Ce faisant nos sociétés civiles ou institutions civiles, ou religieuses, ont fortement dérivé de ce que l’éthique de l'intériorité qui les avait fondées s'était efforcée de discerner… Un exemple illustrant la conscience du problème : Kant…

Il est connu que Kant a été éduqué dans ce courant du protestantisme luthérien qu’est le piétisme, qui met l'accent sur l'expérience intérieure de la foi, la régénération, la conversion personnelle et la sanctification — une amélioration morale constante et sérieuse.
Le piétisme requiert une révolution intérieure (une “régénération”) de la volonté, où la loi morale est reçue par conviction. Kant transpose cette exigence religieuse dans l'éthique pure : l'individu doit être régénéré moralement pour agir par pur respect du Devoir.
L'idéal révolutionnaire français, teinté par l’influence, parfois clairement revendiquée, des courants républicains puritains / calvinistes, portait l'espoir d'une régénération collective et politique de la nation, où les citoyens feraient preuve de vertu pour faire fonctionner la République (même vocabulaire, “régénération”, chez les révolutionnaires français, les puritains anglo-américains qui les ont influencés, et Kant qui en fait la relecture : sous l’angle où l'accent est mis sur l'expérience morale intérieure, l'esprit puritain et le piétisme sont très proches). Pour Kant, cet idéal de vertu est la condition sine qua non pour que le projet politique de la Révolution (l'établissement d'une constitution républicaine fondée sur le Droit) puisse réellement s'effectuer.
L'essence même de la contribution éthique de Kant consiste en une universalisation de concepts théologiques centraux, les reliant à la possibilité (et la difficulté) de la moralité humaine.
La régénération morale intérieure de la conscience (qui a tout d'une relecture de l'épître de Paul aux Romains, ch. 1-3), est le point de départ de la réflexion éthique de Kant. Paul aux Romains (2, 14-15) affirme : « Quand les païens, qui n’ont point la loi, font naturellement ce que prescrit la loi, ils sont, eux qui n’ont point la loi, une loi pour eux-mêmes ; ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leur cœur, leur conscience (syneidesis) en rend témoignage, et leurs pensées tantôt les accusent tantôt les défendent… » La syneidesis commune à toute l'humanité est pour Paul la loi intérieure, avec la nécessité de l'inscription de cette loi dans les cœurs (cf. les prophètes Jérémie, ch. 31, et Ézéchiel, ch. 36) ce qui est exactement la régénération : ces versets de Paul fondent sa théologie d'une loi naturelle ou d'un sens moral inné et universel, même chez ceux qui n'ont pas reçu la révélation explicite (la loi/nomos mosaïque). La syneidesis (conscience) est cette voix intérieure qui agit comme juge, tantôt accusant, tantôt défendant.
La « loi inscrite dans le cœur » est l'expression de la Raison pratique de Kant que chaque être humain possède. C'est la source de l'Impératif catégorique (agir de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle).
La syneidesis est le tribunal intérieur qui nous juge selon cette Loi morale universelle que nous nous donnons à nous-mêmes. Cette conscience morale universelle est ce qui rend possible l'idéal de la régénération morale intérieure : si la loi n'était pas déjà en nous, toute moralisation serait une contrainte extérieure et non un devoir libre.
Pourtant, Kant doit aussi constater l'inverse : l'existence du Mal radical (das Radikal Böse). Toujours en conformité avec son héritage piétiste, et en accord avec l'observation de l'histoire (comme les dérives de la Révolution), cet idéal de la régénération se heurte à la réalité du Mal radical comme un obstacle intérieur insurmontable par la simple loi politique.
L’existence du Mal radical fonde la nécessité de la régénération. La présence de la conscience, syneidesis, n'implique pas que nous obéissons automatiquement et toujours à ses commandements. Kant constate que l'homme a une propension innée à subordonner cette Loi morale, syneidesis, à des motifs égoïstes (selon le Mal radical). Il choisit de ne pas suivre la loi qu'il reconnaît pourtant (cf. Romains 7). C'est pourquoi la régénération (ou la « révolution de la disposition » dans son cœur) est nécessaire. Il ne suffit pas d'avoir la conscience de la Loi ; il faut une conversion ou un changement du fondement suprême de toutes nos maximes.
