mercredi 9 juillet 2025

Débiteurs insolvables — cadeau !


Luc 10, 25-37
25 Voici qu’un légiste se leva et lui dit, pour le mettre à l’épreuve : "Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ?"
26 Jésus lui dit : "Dans la Loi qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ?"
27 Il lui répondit : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même."
28 Jésus lui dit : "Tu as bien répondu. Fais cela et tu auras la vie."
29 Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : "Et qui est mon prochain ?"
30 Jésus reprit : "Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui, l’ayant dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort.
31 Il se trouva qu’un prêtre descendait par ce chemin ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
32 Un lévite de même arriva en ce lieu ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
33 Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de l’homme : il le vit et fut pris de compassion.
34 Il s’approcha, banda ses plaies en y versant de l’huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui.
35 Le lendemain, tirant deux pièces d’argent, il les donna à l’aubergiste et lui dit : Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c’est moi qui te le rembourserai quand je repasserai.
36 Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ?"
37 Le légiste répondit : "C’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui." Jésus lui dit : "Va et, toi aussi, fais de même."
*

"Va et, toi aussi, fais de même", conclut Jésus donnant en exemple le Samaritain. Or que vient de faire le Samaritain ? Il vient de se faire un débiteur — insolvable, qui plus est ! Voilà qui remet en question l'hypothèse d'un beau geste de gratuité — ignorant la question de la réelle possibilité d'une telle gratuité : "nul ne peut savoir si toutes ses bonnes œuvres ne sont pas des péchés mortels, si elles ne sont justifiées gratuitement par le Saint-Esprit", nous prévient Luther…

Mais résumons tout d'abord l’histoire que propose Jésus : cinq personnages : le blessé, deux responsables du temple de Jérusalem, un Samaritain (c'est-à-dire rattaché à un autre temple que celui que reconnaissent Jésus, le légiste et les deux responsables du temple de Jérusalem), et l'hôtelier. Tous sont juifs (comme Jésus et son interlocuteur) ; un seul ne l'est pas, le Samaritain, en voyage.

Un blessé au bord d’un chemin en pente raide descendante (900 m de dénivelé sur 27 km), dangereux, propice aux embuscades. Puis trois hommes passent. Après les deux responsables du temple de Jérusalem, arrive le Samaritain. À côté du blessé, un pauvre total, dépouillé, roué de coups, laissé « à moitié mort » par les bandits, voilà un homme avec une monture et assez d'argent pour que le blessé puisse arriver à l'auberge et y rester autant qu'il le faudra. Cela pour dire une vraie richesse intérieure, cette richesse d’âme qui le conduit à son attitude envers un blessé qu'il ne connaît pas, dont il prend soin comme si c'était un de ses proches.

Reprenons la question de la gratuité et de sa possibilité. Pauvreté totale d'un blessé d'un côté, richesse indubitable du bienfaiteur de l'autre. Ce qui va faire du blessé le tenant d'une dette — il doit la vie au Samaritain — qu'il ne pourra pas rembourser : d'autant que son bienfaiteur est parti sans laisser d'adresse ! Et Jésus de conclure par : « fais de même » ! Que vient de faire le Samaritain ? À travers son acte admirable, il vient donc de faire un endetté — qui sera dans l'impossibilité de rembourser : le Samaritain n'est même plus là pour recevoir ne serait-ce qu'un « merci » d'un blessé qui lui doit la vie !

Être endetté est un problème. Ne compensons-nous pas notre dette pour un repas en apportant… des fleurs, un gâteau, ou autre ?… Dans notre histoire, on n'en est pas à une simple invitation à dîner… Le blessé doit sa vie à son bienfaiteur.

