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vendredi 29 août 2025

Trois fléaux, trois menaces


Illustration : Maggie Hall


« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme, lequel eut l'imprudence d'affirmer : “Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…” L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commentateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, Gallimard, 1979, p. 60-61)

« Le jour du Seigneur viendra comme un voleur ; en ce jour, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. » (2 Pierre 3.10)

1er fléau, la menace écologique que l’on ne corrigera pas. Trop inféodés au capitalisme consumériste (y compris les tenants de la gauche “radicale” comme l'avait été le communisme soviétique — cf., entre autres, Tchernobyl). Entre autres vérifications du fait qu’on ne corrigera rien : le refus récent, à Genève, de l'accord sur la limitation des plastiques (cf. l'analyse de J.-P. Sanfourche sur Forum protestant) : géré par autant de pays et lobbys qui ne veulent pas d’accord, tous inféodés à Mammon, y compris le commun des mortels qui tenons à notre consumérisme / « Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. » (Matthieu 6.24 ; cf. // Luc 16.13)

2e fléau, lié au premier, les replis identitaires sur les intérêts à court terme de chacun, chaque nation : « Une nation s’élèvera contre une nation, et un royaume contre un royaume » (Matthieu 14.7). Les identitarismes — russe, tentant de conquérir l’Ukraine, fût-ce au prix de bombardements des civils (ou : "Les Américains vont s'entendre avec les Russes et leur laisser l'Europe", aurait estimé Cioran en 1986 selon Anca Visdei, Cioran ou le gai désespoir, L'Archipel p. 383) ; repli américain, taxant le monde entier et méprisant la menace écologique ; ou les nostalgiques des communismes meurtriers du XXe siècle (nostalgie russe aussi, et nord-coréenne ou chinoise), ne dédaignant pas de s’allier avec l’identitarisme de l’islam politique (pourtant auto-suicidé — pléonasme volontaire — contre les tours de New York, cela confirmé le 7 octobre 2023), apparemment très opposé à toute gauche “radicale” ou “wokiste”, mais de facto similaire quant aux nostalgies meurtrières.

3e fléau, tous ces identitarismes ont “bénéficié” de la prolifération nucléaire et se sont dotés, ou essaient de se doter de la Bombe (de beaucoup de bombes, de nos jours toutes 100 fois plus puissantes que celle d'Hiroshima)… jusqu’au jour où, si les guerres en multiplication et la menace écologique n’ont pas accompli la catastrophe, tel ou tel “dérapage” nucléaire s’en chargera… hâtant le jour où « les cieux enflammés se dissoudront et les éléments embrasés se fondront » (2 Pierre 3.12).


Søren Kierkegaard, « nous demande d'imaginer un très grand navire confortablement aménagé. C'est vers le soir. Les passagers s'amusent, tout resplendit. Ce n'est que liesse et réjouissance. Mais sur le pont, le capitaine voit un point blanc grossir à l'horizon et dit : "La nuit sera terrible". Il distribue les ordres nécessaires aux membres de l'équipage. Puis, ouvrant sa Bible, il lit juste ce passage : "Cette nuit-même, ton âme te sera redemandée". Pendant ce temps. Dans les salons on continue de festoyer. Les bouchons de champagne sautent. L’orchestre joue de plus en plus fort. On boit à la santé du capitaine. Et "La nuit sera terrible".

« Kierkegaard imagine alors une situation plus effrayante encore. Les conditions sont exactement les mêmes avec cette différence que, cette fois-ci, le capitaine est au salon, rit et danse, il est même le plus gai de tous. C'est un passager qui voit le point menaçant à l'horizon. Il fait demander au capitaine de monter un instant sur le pont. Il tarde ; enfin il arrive. Mais il ne veut rien entendre et plaisantant, il se hâte de rejoindre en bas la société bruyante et désordonnée des passagers qui boivent à sa santé dans l'allégresse générale. Et il adresse ses remerciements chaleureux".

