la nuit du 23 juin 1858.
À l'âge de 16 ans, Edgardo Mortara entre au séminaire des chanoines réguliers du Latran à Poitiers. En 1873, il est ordonné prêtre dans l'ordre des Augustins sous le nom de “Révérend Père Pio Maria Mortara”. Il a ensuite mené une carrière de missionnaire pontifical, prêchant en Europe, notamment en Italie, en France, en Espagne, et en Allemagne, ainsi qu’aux États-Unis, où son prosélytisme auprès des juifs a suscité des réserves. Il s’est retiré en 1906 à l’abbaye du Bouhay, près de Liège, où il est décédé en 1940 à l’âge de 88 ans. Son corps repose dans la sépulture des Chanoines Réguliers du Latran. (Voir l'excellent film, L’enlèvement, réalisé par Marco Bellocchio, sorti en 2023.)

Le “placement” des enfants ukrainiens élevés très jeunes dans la Russie de Poutine… Qu’en adviendra-t-il ? Qu’adviendra-t-il de leur ukrainianité ?

La jeune fille gazaouie admise à Sciences Po Lille en 2025 grâce à une bourse et un visa étudiant accordés dans le cadre d’un programme destiné aux étudiants gazaouis. On s’étonne un peu plus tard de découvrir qu’elle publiait sur X des messages antisémites, allant jusqu’à la louange d’Hitler, avant de l’exfiltrer vers le Qatar, un des principaux soutiens du Hamas, tandis qu’un organisme comme France Universités défend le maintien du programme qui vise à accueillir en France des étudiants étrangers en situation d’urgence, notamment Gazaouis — jugeant donc exceptionnel le cas de cette jeune femme.
Juste que le Hamas est au pouvoir à Gaza depuis 20 ans, que tous les jeunes gazaouis de moins de 25 ans ont reçu toute leur éducation sur la base des manuels scolaires utilisés à Gaza, notamment ceux publiés par l’Autorité palestinienne et utilisés dans la bande de Gaza, qui ont été récemment dénoncés pour véhiculer des contenus antisémites. Les nouveaux manuels, introduits en septembre 2024, continuent selon un rapport d’IMPACT-se d’inciter à la haine des juifs, glorifier le martyre et le jihad, et véhiculer une rhétorique déshumanisante des Israéliens et des juifs, notamment en littérature, histoire et même en mathématiques — manuels financés par l’UE. Si le financement par l’UE est ancien, les versements importants et ciblés se sont intensifiés depuis 2021, avec une montée notable en 2024 et un plan d’aide accru prévu jusqu'en 2027. Le Parlement européen a conditionné en avril 2024 son aide financière à la réforme de ces contenus. Malgré cela, les manuels demeurent imprégnés de cette rhétorique et les écoles continuent d’exposer les élèves à des messages glorifiant la “résistance” armée et la haine, enracinant un cadre d’éducation marqué par la violence et l’hostilité.
Ces manuels omettent également la Shoah et proposent des représentations biaisées et radicales du conflit israélo-palestinien, faisant de ces supports pédagogiques un terreau propice à l’extrémisme (et aux progroms façon 7 octobre) dans la région.
Un “enseignement” que ne questionnent pas les politiques français qui disent “soutenir les Palestiniens”, éduqués par le Hamas, comme les possesseurs des mamelouks prétendaient les soutenir en leur inculquant leur nouvelle religion, comme le Vatican prétendait soutenir son “protégé” juif ou Poutine soutenir via une bonne éducation russe les enfants ukrainiens…
Comment un jeune, éduqué depuis la maternelle ou l’école primaire selon ces manuels antisémites peut-il avoir les moyens de penser autrement que cette jeune Gazaouie ?

“Donnez-moi un enfant jusqu’à l’âge de sept ans, je vous montrerai l’homme”… Ou… un avenir désespérant !

mardi 12 août 2025

Visionnaire Jankélévitch (1965)

“L'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d'être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort.” (Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible, 1965)

mercredi 6 août 2025

Il y a 80 ans...

Hiroshima était la cible prioritaire pour le bombardement. Le 6 août 1945, le temps était clair au-dessus de la ville. Le B-29 Enola Gay piloté par Paul Tibbets était parti à 2h45 de l'île de Tinian. L'avion transportait avec lui la bombe Little Boy. Celle-ci fut armée en vol par le capitaine de marine William Parsons après le décollage.

