
Josué : Origène invite, dans ses Homélies sur Josué (Sources chrétiennes 71), à lire la conquête de la Terre promise non comme une justification de la violence, mais comme une image de la conquête spirituelle du Royaume des cieux. Josué (dont le nom, en grec comme en hébreu, est le même que celui de Jésus) devient ainsi le chef spirituel qui guide le chrétien dans la lutte contre ses propres vices, à l’image du Christ menant l’Église vers la perfection. La doctrine du combat spirituel traverse toutes les homélies d’Origène sur Josué : la Terre promise figure l’âme, et les ennemis à vaincre symbolisent les passions et les tentations qui s’opposent à la vie chrétienne.
Cette approche permet à Origène de répondre à l’objection, soulevée notamment par les marcionites, selon laquelle l’Ancien Testament serait incompatible avec l’Évangile à cause de sa violence. Pour Origène, “toute l’Écriture est inspirée de Dieu” (2 Tm 3,16), cela demandant une lecture spirituelle pour révéler son vrai sens.
Ce faisant, l’œuvre d’Origène, inspirée par Philon et le judaïsme alexandrin, montre à quel point la rupture entre chrétiens et juifs a laissé, malgré et contre son œuvre, des traces dans certains courants chrétiens, en tête desquels le marcionisme, qui ont perdu de vue leur origine juive, au point d’ignorer totalement les lectures spirituelles juives, et de déboucher sur la théologie de la substitution, au fond d’origine marcionite, qui a sévi jusqu'au XXe s. en arrière-plan de l'antisémitisme européen. Ne présente-t-on pas parfois encore les “moi je vous dis” de Jésus lisant la Torah comme des “antithèses”, quand il s'agit d’un commentaire spirituel de la Torah en vue de sa pleine observance (Mt 5, 17, littéralement : “je suis venu observer pleinement”) ? Ne lit-on pas Paul comme s’opposant à son enseignement rabbinique sur la Torah quand il en est pleinement inspiré (Ro 7, 12) ?
Le Talmud souligne que les guerres de conquête de Josué ont eu lieu dans un contexte historique particulier, il y a des centaines d’années, et qu’il n’est plus possible de mener aujourd’hui des guerres de ce type.
Philon pousse plus loin et lit les personnages bibliques comme des symboles de réalités spirituelles ou des aspects de l’âme humaine. Ainsi, Moïse incarne l’intelligence, Adam l’esprit, etc. Cette approche vise à dépasser la lecture littérale pour en dégager un sens universel et philosophique.
Philon ne commente pas directement le Josué du livre éponyme, mais il applique à Josué la même méthode qu’aux autres figures bibliques : il ne s’agit pas d’un simple chef militaire ou successeur de Moïse, mais d’un symbole spirituel. Cette lecture allégorique permet à Philon de traiter les épisodes problématiques ou violents de la Bible comme des récits à valeur morale ou philosophique, et non comme des prescriptions littérales.
On retrouve ce type de lectures spirituelles concernant deux autres épopées, en islam et en chrétienté, la Sīra d’Ibn Hisham et la Chanson de Roland. Trois épopées, ce genre littéraire ancien par lequel les peuples antiques expliquent leurs origines, leurs luttes initiales. Concernant Josué, on sait qu’on trouve l’équivalent dans la littérature assyrienne. Concernant la Sîra et la Chanson de Roland, un rapport littéraire entre les deux n’est pas à exclure, la première datant du IXe s. (2e s. de l’Hégire), la seconde de fin XIe, alors que le contact militaire islamo-chrétien a eu lieu par les Croisades, et déjà auparavant lors de la lutte dynastique entre Carolingiens (renversant les Mérovingiens) contre les Omeyyades (en lutte contre les Abbassides en passe de les renverser).
Alliance entre les Carolingiens et les Abbassides
Après la chute du califat omeyyade en pleine période carolingienne et l’établissement du califat abbasside à Bagdad, les Omeyyades se replient de Damas à al-Andalus, où ils fondent un émirat indépendant sous Abd al-Rahman Ier.