Pour Kant, la syneidesis (Romains 2, 14-15) est le point d'appui de toute moralité et de tout espoir de régénération. Mais à cause du Mal Radical (l'écho du "tous ont péché" – Ro 3, 23 / "tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu"), cette conscience n'est jamais suffisante en elle-même ; elle appelle une régénération intérieure radicale pour être vraiment effective. C'est ce combat qui définit l'existence morale de l'homme.
Kant constate que, sans la régénération morale intérieure (cette vertu que le piétisme et les lumières, dans la lignée britannique, exigeaient), le projet politique de la Révolution ne peut pas fonctionner. La loi extérieure seule ne suffit pas à rendre les hommes justes ou vertueux.
La nature du Mal radical n’est pas simple ignorance, mais relève d'une propension universelle et innée de la volonté humaine à subordonner le respect de la Loi morale à l'intérêt personnel. C'est une perversion dans le fondement même de toutes nos maximes.
Ce Mal radical est l'obstacle intérieur qui rend la régénération complète (l'établissement permanent et parfait du règne de la vertu) historiquement impossible par les seules forces humaines. Il explique les rechutes, l'égoïsme et la violence qui ont dénaturé l'idéal révolutionnaire (la Terreur).
Cette lecture kantienne du Mal radical correspond une relecture de Paul aux Romains 1-3, Paul conclut que "tous ont péché" (Romains 3, 23) et que la Loi seule (la Torah, mais aussi la conscience) ne peut pas rendre l'homme juste ; elle ne fait que révéler le péché. L'humanité est sous l'emprise du péché.
Le Mal radical est l'équivalent philosophique de cette emprise. C'est le constat tragique (commun à Paul) d'une corruption fondamentale de la volonté humaine qui précède toute action.
L'héritage piétiste donne à Kant l'idéal d'une régénération morale nécessaire à la réussite politique de la Révolution. La relecture de Paul aux Romains (le "tous ont péché") lui donne le constat inverse du Mal radical, qui est l'obstacle infranchissable à cette même régénération. Le projet révolutionnaire, bien que signe d'un progrès moral possible, est donc condamné à un combat incessant et imparfait contre cette tare intérieure de l'humanité.
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Le Mal radical sert de principe explicatif fondamental chez Kant pour comprendre pourquoi l'événement historique le plus prometteur pour l'humanité — la Révolution française, porteuse de l'idéal de régénération — a été simultanément le théâtre de dérives et de faillites.
La Terreur est, bien sûr, la manifestation la plus extrême du Mal Radical.
Elle représente la subordination totale du droit et du devoir à des maximes égoïstes ou tyranniques déguisées en vertu. Au lieu de laisser l'Impératif catégorique guider la législation, les acteurs de la Terreur ont agi sous l'empire de la passion, de la peur ou de l'intérêt personnel (au motif de sauver la Révolution à tout prix), justifiant l'usage de la violence.
C'est l'illustration historique du fait que l'homme, même lorsqu'il vise un bien suprême (la liberté politique), reste un être dont la volonté est fondamentalement pervertie (le Mal radical) et capable d'inverser l'ordre des maximes.
Mais, en-deçà de la Terreur, ce qui lui correspond est le manque de civisme et la corruption : les dérives quotidiennes. Le Mal radical explique aussi l'échec de la régénération à un niveau plus ordinaire et persistant. Il empêche l'instauration durable de la République (au sens kantien d'État de Droit) en minant l'engagement des citoyens.
La tendance à subordonner la loi morale (ne pas voler, ne pas abuser de son pouvoir, etc.) au mobile sensible de l'enrichissement personnel (ou autres bénéfices personnels), se traduit en défaut d'effectivité de la justice et de l'État de Droit. L'intérêt privé prime sur le bien commun. Exercer pleinement ses devoirs de citoyen demande un effort. Le défaut de la vertu nécessaire au fonctionnement d'une république la sape. La paresse morale entrave le progrès politique.
