
“Dans le meilleur des cas, celui que marque le malheur ne gardera que la moitié de son âme.
Ceux à qui il est arrivé un de ces coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé, ceux-là n’ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens qu’ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n’ont jamais eu contact avec le malheur proprement dit n’ont aucune idée de ce que c’est. C’est quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose, comme les sons, dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d’état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à l’égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment, c’est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des malades et même la résurrection d’un mort.
[…]
Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu’un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d’horreur submerge toute l’âme. Pendant cette absence il n’y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c’est que si, dans ces ténèbres où il n’y a rien à aimer, l’âme cesse d’aimer, l’absence de Dieu devient définitive. Il faut que l’âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d’elle-même. Alors un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. Mais si l’âme cesse d’aimer, elle tombe dès ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l’enfer.”
(Simone Weil, L’Amour de Dieu et le malheur, Œuvres, Quarto p. 694-695)
Simone Weil écrit cela en 1942. Depuis, il y a eu la connaissance de la Shoah…
Elie Wiesel à Auschwitz, adolescent enfermé dans un camp — qui vient de comprendre que l'odeur atroce que dégage une sombre fumée,… est celle de ses parents, — assiste à la pendaison d'un jeune garçon. Dieu demeure dans le silence. Une voix parmi les hommes derrière lui murmure douloureusement : "Où est ton Dieu ? Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : — Où est-il ? Le voici — il est pendu ici à cette potence…"
(Elie Wiesel, La nuit, éd. de Minuit 1958, p. 121-122)
Cioran, en 1952 :
“Par l'intensité de ses conflits, le XVIe siècle [celui du tableau de Jérôme Bosch ci-dessus, L'Enfer] nous est plus proche qu'aucun autre ; mais je ne vois pas de Luther, de Calvin en notre temps. […] — Si l'allure nous fait défaut, nous marquons toutefois un point sur eux : […] La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour eux sa double face. Pour nous, il n'y a plus d'élus.”
(Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, Œuvres, p. 770)
Ceux à qui il est arrivé un de ces coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé, ceux-là n’ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens qu’ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n’ont jamais eu contact avec le malheur proprement dit n’ont aucune idée de ce que c’est. C’est quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose, comme les sons, dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d’état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à l’égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment, c’est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des malades et même la résurrection d’un mort.
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Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu’un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d’horreur submerge toute l’âme. Pendant cette absence il n’y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c’est que si, dans ces ténèbres où il n’y a rien à aimer, l’âme cesse d’aimer, l’absence de Dieu devient définitive. Il faut que l’âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d’elle-même. Alors un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. Mais si l’âme cesse d’aimer, elle tombe dès ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l’enfer.”
(Simone Weil, L’Amour de Dieu et le malheur, Œuvres, Quarto p. 694-695)
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Simone Weil écrit cela en 1942. Depuis, il y a eu la connaissance de la Shoah…
Elie Wiesel à Auschwitz, adolescent enfermé dans un camp — qui vient de comprendre que l'odeur atroce que dégage une sombre fumée,… est celle de ses parents, — assiste à la pendaison d'un jeune garçon. Dieu demeure dans le silence. Une voix parmi les hommes derrière lui murmure douloureusement : "Où est ton Dieu ? Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : — Où est-il ? Le voici — il est pendu ici à cette potence…"
(Elie Wiesel, La nuit, éd. de Minuit 1958, p. 121-122)
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Cioran, en 1952 :
“Par l'intensité de ses conflits, le XVIe siècle [celui du tableau de Jérôme Bosch ci-dessus, L'Enfer] nous est plus proche qu'aucun autre ; mais je ne vois pas de Luther, de Calvin en notre temps. […] — Si l'allure nous fait défaut, nous marquons toutefois un point sur eux : […] La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour eux sa double face. Pour nous, il n'y a plus d'élus.”
(Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, Œuvres, p. 770)
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