
Il s’agit de l'hérésie cathare… L’idée de l’“invention” de l’hérésie en question a germé dans l’esprit de quelques participants à un colloque intitulé “Inventer l’hérésie ?” (Nice 1998), titre avec un point d’interrogation, mais finissant par postuler sa réponse et débouchant finalement sur l'affirmation selon laquelle l’hérésie serait le fruit, sous-entendu dans le point d'interrogation, d’une invention de ses ennemis. L’idée est brillante mais commence par un déficit troublant : l'ignorance (délibérée ?) de la question théologique ! Décidément troublant quand on parle d’hérésie médiévale !
Ce pourquoi je n’ai jamais pu adhérer au postulat, ni aux débouchés et développements de cette idée de base — depuis la négation du nom cathare qui est attribué à l’hérésie par, entre autres, un concile œcuménique médiéval (Latran III, 1179) (rien que ça !), jusqu’à la non-prise en compte de ce que signifie un tel mot, référence allusive au dualisme de l'hérésie, qui fait alors souvent préférer à ce mot celui de “manichéisme”, ce terme qui désignait le dualisme avant que ce nouveau mot, “dualisme”, ne soit forgé au XVIIe siècle par Pierre Bayle…
S’ajoutent d’autres développements des partisans de l’“invention” de l’hérésie, depuis l’appui sur Raffaello Morghen lu très rapidement : dans les années 1950, l’historien italien insiste pertinemment sur la dimension de protestation morale de l’hérésie, sans nier pour autant sa spécificité dogmatique : dualiste, i.e. au Moyen Âge (avant l'existence du mot “dualiste”) manichéenne, ou cathare… Jusqu’à l'affirmation que le mot, cathare, serait apparu dans mouvements régionalistes occitans des années 1960… concédant parfois qu’il aurait été inventé au XIXe s. par l'historien protestant alsacien Charles Schmidt — au prix de l’oubli de Bossuet qui l’emploie deux siècles avant Schmidt pour contrer les protestants qui préfèrent parler d’Albigeois pour éviter la connotation dualiste de cathares. Schmidt ne fait que concéder à Bossuet qu’en regard des sources médiévales (qui ne sont pas que rhénanes !) il faut bien parler de cathares, i.e. manichéens… Et, last but not least, l’ignorance totale de l'œuvre de Jean Duvernoy qui, dès les années 1970, mettait en lumière l'essentiel, la thèse utile, des affirmations des partisans de l’“invention”…
On pourrait multiplier les exemples des déficits de la thèse de l’“invention”, dont la faille première est l’ignorance (délibérée ?) de la question théologique… Ce pourquoi je n’ai jamais pu adhérer à cette thèse qui semble avoir fini par emporter une adhésion médiatique assez vaste : je suis entré en étude du catharisme par la théologie de Thomas d’Aquin, sans m’être tout d’abord penché sur la question cathare. Sauf une note de bas de page de mon mémoire de maîtrise, soutenu en Janvier 1984, première interrogation dans un travail qui s'intéressait à la découverte de la nature via l'Aristote arabe par ce théologien du XIIIe siècle, découverte à la base de sa relecture d’Augustin, qui serait aussi celle des Réformateurs, notamment Calvin.
Mon interrogation d’alors, au cœur du constat de cette lecture similaire d’Augustin : pourquoi Thomas avait-il besoin d’aller risquer d’être taxé d’hérésie (et il verra plusieurs de ses thèses condamnées deux ans après sa mort, en 1277 par l’évêque de Paris, avec l'aristotélisme averroïste visé) ? Pourquoi ce risque : ne pouvait-il pas se contenter de son Augustin en l'état, comme tout le monde ? Mais voilà, il se trouve qu’il est entré, au grand dam de ses proches, chez les dominicains, dont la vocation initiale, celle de Dominique, est précisément de lutter contre l’hérésie “manichéenne” par la prédication et l'imitation de l’humilité des hérétiques : l'Ordre des Prêcheurs de Dominique sera mendiant. Or, à lire son introduction de sa Somme contre les Gentils, on voit clairement que Thomas s’intéresse à ces hérétiques que son ordre a vocation de combattre. C’est ce qu’en retiendra Guillaume de Tocco, son hagiographe du début XIVe siècle, au temps de la canonisation de Thomas : à la table du roi (saint) Louis IX, on le voit s'écriant “j’ai trouvé contre les manichéens !” Il a trouvé quoi ? Ce que lui ont indiqué les philosophes arabes, principalement Averroès (musulman) et Maïmonide (juif), ce qui pour lui s’interprête ainsi : si l’on veut être efficace contre les “manichéens” (i.e. “cathares”), qui attribuent la nature au Mauvais, on ne peut pas se contenter d’Augustin, pour qui elle est déficiente, abîmée par le néant. Il y faut, certes en le corrigeant, ce que les philosophes arabes ont reçu d’Aristote : une nature dont l’existence est positive en soi, relevant radicalement du Dieu créateur et bon. Et Thomas d'emboîter le pas à son maître, dominicain aussi, Albert le Grand, en introduisant Aristote dans la théologie chrétienne — à l’instar aussi du franciscain Bonaventure. Mais allant plus loin que son maître et que le franciscain, il renverse la problématique en partant carrément de l'Aristote arabe, certes en le corrigeant pour le rendre chrétiennement acceptable.
L'instrument conceptuel ainsi forgé par Thomas, non sans poser problème à l'institution catholique nettement embarrassée elle aussi, sera jugé suffisamment efficace, par les dominicains d’abord, avant d’être utilisé plus largement, pour être adopté.
La méthode sera fructueuse au point d’être même développée par les mêmes dominicains, élargie par exemple à la question du néant par son confrère Maître Eckhart : pour les cathares, d’après leurs textes (ignorés comme reste de la théologie par la théorie de l’“invention” de l’hérésie), le néant est attribué, comme toute la création matérielle, au Mauvais. Thomas a pris en charge la question de la création matérielle, Maître Eckhart pensera le néant (ce qui lui vaudra condamnation aussi), comme ne relevant pas du Mauvais, mais au contraire de l’ultime, divin, empruntant pour sa part, essentiellement à Maïmonide, sa théologie négative. Deux exemples de théologiens dominicains attelés à poser une autre théologie que celle sur laquelle s’appuyait le catharisme (aussi bien que le pouvoir temporel de la hiérarchie papale).
La question demeure : comment peut-on croire que les hérétiques n'aient pas existé, notamment si l’on admet que les dominicains des XIIIe et XIVe siècles ont existé, eux et leur théologie ? À moins que l’on ne fasse l'impasse sur leurs théologies respectives…
RP
MERCI ROLAND ..!
RépondreSupprimerc'est super
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