Quand Jésus conclut en disant de faire comme le Samaritain, cela revient au fond à dire : fais des endettés — qui, en plus, ne pourront rien rembourser ! C'est ce qui nous échappe souvent dans ce texte, nous imaginant naïvement que nous pourrions vivre dans la gratuité, sans dette, sans même un merci…

*

Mais voyons d'abord le début du dialogue entre Jésus et le connaisseur de la Bible qui le questionne. Comme il est coutume dans les évangiles, il veut mettre Jésus à l'épreuve, c'est-à-dire savoir s'il connaît bien la Bible. « Maître », lui demande-t-il donc, « que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? » Question à laquelle Jésus répond par une autre question — comment lis-tu ce que dit la Bible ? L’homme, bon connaisseur des Écritures, donne en réponse le résumé de ce qu'elles commandent, aimer Dieu (Deutéronome 6, 5) et son prochain (Lévitique 19, 18).

C'est la réponse de Jésus qui, du coup, interroge : « fais cela et tu auras la vie ». Réponse évidemment correcte pour l’homme, mais… Qui prétendrait être à la hauteur ? Aimer les siens comme soi-même, oui à la limite, mais quid du « prochain », quel sens à ce terme ? C'est ce qui le mène à poser sa seconde question, pour se justifier, dit le texte, ce qui sous-entend bien : « qui, à commencer par moi, prétendra être à la hauteur ? »

Seconde question, donc : « allons plus loin… et qui est mon prochain ? » — car « si vous aimez seulement ceux qui vous aiment »… (Luc 6, 32) que faites vous d'extraordinaire ? selon ce que dit Jésus lui-même. Alors Jésus raconte l’histoire du Samaritain, qui illustre le texte d'où est extrait « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19, 18), comme un commentaire narratif de ce texte extrait de la Torah. En cela, Jésus et le bibliste ne peuvent qu'être d‘accord.

*

Mais, ayant répondu par son histoire à la seconde question : « qui est mon prochain ? » — c'est celui dont tu fais ton prochain, que tu considères ainsi, même s'il n'est pas des tiens, même si tu ne le connais pas —, Jésus est revenu à la première question, sur la vie éternelle, en reprenant à la fin la même réponse, en l’ayant précisée par sa petite histoire : « fais cela ».

Cela ne rend-il pas impossible l’accès à la vie éternelle pour les pauvres humains que nous sommes ? Est-ce que j’ai fait cela ?… Ai-je tant donné, à faire des endettés qui ne peuvent rien rendre… avec une dette qui ne pourra pas être remboursée ? Et Jésus qui conclut : « Toi aussi fais de même » ! L'auditeur attentif a de quoi être troublé ! Et c’est sans doute ce que cherche Jésus…

*

Telle est la réalité de la dette : on ne vit pas dans la gratuité, sans dette ni « merci ». Ainsi l'aide aux pays endettés, dépouillés par les bandits, que l’on croirait gratuite, ne fait que renforcer leur dépendance et les priver de leur dignité ! Y a-t-il cela au bout de la parabole du bon Samaritain ?

À moins d’admettre que cette dette qui ne pourra pas être remboursée soit la nôtre. À moins donc qu'on entende l'enseignement de Jésus d'une autre façon… Et si c'était moi le blessé ? Avec cette question : quelle est ma dette ? Alors une voie s'ouvre, qui fait de chacune et chacun de nous un blessé, et par là un autre possible Samaritain parce qu'un blessé qui sait l’être, chargé d'une dette immense, non remboursable, un blessé soigné par un Samaritain absenté… Faisant, dans une chaîne, de chacune et chacun de nous des endettés inaptes à rembourser et dès lors appelés à faire à leur tour autant d’endettés propres à faire à leur tour de même, puisque sachant que leur propre dette n'est pas remboursable.

*

Alors s'ouvre — cadeau ! — la bonne nouvelle au cœur de l’enseignement de la Bible : aime sans autre raison que de savoir que tu as été aimé, d'une façon que tu ne peux rembourser (dette infinie au Dieu sauveur : 1er commandement, qui se traduit, comme gratitude, en imitation de Dieu : 2e commandement, semblable au 1er). Comment entrer dans la vie ? En entrant dans le double commandement comme porte de la vie d'éternité, selon l'enseignement de Jésus au Notre Père peu après : « remets-nous nos dettes/péchés comme nous remettons à ceux qui nous doivent » (Luc 11, 1-4).