Pour Kant, ces dérives (Terreur, corruption, manque de civisme) sont toutes des symptômes d'un défaut de régénération causé par le Mal radical universel ("tous ont péché").
Le Mal radical est l'obstacle intérieur qui fait de la régénération morale la condition sine qua non, mais aussi l'entreprise la plus difficile de l'humanité. Le projet de la Révolution ne peut être effectif que si la régénération politique (l'établissement de lois justes) est accompagnée d'une régénération éthique (la conversion de la disposition de la volonté), chose que le Mal radical rend structurellement incertaine.
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Les traditions puritaines (anglo-américaines), une des sources de la révolution française, et la philosophie morale kantienne partagent un même point de départ rigoureux : l'établissement d'un ordre juste et stable exige un changement moral radical chez les individus.
Le système puritain est fondé sur la notion de Pacte/Alliance (Covenant), structuré principalement autour du :
— “pacte de grâce”, l'accord de salut entre Dieu et l'individu, reçu par la foi, qui se manifeste par une régénération (conversion) véritable, profonde et visible par la vertu et l'expérience religieuse.
— “pacte social”, l'accord fondateur de la société. Pour les Puritains, la société idéale (typifiée en principe par l'Église visible) doit être composée de personnes qui vivent de la régénération, condition d'entrée et de maintien dans le pacte. Sans ce renouvellement intérieur, le pacte est vidé de sa substance spirituelle.
L'idéal républicain de la Révolution française est la reprise et l’extension de cette exigence.
La régénération est le passage de la subjectivité égoïste à l'autonomie morale et au civisme vertueux. La République est le pacte social qui ne peut fonctionner que si les citoyens subordonnent leur intérêt personnel à la loi universelle (la Loi Morale / Loi du Droit).
Pour Kant, issu du piétisme (proche de l'esprit puritain par l'accent mis sur l'expérience morale intérieure), la régénération morale intérieure (la révolution de la disposition) est le prérequis transcendantal à toute régénération politique effective.
La dérive de la Révolution et la nécessité du Half-Covenant aux États-Unis puritains trouvent leur explication philosophique dans le péché originel ou / i.e. le Mal radical kantien. Le Mal radical kantien est la faillite universelle de l'exigence de régénération.
Il est l'équivalent philosophique du constat théologique paulinien : « tous ont péché » (Romains 3, 23).
Il rend la régénération individuelle complète et universelle impossible à atteindre par les seules forces humaines.
Le Mal radical explique pourquoi, même après la Révolution (ou la "conversion" puritaine), les hommes retombent dans la corruption, le manque de civisme et la Terreur. Le Pacte/Alliance (Covenant), qu'il soit politique ou religieux, est constamment menacé de l'intérieur par l'égoïsme fondamental des volontés.
Le Half-Covenant, ou Half-Way Covenant (Demi-Pacte), adopté par certaines Églises puritaines en Nouvelle-Angleterre au XVIIe siècle est une réponse pragmatique et institutionnelle à la même problématique que celle soulevée par le Mal radical kantien ; dans une sorte de compromis nécessité par le Mal radical.
Le Half-Covenant est, en termes théologico-politiques, la reconnaissance institutionnelle de la force du Mal radical…
… Fondant l'admission qu'il est impossible d'établir un ordre fondé uniquement sur une régénération parfaite et universelle. Le piétisme kantien et la Révolution ont pu rêver d'une régénération complète (un État de Vertu), mais le Mal radical impose une solution de rechange (le Half-Covenant puritain ou l'État de droit / le Rechtsstaat kantien) qui gère l'imperfection humaine plutôt que de l'éradiquer, garantissant la légalité et l'ordre social malgré le défaut de moralité intérieure.
Quid lorsque on n’a plus ni quête de la régénération, ni reconnaissance sérieuse de l'État de droit ?
RP
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