« Le monde occidental en général et ses Églises en particulier
— commente le professeur Jean Brun qui cite Kierkegaard en 1976, deux ans après le premier “choc pétrolier” — ressemblent de plus en plus à ce navire que le point menaçant à l'horizon engloutira lorsqu'il deviendra typhon. Tout le monde danse dans les salons. Les capitaines sablent le champagne et maudissent les pessimistes qui scrutent l'horizon et qui n'ont confiance ni dans le dieu Progrès ni dans les capacités des Grands Timoniers qui prétendent tenir solidement la barre et diriger fermement le navire social alors qu'ils ne font que l'infléchir selon les courants définis par les sondages d'opinions, cette boussole sans Nord prise aujourd'hui comme compas suprême. » (Jean Brun, citant Søren Kierkegaard, Note du Journal de 1855, dans L'Instant, trad. P.-H. Tisseau, 1948, p. 247 — in « Sablons le champagne », Foi et vie, Janvier-Février 1976.)

*

PS : « Un jour, un incendie se déclara dans les coulisses d’un grand théâtre. Un clown, qui venait juste de jouer son rôle dans le spectacle, revint sur la piste pour en avertir le public : Sortez, sortez vite, le théâtre est en feu ! Les spectateurs, pensant tout de suite que ce n’était qu’une bonne blague faisant partie du spectacle, se mirent à rire et à applaudir. Le clown répéta alors l’avertissement : Sortez ! Mais sortez donc ! Malheureusement, plus il insistait, plus les applaudissements augmentaient.
Je pense que c'est ainsi que le monde périra, dans l'exultation générale des têtes spirituelles croyant qu'il s'agit d'une plaisanterie. »
(Søren Kierkegaard, Ou bien… ou bien, coll. Bouquins p. 38)



Illustration : Lonni Sue Johnson

vendredi 21 juin 2024

Un antisémite est forcément négrophobe



« De prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : “Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous.” Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : “un antisémite est forcément négrophobe.” Et il précisait : “Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences, de mes lâchetés manifeste l’homme.” » (Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952 [Points Seuil 2015 p. 119])

Quand LFI s'avère avoir glissé à l'extrême droite


*

Jean-Paul Sanfourche m'écrit :

La lecture de Fanon, en ces temps troublés, pourrait assurément aider certains sourds et aveugles à trouver aujourd’hui quelques repères, à moins qu’ils n’entretiennent leurs handicaps pour cultiver leurs radicalités sournoises !

J’ai retrouvé le passage de Peau noire, masques blancs (1952) – que tu connais évidemment – dans lequel Fanon fait l’expérience personnelle de ce rapprochement, même si les Réflexions sur la question juive de Sartre (1946) l’ont aussi certainement influencé. Dans le malaise profond et préoccupant que nous traversons, peut-être serait-il bon que nous le relisions tous :

« C’est au nom de la tradition que les antisémites valorisent leur "point de vue". C’est au nom de la tradition, de ce long passé d’histoire, de cette parenté sanguine avec Pascal et Descartes, qu’on dit aux Juifs : vous ne sauriez trouver place dans la communauté. Dernièrement, un de ces bons Français déclarait, dans un train où j’avais pris place : "Que les vertus vraiment françaises subsistent, et la race est sauvée ! À l’heure actuelle, il faut réaliser l’Union nationale. Plus de luttes intestines ! Face aux étrangers (et, se tournant vers mon coin), quels qu’ils soient."
Il faut dire à sa décharge qu’il puait le gros rouge ; s’il l’avait pu, il m’aurait dit que mon sang d’esclave libéré n’était pas capable de s’affoler au nom de Villon ou de Taine.
Une honte !
Le Juif et moi : non content de me racialiser, par un coup heureux du sort, je m’humanisais. Je rejoignais le Juif, frères de malheur.
Une honte !
De prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : "Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par-là que j’étais responsable dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors, j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe." »


Fanon évoque l’antisémitisme « canal historique », si l’on peut dire, qui a nourri le Front National, avec lequel le Rassemblement National aurait rompu. L’antisémitisme de LFI, sous les oripeaux de l’antisionisme, est une stratégie électorale, instrumentalisant politiquement le conflit Hamas-Israël. Ce ne serait, selon Arié Alimi et Vincent Lemire, « qu’un antisémitisme contextuel » (Le Monde, 21 juin 2024). Comment cette pseudo distinction politiquement opportuniste pourrait-elle nous faire oublier que toute judéophobie est porteuse de haines et de violences ? Oui, tu as raison, LFI a « glissé » vers l’extrême droite et l’a rejointe.