Nous voilà comme des blessés au bord de la route, quand tel le Samaritain de la parabole, Jésus est venu à notre secours. Nous avons à son égard une dette que nous ne pourrons pas lui rendre — que nous ne pourrons que traduire en reconnaissance, en l’imitant à notre façon, sans nous imaginer orgueilleusement que nous sommes capables comme Dieu de don gratuit : nous sommes bien des endettés qui n’ayant pas les moyens de rembourser, pouvons déjà nous essayer à faire de même à notre tour et à notre mesure. Faire de même devient juste une modeste façon de dire merci.


mardi 8 juillet 2025

Agnus Dei

Agnus Dei,
Qui tollis peccata mundi,
Miserere nobis.

Agnus Dei,
Qui tollis peccata mundi,
Dona nobis pacem.



Samuel Barber - Agnus Dei

dimanche 6 juillet 2025

vendredi 27 juin 2025

Brève théologie du 7 octobre


Le 7 octobre 2023 a dévoilé, pour qui veut bien le voir, les risques induits par l’usage que font les islamistes de certains textes de la tradition musulmane (textes des hadiths et Sira — biographie du Prophète de l’islam — datant de deux siècles env. après l’Hégire). Deux exemples : le mariage qui aurait été celui de Mahomet et de Aïcha (outre son “mariage”, cf. infra, avec Çafiyya), les violences guerrières et antijuives attribuées par les mêmes textes au même Mahomet. (À quoi on pourrait ajouter, via ces textes de conquêtes et butins, avec femmes-butins, la légitimation du futur rôle historique des civilisations arabo-musulmanes dans le développement de l’esclavage des Africains comme butin, avec le racisme négrophobe qui l’accompagne. Ici civilisations et “universalismes” “occidentaux” et arabo-musulmans ont les uns comme autres à balayer devant leur porte ! Cf. le livre récent et complet de Catherine Coquery-Vidrovitch, Les routes de l’esclavage, Albin Michel 2018).

Le mariage Mahomet-Aïcha selon le Sahih de Bukhari (810-870) Volume 7, Livre 62, 88 : “‘Ursa a rapporté : ‘Le prophète écrivit le (contrat de mariage) avec ‘Aisha quand elle était âgée de six ans et consomma son mariage avec elle quand elle était âgée de neuf ans’”.
Ou encore : “‘Aïcha a rapporté (ibid. 64 et 65) ‘que le prophète l’a épousée quand elle avait six ans et qu’il consomma son mariage quand elle avait neuf ans […]’.” Cf. Sahih de Muslim (env. 821-875) Livre 8, 3310. Cf. Sira de Ibn Hisham (mort vers 834), etc.

Pour faire (trop) simple :
— l’islam sunnite considère que ce mariage et sa consommation ont vraiment eu lieu ;
— l’islamisme enseigne qu’il est légal de faire pareil ;
— d’autres musulman(e)s (ou réputés telles ou tels) pensent que cela relève de légendes traditionnelles, du genre de l'épopée, issues des milieux califaux, sans que ça n’ait de réalité historique (la tradition mystique, autre que celle écrite sous le contrôle des califes, tradition mystique initiée par Rabia al Adawiya, qui vivait avant la mise par écrit des textes califaux traditionnels peut aller jusqu’à permettre de mettre en doute que Mahomet ait été polygame, et qu’il ait été guerrier) ;
— et nombre de celles et ceux qui sont originaires de pays de tradition musulmane se moquent de savoir si cela a eu lieu ou pas et considèrent cela comme insupportablement archaïque.
Concernant les premiers, qui estiment que ce mariage et sa consommation ont bien eu lieu ou, comme les islamistes, qui pensent que cela vaut imitation, il y a bien lieu de craindre leurs croyances, de concevoir à l’égard de ces croyances là de l’ “islamophobie” (sans la confondre avec ni légitimer une “musulmanophobie”) !… Sachant que les racismes négrophobe et antisémite ne sont pas non plus étrangers à l’islam, l’antisémitisme inscrit (à l’instar de l’Antiquité et du Moyen Âge chrétiens) dans la tradition ; la négrophobie, elle, apparaissant dès les XIVe siècle, né de la pratique généralisée de l’esclavage et des déportations esclavagistes transsahariennes dès les premiers siècles de l’islam (cf. Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé, Gallimard 2008).


