
Figures très connues, les “Vénus paléolithiques” sont parmi les formes les plus emblématiques de l’art préhistorique. Ces statuettes, datées du Paléolithique supérieur (il y a environ 30 000 à 10 000 ans), présentant généralement des formes très accentuées (seins, ventre et fesses), ont fait parfois supposer un réalisme exagéré : ne sachant qui furent les artistes, hommes ou femmes, on y a souvent vu des hommes fabriquant des images érotiques d’un réalisme outré. Mais précisément n'y a-t-il pas au contraire dans ces caractères physiques exagérés l'indice de l’abstraction ? Il existe aussi des figures féminines aux caractères sexués schématiques, où seuls certains éléments comme le bassin ou la vulve sont mis en avant. Abstraction encore. Et peut-être indice d’un art pas nécessairement masculin…
Toujours dans l’abstraction : les statuettes cycladiques du Néolithique, plus récentes (il y a 5000 ans env.), sont remarquables par leurs lignes épurées et leur stylisation poussée. Cette abstraction se retrouve également en amont dans l’art pariétal (entre 40 000 et 10 000 ans env.), où des signes et symboles féminins (comme le triangle pubien ou les silhouettes schématiques) sont omniprésents et témoignent d’une volonté de représenter l’essence du féminin.
Imaginer que l’on aurait avec les “Vénus” des représentations réalistes, suppose oublier que l’art réaliste date de la fin du Moyen Âge. On mentionne souvent Giotto (XIIIe-XIVe s.) comme marquant l'apparition de la perspective. Jusque là on est dans la symbolique, avec la dimension abstraite de la symbolique. Le développement du réalisme a parfois fait juger, dévalorisant la symbolique, que les statues grecques antiques relevaient du réalisme, ignorant qu’elles visaient au contraire la représentation via le corps d’un idéal supra-temporel, bref, abstrait.
Dans l’art grec classique, la représentation du corps humain tend à l’idéalisation et à la recherche de proportions parfaites, en conservant une dimension symbolique héritée de traditions plus anciennes. Les statuettes cycladiques, mais aussi sans doute les “Vénus paléolithiques”, préfigurent par leur abstraction la stylisation du corps dans l’art grec archaïque, où la forme humaine devient support de réflexion sur la beauté idéelle.
Cette continuité révèle comment l'abstraction préhistorique et l'idéalisation grecque convergent vers une méditation sur l'identité humaine, où la figure féminine incarne la dualité entre matérialité corporelle et aspiration à l'unité perdue. — Ce que l'on retrouve dans l'art africain ou dans l'art contemporain, qui s'en inspire (comme le revendique par ex. un Picasso à partir de 1907).
Dans Le Banquet de Platon, Aristophane propose le mythe de l’androgyne : des êtres originels, à la fois mâles et femelles, séparés par les dieux, cherchant à retrouver leur unité perdue. Ce mythe met en avant la recherche de la complétude et de la complémentarité des sexes, un thème que l’on peut rapprocher de l’abstraction des représentations préhistoriques : la figure féminine, parfois fusionnée à des éléments masculins ou réduite à l’essentiel, pourrait symboliser la quête d’unité ou d’origine.
L'abstraction des figures féminines préhistoriques réduites à l'essentiel — avec parfois fusion des sexes — reflète cette aspiration à l'unité.
Pensons aussi à la Genèse, où l’image de Dieu est donnée dans la dualité de l’homme et de la femme (Gn 1, 27), séparés par la concrétisation des deux côtés de l’humain primordial (Gn 2, 21).
L'abstraction, qui vise l'idéel, présente dès l’origine de l’art, est peut-être, outre les tombes intentionnelles, la marque de l’humain comme être religieux, en quête de l’ultime, de l’archétype qui le fonde.
Si l'abstraction procède, au plan immanent, de l'évolution du développement du cerveau en vue de la survie de l'espèce (du façonnement d'outils à la réflexion mathématique), s'y opère une rejonction de l'intuition de l'éternité (Ecc 3, 11).
RP, 25.06.25
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