Ceux qui instillent la haine (xénophobie et antisémitisme), la suscitent et l’exploitent sans complexe, la banalisent en en faisant un argument électoral voire un élément de programme politique à part entière, portent la responsabilité des futures fractures sociales et des violences qu’elles entraîneront immanquablement, quelle que soit l’issue de ces élections législatives à haut risque.

Fanon à raison de penser spontanément que le propos de son professeur avait une portée universelle. Portée qu’il conserve d’ailleurs dans le constat final qu’« un antisémite est forcément négrophobe ». C’est cette universalité qui doit éveiller nos consciences. Car, quand le ressentiment et la haine inspirent des campagnes politiques et motivent des choix électoraux, alors il n’y a plus ni juifs, ni noirs, ni blancs, ni jaunes, etc.., il n’y a plus que la haine et le rejet de l’autre. Et l’autre ce peut-être nous, c’est aussi nous, ce sera nous peut-être au bout d’un terrible chemin, pour peu que nous pensions différemment et que nous osions l’exprimer au nom de nos valeurs, de nos cultures et nos identités profondes.

L’antisémitisme équivaut au rejet de l’autre quel qu’il soit dans sa différence. Ce qui me fait dire ce que je pense et vis aujourd’hui profondément, douloureusement – et ce n’est pas un slogan de réseaux sociaux - : « Nous sommes tous juifs ».

Car nous serons tous, à des degrés divers, les victimes de décisions irréfléchies, d’impardonnables renoncements politiques, moraux, éthiques, d’abjects ralliements ou marchandages contre nature, et d’inavouables lâchetés.
JP.Sanfourche



King Crimson - Epitaph (1969)



Cf. Boris Cyrulnik : « Mélenchon, c’est l’extrême droite »
Et ICI, la menace qui pèse.


jeudi 1 février 2024

Shoah



Contre la concurrence des mémoires. Le nazisme, un débouché :
« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. » (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme)



Cf. aussi "Exploiter les masses, exploiter la race. Une histoire du capitalisme" (avec Sylvie Laurent)

*

Ci-dessous un commentaire de Jean-Paul Sanfourche, qui nous situe entre désespérer et prier. En écho, Cioran écrivant : « L’enfer c’est la prière inconcevable »…

Jean-Paul Sanfourche :
Abondance de documents et de références dans ce blog au chapitre « De plus » en date du 1er de ce mois. Matière à réfléchir. Peut-être à désespérer.
À prier aussi.

Lanzmann, Césaire, Sylvie Laurent.
Shoah, Colonialisme, Capitalisme racial.


Des violences de même nature, qui se nourrissent aux mêmes sources. Qui alimentent encore et toujours un fleuve dont rien ne semble vouloir arrêter le cours. Sous l’égide d’un universalisme né avec le colonialisme, l’agressivité impérialiste sévit sans relâche. Il faut effectivement relire Edgard Quinet, cité dans ce discours par Césaire, pour comprendre, à travers la chute de Rome, son effet destructeur. Celui que nous sommes en train de vivre, parfois dans une monstrueuse inconscience, une complicité aveugle. Dans cette irrésistible « dynamique », nos apathies, au mieux nos révoltes impuissantes, sont nos culpabilités.
A ces documents d’une irréprochable actualité, je me permets d’associer un extrait du journal de Imré Kertész (L’Observateur, p.180-181), afin de comprendre « de quoi il s’agit en réalité ».