7 octobre 2023

Le monstreux pogrom antisémite du 7 octobre 2023 produit dès le 8 octobre… une forte montée de la mise en cause… des juifs !!! et des actes de racisme antisémite dans le monde… (cf. Eva Illouz, Le 8-Octobre, généalogie d'une haine vertueuse, Tracts Gallimard n°60, 2024).

Antisémitisme — que l’on voit apparaître dans plusieurs textes guerriers de la tradition califale, hadiths et Sira, qui attribuent à Mahomet des violences inouïes, notamment contre les juifs. Ibn Hisham fait le récit suivant, dans la Sirat Rassoul Allah (La biographie du prophète Mahomet — trad. fr. Wahib Atallah, Fayard 2004, p. 277-278) : “Le Prophète recommanda à ses compagnons : Tout juif qui vous tombe sous la main, tuez-le. Le Prophète ordonna de faire descendre de leurs fortins les Banû Quraydha [tribu juive de Médine] et de les enfermer dans la maison de Bint al-Hârith. Il alla ensuite sur la place du marché de Médine et y fit creuser des fossés. Puis il fit venir les Banû Qurayza par petits groupes et leur coupa la gorge sur le bord des fossés. Ils étaient six à sept cents hommes. On dit huit cents et même neuf cents. Le Prophète ne cessa de les égorger jusqu’à leur extermination totale. Le Prophète fit ensuite le partage des femmes, des enfants et des biens des Banû Qurayza entre les musulmans. Le Prophète envoya dans la région de Najd (en Arabie) une partie des captives juives des Qurayza en échange desquelles il acheta des chevaux et des armes. Parmi les captives des Banû Qurayzaa, le Prophète avait choisi pour lui-même (pour son plaisir) une femme appelée Rayhâna, qui resta chez lui, en sa possession, jusqu’à sa mort.”

Cela vaut aussi selon la même Sira concernant une autre tribu juive, demeurant à Khaybar. Le fameux cri dans les manifestations pro-Palestine en Europe, Khaybar Khaybar ya Yahud, jaysh Muhammad sawfa ya’ud (“Khaybar, Khaybar, ô Juifs, l’armée de Mahomet va revenir”), fait référence à un autre passage de la Sira d’Ibn Hishâm (datant donc de deux siècles après les événements supposés — sans doute inventés) : Khaybar est l’oasis où se trouvait la tribu juive des Banu Nadir. Le texte, parlant à nouveau d’un massacre de juifs attribué au prophète de l’islam, dit que Çafiyya est “prise pour épouse” (part du butin partagé) par Mahomet le jour où sont assassinés son mari et son père (Ibn Hishâm, Sira, trad. Wahib Atallah, éd. Fayard p. 315-317).

Qu’est-ce d’autre qu’un viol, que ce “mariage” consommé le jour-même de l’assassinat du mari, du père, des proches de la “mariée” ?… Chose sans rapport avec l’horreur du 7 octobre ? Mais, semble-t-il, ceux qui défilent avec des fanatiques qui hurlent cette référence comme menace actuelle ne savent pas !

