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mercredi 25 juin 2025

"Une sorte d’horreur submerge toute l’âme"



“Dans le meilleur des cas, celui que marque le malheur ne gardera que la moitié de son âme.

Ceux à qui il est arrivé un de ces coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé, ceux-là n’ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens qu’ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n’ont jamais eu contact avec le malheur proprement dit n’ont aucune idée de ce que c’est. C’est quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose, comme les sons, dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d’état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à l’égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment, c’est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des malades et même la résurrection d’un mort.
[…]
Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu’un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d’horreur submerge toute l’âme. Pendant cette absence il n’y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c’est que si, dans ces ténèbres où il n’y a rien à aimer, l’âme cesse d’aimer, l’absence de Dieu devient définitive. Il faut que l’âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d’elle-même. Alors un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. Mais si l’âme cesse d’aimer, elle tombe dès ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l’enfer.”

(Simone Weil, L’Amour de Dieu et le malheur, Œuvres, Quarto p. 694-695)

*

Simone Weil écrit cela en 1942. Depuis, il y a eu la connaissance de la Shoah…

Elie Wiesel à Auschwitz, adolescent enfermé dans un camp — qui vient de comprendre que l'odeur atroce que dégage une sombre fumée,… est celle de ses parents, — assiste à la pendaison d'un jeune garçon. Dieu demeure dans le silence. Une voix parmi les hommes derrière lui murmure douloureusement : "Où est ton Dieu ? Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : — Où est-il ? Le voici — il est pendu ici à cette potence…"
(Elie Wiesel, La nuit, éd. de Minuit 1958, p. 121-122)

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Cioran, en 1952 :

“Par l'intensité de ses conflits, le XVIe siècle [celui du tableau de Jérôme Bosch ci-dessus, L'Enfer] nous est plus proche qu'aucun autre ; mais je ne vois pas de Luther, de Calvin en notre temps. […] — Si l'allure nous fait défaut, nous marquons toutefois un point sur eux : […] La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour eux sa double face. Pour nous, il n'y a plus d'élus.”
(Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, Œuvres, p. 770)


mardi 13 mai 2025

Comme le papillon dans la flamme


Simone Weil, Pensées sans ordre sur l’amour de Dieu et autres textes, folio sagesses 2013, p. 23 :
“Notre être même, à chaque instant, a pour étoffe, pour substance, l'amour que Dieu nous porte. L'amour créateur de Dieu qui nous tient dans l'existence n'est pas seulement surabondance de générosité. Il est aussi renoncement, sacrifice. Ce n'est pas seulement la Passion, c'est la Création elle-même qui est renoncement et sacrifice de la part de Dieu. La Passion n'en est que l'achèvement. Déjà comme Créateur Dieu se vide de sa divinité. Il prend la forme d'un esclave. Il se soumet à la nécessité. Il s'abaisse. Son amour maintient dans l'existence, dans une existence libre et autonome, des êtres autres que lui, autres que le bien, des êtres médiocres. Par amour il les abandonne au malheur et au péché. Car s'il ne les abandonnait pas, ils ne seraient pas. Sa présence leur ôterait l'être comme la flamme tue un papillon.”

Une réflexion de Simone Weil qui rejoint l’enseignement du judaïsme (que Simone Weil n’a pas reçu) sur le tsimtsoum, le retrait de Dieu pour que la Création advienne :
“Dieu commence par se retirer de lui-même, en lui-même. Par cet acte, il laisse au vide une place en son sein. Il se retire […], il crée un espace pour le monde à venir. […] Pour se manifester, il aura fallu qu'au préalable il se retire, qu'il laisse place à un néant à partir duquel la Création est possible.” (Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum, Introduction à la méditation hébraïque, Albin Michel, 1992, p. 31)

Voir aussi, dans la mystique musulmane, Ahmad Ghazâli, Les intuitions des Fidèles d’amour, trad. Henry Corbin :
“Le papillon qui est devenu l’amant de la flamme, a pour nourriture, tant qu’il est encore à distance, la lumière de cette aurore. […] Mais il lui faut continuer de voler jusqu’à ce qu’il la rejoigne. Lorsqu’il y est arrivé, […] c’est lui qui est la nourriture de la flamme. […]”

C’est là « la nostalgie du “Trésor caché” aspirant à être connu [, qui] est le secret de la Création », nous dit Henry Corbin, dans L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn ‘Arabî, éd. Aubier [1958] 1993, p. 121. Ce trésor caché est la beauté de Dieu, ce secret de la Création, qui habite la quête de cette lignée mystique qui va de Hallaj à Ibn ‘Arabi.

Un enseignement qui donne la Création comme un don de Dieu qui partage sa splendeur. Une Création qui relève d’un don de bonté, comme malgré tout. Dieu s'absente, dans le tsimtsoum, pour que le monde puisse advenir — “s'il n’abandonnait pas les hommes, ils ne seraient pas” (S. Weil). Nous n’adviendrions pas…

Mais “Son amour maintient dans l'existence […] des êtres autres que lui, autres que le bien, des êtres médiocres” (S. Weil).

“Je ne me pardonne pas d’être né. C’est comme si, en m’insinuant dans ce monde, j’avais profané un mystère, trahi quelque engagement de taille, commis une faute d’une gravité sans nom. Cependant il m’arrive d’être moins tranchant : naître m’apparaît alors comme une calamité que je serais inconsolable de n’avoir pas connue.” (Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né, Œuvres p. 1279)

Un malgré tout du “trésor caché” qui se dévoile pour le bien, malgré tout, d’une Création à advenir. “Quelle est la principale fin de la vie humaine ? demande le premier point du catéchisme de Calvin :
C'est de connaître Dieu.
Pourquoi ?
Parce qu'il nous a créés et mis au monde pour être glorifié en nous. Et c'est bien raison que nous rapportions notre vie à sa gloire puisqu'il en est le commencement.
C’est là le souverain bien des hommes.”


Matthieu 13, 44 : “Le Royaume des cieux est comparable à un trésor caché”.

PS :
"Mes brebis écoutent ma voix ; je les connais, et elles me suivent." (Jean 10, 27)
Or, quelle est la fin des brebis en ce temps ? Donner leur lait, leur laine, leur viande… par leur mort…
Cela pour entrer dans la vie d'éternité : "Je leur donne la vie éternelle ; et elles ne périront pas pour l'éternité, et personne ne les ravira de ma main." (Jean 10, 28)