Les petits totalitarismes (le nazisme, le communisme etc.) ne sont en fait que les reflets du grand totalitarisme de plus en plus dynamique qu’en général – en comparaison avec ces petits totalitarismes – on appelle liberté, liberté politique. Plus précisément : ces totalitarismes et fondamentalismes nationaux sont des tentatives d’abandon ou de rupture de la laisse que leur a passée au cou la dynamique qui dicte la démarche du monde – principalement l’économie et la finance américaines. Les idéologies qui sont les principes dominants de ces petits totalitarismes faussent cette réalité si parfaitement que les dirigeants politiques de ces totalitarismes eux-mêmes ne connaissent pas exactement le contenu réel de leur activité et de leur but (…) Au début du soviétisme transparaissait encore « quelque chose d’autre », une sorte de résignation concernant les bien matériels, l’idéal de la vie communautaire, mais cela n’a duré qu’un moment (…) l’essentiel est que le diable niche dans les choses – la grande dynamique, la défense contre la liberté qui écrase tout va encore souvent prendre la forme de différents fascismes et ce n’est pas tout : outre l’antiaméricanisme criard et viscéral, personne ne saura de quoi il s’agit en réalité. »

C’est certainement ce « quelque chose d’autre » qui fait écrire à Césaire en 1950, dans son discours publié par les éditions communistes Réclame :

« C’est une société nouvelle qu’il nous faut, avec l’aide de tous nos frères esclaves, créer, riche de toute la puissance productive moderne, chaude de toute la fraternité antique. Que cela soit possible, l’Union Soviétique nous en donne quelques exemples… » Union Soviétique qui participait (tout le monde l’ignorait alors) de ce « grand totalitarisme ». Césaire, dans l’exaltation stalinienne du « réalisme soviétique », ignorait lui aussi, qu’il espérait en un monde qui n’était qu’une nouvelle « machine à écraser, à broyer, à abrutir les peuples. » En 1953, de Moscou, Césaire loue « l’œuvre grandiose » de Staline. Il est bien évident qu’il ne pouvait jouer plus longtemps les « idiots utiles » du totalitarisme, ni s’en accommoder. Et sa lettre à Thorez, en 1956, date à laquelle il rompt avec le PCF, nous permet de mettre en perspective ce pamphlet, frappé au lyrisme enthousiaste des néophytes, sans rien lui ôter de sa force et de son actualité. Il écrit :
« La lutte des peuples coloniaux contre le colonialisme (…) est beaucoup plus complexe que la lutte de l’ouvrier contre le capitalisme français. »

Il faut aussi citer des écrits ultérieurs de Césaire, sans nullement vouloir atténuer son propos, mais pour mieux l’éclairer et ainsi éviter de fâcheux contre sens, qui seraient une injure à son égard :

« Je n’ai jamais accepté de considérer que tous nos malheurs venaient des autres. Bien sûr, c’est toujours la faute à quelqu’un : à l’Europe, à Napoléon, à qui l’on voudra… Oui, mais depuis, deux ou trois siècles se sont écoulés ! Et dans l’intervalle, de nombreuses nations ont réussi à s’en sortir. J’en suis donc persuadé : nous avons une part de responsabilité (…). Il faut que l’Afrique se fasse une raison et cherche des voies de son propre salut. » (Aimé Césaire, Revue Jeune Afrique, publié en 1966).

Césaire n’a jamais, comme on l’insinue parfois, désigné l’Occident comme l’unique coupable. Car il savait « de quoi il s’agit en réalité ». Il connaissait les « principes dominants ».

Prier ? Après Shoah, j’ai relu intensément la conférence de Hans Jonas (Le concept de Dieu après Auschwitz.) « Quel Dieu a pu laisser faire cela ? » Le Dieu de l’Histoire s’effacerait-il derrière ce Dieu souffrant, en devenir, en péril et soucieux ? Serait-il « en agonie jusqu’à la fin du monde » comme l’écrit Pascal, le janséniste ? Lui apportons-nous toute l’aide dont il aurait besoin, s’étant dépouillé de sa toute-puissance ?