Qu’est-ce d’autre qu’une légitimation du pogrom-razzia terroriste du 7 octobre ? Où le refus de le considérer, et y voir un acte de “résistance”, relève d’une affreuse imposture — confusion entre l’antisémitisme islamiste et les actes prévisibles exposés par Frantz Fanon dans son livre Les damnés de la terre, hélas préfacé par Sartre qui en gauchit le sens. Pour Fanon, les opprimés coloniaux en viendront éventuellement, voire inéluctablement, à la révolte violente. Sartre s’en réjouit ! Les “wokistes” américains et la “gauche radicale” française qui veulent voir dans la terreur islamiste de la résistance, voire des “féministes” qui n’y voient pas des viols, s’aveuglent sur l’imposture d’actes racistes antisémites, misogynes (contre des femmes juives, parce que juives, d’une violence inouïe), qui font de la cause palestinienne et de l’oppression un prétexte (les Yézidis massacrés par des islamistes, les Yézidies réduites en esclavage sexuels ont opprimé qui ? Sachant qu’on est devant les mêmes lectures des mêmes textes de la part de Daech et du Hamas, qui débordent largement l’OLP laïque). Le problème est qu’un discours ambiant veut faire confondre les deux ! Imposture terrible d’un propos qui vise à réinstaurer de façon démultipliée l’ancienne oppression coloniale qui fut celle des empires califaux, légitime le racisme antisémite (et demain négrophobe, et autres, comme haine des chrétiens, “croisés”, des athées, “apostats”, des homosexuels, systématiquement tués sous le régime du Hamas, etc.)…

Les textes cités ci-dessus sont pourtant clairs. Quatre attitudes à leur égard parmi les musulmans. Il y a ceux qui croient ces textes ; parmi lesquels ceux (islamistes) qui veulent les appliquer aujourd’hui et, quand ils le peuvent, le font ; il y a ceux qui y voient des créations apocryphes califales visant à justifier ces pratiques des pouvoirs ultérieurs mais qui n’étaient pas celles de Mahomet ; et ceux qui jugent que quoiqu’il en soit, on est dans un archaïsme insoutenable.

Les éructations des cris de "Khaybar" de ceux qui espèrent la promotion d’une compréhension islamiste du monde, devraient en principe être insupportables à la gauche radicale qui participe aux mêmes manifestations — en regard, entre autres, de l’antisémitisme indéniable de ces slogans et du refus obtus d’acquis féministes (jugés “immoraux” en regard de l’islamisme — cf. le statut des femmes dans les terres d’islam que sont l’Iran ou l’Afghanistan), voire pour les plus extrêmes une compréhension pour d’insupportables actes de violences, viols et meurtres (voire la pratique de menaces, via internet ou autres et le refus de condamner le terrorisme).

Qu’est-ce que cette “ultra-gauche” qui participe à ces manifestations parisiennes là ? Qu’est-ce que cette alliance avec des islamistes antisémites, esclavagistes et misogynes tout en étant proches des mouvements intersectionnels, forcément insupportables aux islamistes !? Ou sont-ils des indécrottables naïfs, qui ne voient pas la nature de l’islamisme ? Bref, des autruches, attitude d’autant plus troublante que l’on parle parfois d’universitaires, difficilement soupçonnables de ne pas savoir ce qu’est l’islamisme, ce que les islamistes ont à nouveau démontré le 7 octobre 2023 !

Le cœur de la difficulté est probablement dans les rapprochements antisionistes, puisque c’est sans doute essentiellement par ce biais-là que des militants de “gauche” et des islamistes se sont retrouvés dans les mêmes manifestations scandant des slogans explicitement antisémites (mais en général en arabe), via une défiance commune à l’égard de l’État d’Israël, de sa politique actuelle à un pôle, de son existence à un autre, avec tout un éventail entre les deux, allant jusqu’à l’antisémitisme, voire se fondant dans l’antisémitisme, quand est inscrite dans les textes fondateurs du Hamas ou de l’Iran des mollahs, la destruction pure et simple d’Israël.