Le second lieutenant, Morris R. Jeppson, fut le dernier à toucher la bombe lorsqu'il plaça les fusibles d'armement. Peu avant 8h15, Enola Gay arriva au-dessus de la ville. L'ordre de bombarder fut donné par Tibbets, le major Thomas Ferebee s'exécuta en visant le pont Aioi en forme de « T », celui-ci constituant un point de repère idéal au centre de la ville. Peu après 8h15, la bombe Little Boy sortit de la soute à une altitude de 9 450 m. À 8h16m2s, après environ 43 secondes de chute libre, activée par les capteurs d'altitude et ses radars, elle explosa à 580 mètres à la verticale de l'hôpital Shima, en plein cœur de l'agglomération, à 170 m au sud-est du pont visé, libérant une énergie équivalente à environ 15 000 tonnes de TNT.




Une énorme bulle de gaz incandescent de plus de 400 mètres de diamètre se forma en quelques fractions de secondes, émettant un puissant rayonnement thermique. En dessous, la température des surfaces exposées à ce rayonnement s'est élevée un bref instant, très superficiellement, à peut-être 4000°C. Des incendies se déclenchèrent, même à plusieurs kilomètres. Les personnes exposées à ce flash furent brûlées. Celles protégées à l'intérieur ou par l’ombre des bâtiments furent ensevelies ou blessées par les projections de débris quand quelques secondes plus tard l'onde de choc arriva sur elles. Des vents de 300 à 800 km/h dévastèrent les rues et les habitations. Le long calvaire des survivants ne faisait que commencer alors que le champignon atomique, aspirant la poussière et les débris, débutait son ascension de plusieurs kilomètres.

Un énorme foyer généralisé se déclencha rapidement avec des pics de température en certains endroits. Si certaines zones furent épargnées lors de l'explosion, elles devaient par la suite affronter un déluge de feu causé par les mouvements intenses des masses d'air.

Enola Gay avait entre-temps effectué un virage serré à 155° vers le nord-ouest et rebroussait chemin. Les membres de l'équipage, protégés par des lunettes, purent assister à l'explosion. Bob Lewis, le copilote d'Enola Gay, s'écrie : « Mon Dieu, qu'avons-nous fait ? Même si je vis cent ans, je garderai à jamais ces quelques minutes à l'esprit. »

Quelques heures après l'explosion, le nuage atomique ayant atteint des zones plus froides et s'étant chargé d'humidité, la pluie se mit à tomber sur Hiroshima. C'était une pluie qui contenait des poussières radioactives et des cendres qui lui donnaient une teinte proche du noir. C'est pour cela que cette pluie a été désignée par le terme de « black rain » dans la littérature anglo-saxonne.

Ces poussières ont porté sur une zone de 30 x 15 km2 au nord-ouest du point d’explosion.




Le matin du 9 août 1945 à 3h49, le B-29 Bockscar partit de Tinian en direction du Japon. À son bord, la bombe Fat Man.

À 11 h 02, une percée dans les nuages sur Nagasaki permit au bombardier de Bockscar, le capitaine « Kermit » Beahan, de viser la zone prévue, une vallée avec des industries. Fat Man fut alors larguée et explosa à 469 mètres d'altitude…



Orchestral Manœuvres in the Dark - Enola Gay


« 6 août [1966]. J’ai fait un rêve interminable : il s’agissait d’une guerre atomique entre l’Amérique et la Chine. Jamais à l’état de veille je n’aurais pu concevoir vision pareille ni détails plus affreux, plus magnifiques : une splendeur d’enfer. Tout l’avenir se déroulait là, dans mon cerveau. Les anciens avaient raison d’accorder une valeur prophétique aux rêves : toutes nos peurs secrètes s’y projettent, toutes nos peurs clairvoyantes. » (Emil Cioran, Cahier de Talamanca, Mercure de France p. 19)

« Avec l’expression ‘holocauste nucléaire’ la société humaine tout entière a assumé l’idée de sa propre consommation sacrificielle. (Non pour obtenir quelque chose, mais pour expier tout.) » (Guido Ceronetti, Le silence du corps, trad. André Maugé, LdP p. 85)

« Après une demi-heure, tout ce qui se trouve au-dessous de nous sera devenu un unique Hiroshima, une terre qui ne conservera pas la moindre trace du fait que nous avons été là. Regarde en bas : cette planète sans hommes au-dessous de toi — n'est-elle pas peut-être déjà la terre après ce jour ? » (Günther Anders, Hiroshima est partout (Hiroshima ist überall), 1982)

Tragique intuition ? : « […] en ce jour, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. » (2 Pierre 3, 10)




Cf. "Journal de la bombe, une vie atomique" (France culture)