Les Carolingiens (d’abord Pépin le Bref, puis Charlemagne) voient dans les Omeyyades d’Espagne (vaincus par leur père et grand-père Charles Martel) une menace sur leur frontière sud, tandis que les Abbassides considèrent la survivance omeyyade à l’ouest comme une contestation de leur légitimité.
Les deux puissances ont donc un intérêt commun à s’opposer à l’émirat omeyyade de Cordoue.
Ambassades et cadeaux sont échangés : dès 765, une délégation franque se rend à Bagdad, suivie de plusieurs ambassades réciproques. L’épisode le plus célèbre reste l’envoi par le calife Hārūn al-Rashīd à Charlemagne d’un éléphant blanc (Aboul-Abbas) et d’une horloge hydraulique.
L’alliance se concrétise localement lorsque des gouverneurs pro-abbassides d’al-Andalus (Barcelone, Gérone, Saragosse) sollicitent l’aide militaire de Charlemagne contre l’émir omeyyade de Cordoue. Cela conduit à la campagne de 778-801, qui aboutit à la prise de Gérone et de Barcelone par les Francs, campagne au cours de laquelle a lieu la bataille de Roncevaux et la mort de Roland. Charlemagne est donc alors l'allié du califat abbasside !…
Au-delà de la question omeyyade, l’alliance sert aussi de levier diplomatique contre l’Empire byzantin, rival des deux puissances à divers moments.
La Sîra d’Ibn Hisham, produite sous le califat abbasside, est lue dans les courants spirituels, notamment dans le soufisme, comme la mise en récit du cheminement spirituel du Prophète de l’islam, et, par extension, de tout croyant. Chaque épisode de la vie de Mahomet devient une parabole de la purification de l’âme, de la patience dans l’épreuve, de la confiance en Dieu et de la quête de l’union avec le divin.
Lors de la bataille de Khaybar, ʿAlī, avec son épée légendaire Dhū l-Fiqār, fend un ennemi en deux d’un seul coup, et tranche son adversaire “de la tête jusqu’aux pieds” (on va retrouver l'équivalent dans la Chanson de Roland). Moment redoutable que la bataille de Khaybar, s’il est lu littéralement, comme il l’est, hélas, par l'islamisme, y fondant les violences que l'on sait, culminant le 7 octobre 2023, puisque selon la Sîra, elles sont exercées contre les juifs. Mais une autre lecture est possible, une lecture qui voit dans un récit épique donné en contexte guerrier l'illustration d’un combat spirituel de chacun contre lui-même.
La Chanson de Roland, de même, n’est pas seulement le récit d’une bataille héroïque : elle met en scène la lutte pour la pureté de la cause, la fidélité jusqu’au sacrifice suprême, et l’élévation du héros au rang de martyr. Roland, par sa mort, devient une figure exemplaire : son âme est accueillie par les anges, signe de sa sanctification et de la victoire spirituelle sur la mort. Ne pas en oublier le référent militaire : la guerre des Carolingiens contre les Omeyyades (qui est loin d’être une guerre chrétiens-musulmans).
Ainsi, Roland, de son épée Durandal, “frappe un païen, Justin de Val Ferrée. Il lui fend par le milieu toute la tête et tranche le corps… jusqu'à son cheval dont il a fendu l’échine. Il abat le tout devant lui sur le pré.” “Païen”, Justin de Val Ferrée est un “sarrasin” — trace, dans son nom, de l’escarmouche basque où Roland a été tué ? Le nom de Justin est bien peu musulman ! Trace aussi, peut-être, d’une connaissance, reçue lors des croisades en cours, de la Sîra ?
Dans les deux cas, à l'instar d'Origène lisant Josué, les spirituels des deux camps, invitent à dépasser la dimension violente et guerrière pour y voir une figuration du seul combat qui vaille, le combat spirituel…
RP, 20.06.25
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