Sentinelle, où en est la nuit ?

samedi 23 décembre 2023

"Le message de Noël arrive juste au bon moment"



Texte proposé par Jean-Paul Sanfourche


« … aujourd’hui, dans la ville de David, il vous est né
un Sauveur qui est le Messie, le Seigneur. » (Luc, 2,11)


C’est en ces termes émouvants que le pasteur Dietrich Bonhoeffer, du camp de concentration bavarois de Flossenburg, écrivait à sa fiancée, Maria von Wedemeyer :

« […] Combien est grand le danger de se sentir livré à un hasard aveugle, de quelle manière pernicieuse la méfiance et l’amertume s’insinuent-elles dans notre cœur, et avec combien de facilité cette idée puérile nous conquiert, comme si nous étions dans notre vie, nos chemins et nos destinées entre les mains des hommes – et lorsque tout cela nous assaille au point que nous ne pouvons guère plus nous défendre, alors le message de Noël arrive juste au bon moment. Il nous dit que toutes nos pensées sont fausses, que ce qui nous paraît mauvais et obscur est en vérité bon et lumineux, parce que cela vient de Dieu ; ce sont nos yeux seulement qui nous trompent ; Dieu est dans la crèche, la richesse dans la pauvreté, la lumière dans la nuit, le secours dans l’abandon ; il ne nous arrive rien de mal ; […] Il n’est pas question ici de l’impassibilité stoïque vis-à-vis de tous les événements extérieurs, mais d’une souffrance et d’une joie véritable, parce que nous savons que le Christ est là présent. Maria bien-aimée, fêtons Noël de cette manière. Sois au milieu des autres, aussi gaie qu’on ne peut l’être qu’à Noël. Ne t’imagine pas des images horribles de moi dans ma cellule, mais simplement que le Christ traverse aussi les prisons, et qu’il s’arrêtera dans la mienne. »

L’auteur du « Prix de la Grâce », fidèle à l’éthique de la « suivance » (Nachfolge) comme réponse à Celui qui appelle, y compris dans la souffrance, adresse cette lettre – une de ses dernières lettres – à sa fiancée, le 13 décembre 1944. Il savait que leurs « destinées » ne s’uniraient pas. Pour avoir défendu les juifs persécutés et conspiré pour mettre un terme à un régime abominable, ses jours étaient comptés. Il le pressentait. Et sur cet arrière-plan tragique, nul mieux que lui n’a parlé en si peu de mots du « message de Noël ». Tant d’épreuves, tant d’injustices, tant de douleurs et d’humiliations auraient pu être le terreau du doute – qu’il a connu et dépassé à la prison de Tregen. Faisant la part du monde et du Royaume, qu’il ne sépare jamais, les unissant dans une « réalité totale », il affirme et rappelle que nos destins ne dépendent pas des hommes mais de Dieu seul. Au venin des passions tristes, la méfiance, la crainte, l’amertume, le ressentiment, il oppose un détachement qui n’a rien de stoïque. Au creux même de sa vulnérabilité et de son impuissance, il se soustrait sans angoisse à l’injustice des hommes en se livrant avec une confiance sans réserve à Dieu, de tout son amour, de toute son âme, de toute sa pensée.

Noël, pour Bonhoeffer comme il le faudrait aussi pour nous, c’est l’affirmation de la présence vécue de Christ, déjà là, dans nos vies, dans nos moments lumineux et nos nuits intérieures. C’est le moment des vraies questions que nous devrions sans cesse nous poser à nous-mêmes : nous croyons penser juste mais peut-être nous trompons-nous ? Nos certitudes seraient-elles entachées d’erreur ? Car nous sommes incapables de penser « en vérité ». Nos faibles intelligences ne nous permettent pas de voir la lumière que masquent les ténèbres, ni de comprendre le dessein de Dieu. Nos certitudes ne seraient-elles que leurres ? Noël est le moment du dépassement de soi. Dépassement chez Bonhoeffer qui n’est pas le résultat d’un effort intellectuel et volontaire sur soi, ou l’aboutissement d’une philosophie, mais l’accomplissement intérieur d’une vraie liberté, celle que donne la foi. Accomplissement tel qu’un homme qui a tant donné, qui a tant souffert, qui sera pendu dans quelques jours, est capable, dans un raccourci impressionnant, dans une logique suggérée et fulgurante, de déclarer : « Dieu est dans la crèche […] il ne nous arrive rien de mal. »

Noël est « le bon moment » dans l’âme humaine. Mais n’oublions pas ce que prêche aussi Maître Eckhart : « Noël, c’est chaque jour. »

Jean-Paul Sanfourche