Où il faut avoir la lucidité de pointer l’illégitimité de l’antisionisme, en tant qu’antécédemment aux dérives sur l’interprétation de ce terme, et à la politique de tel ou tel dirigeant de l’État d’Israël, il finit par viser tout simplement une revendication symbolique inhérente à la judéité : la (minuscule) terre constitutive de la judéité (et qui n’en est pas moins laïque). Je cite Pauline Bebe, rabbin : “Israël, le pays, la terre, est l’objet d’un attachement plusieurs fois millénaire des juifs. Non pas comme simple refuge pour les juifs après la seconde guerre mondiale, mais comme terre foulée par les pieds de nos ancêtres, décor de notre histoire, lieu de renaissance de l’hébreu, la langue du judaïsme, lieu de vie du judaïsme comme la diaspora, lieu de renouvellement d’interprétation et d’inspiration. Il ne s’agit pas de politique mais l’âme juive trouve des racines, un de ses foyers sur cette terre mentionnée quotidiennement dans nos prières” (“Les dix commandements de la lutte contre l’antisémitisme”, Revue de l’Amicale des pasteurs français à la retraite, 26 mars 2019).

Un petit peuple : 15 millions dans le monde, face à 2,5 milliards de chrétiens et 1,8 milliards de musulmans. 15 millions aujourd’hui. Chiffre à peine supérieur au nombre de juifs à l’époque, selon les historiens, de l’Empire romain. Pourquoi presque les mêmes chiffres ? À cause de la violence qu’ils ont subie tout au long de l’Histoire en Occident comme en Islam et ailleurs, à cause du racisme antisémite qu’ils continuent de subir sous le nom d’antisionisme (terme inventé par Staline pour n’être pas accusé d’antisémitisme). Or, qu’est-ce que le sionisme, en son sens premier (cf. Théodore Herzl) : la revendication d’un État souverain, libéré de la colonisation turque de l’époque, juifs à côté et avec les autres habitants de la province turque de Palestine, musulmans et chrétiens. La décolonisation a eu lieu en 1948, sous le mandat britannique. Une double décolonisation, refusée par les États arabes de la région : pas question pour eux de juifs souverains (effet de la théologie de la substitution dans le monde arabo-musulman : les “communautés” non-musulmanes doivent être “soumises”) ! D’accord pour les Arabes, mais pas pour les juifs, fussent-ils des juifs arabes ! (L’antisémitisme local précède 1948 : pogroms, alliance du mufti de Jérusalem avec Hitler, à l’instar des frères musulmans, mouvance du futur Hamas, alliée du nazisme dès les années 1920. Cf. Georges Bensoussan, Les Origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), Que sais-je ?, 2023 ) Nostalgie d’un autre colonialisme, celui de la domination coloniale arabe puis turque. Désir de décolonisation vis-à-vis de la dernière forme locale, anglaise, mais refus de la décolonisation des juifs ! Pourquoi ?

Un héritage international, dont est empreint le secrétariat général actuel de l’Onu, qui a mis quatre mois à reconnaître que le pogrom du 7 octobre pose problème, ou que la capture d’otages est un problème en soi, fait du Hamas ; un secrétaire général de l’Onu qui pendant ce temps donnait des satisfecit aux talibans et minimisait la violence de l’Iran contre les femmes, pendant que les mollahs tiraient les ficelles de leurs “proxis” contre Israël (le peuple iranien ne s’y trompe pas, qui refuse de soutenir la politique “antisioniste” des mollahs).

Israël accusé de génocide ou d’apartheid par les dictatures de la planète, faisant d’Israël le bouc émissaire d’une mémoire sélective. “Apartheid” : comment citer tous les Arabes israéliens dans les instances les plus élevées d’Israël — depuis le directeur de la banque centrale, Arabe israélien, jusqu’aux élus arabes de la Knesset ? Quel régime d’apartheid pour faire cela ? Alors on invoque les mesures de contrôle, ou le mur qui a permis de limiter les attentats quotidiens des fanatiques qui se faisaient sauter dans des bus bondés. Et après l’horreur du 7 octobre, dès le 8 octobre on refuse à nouveau à Israël le droit de se défendre, le devoir de défendre sa population, et on parle, quand il tente de se débarrasser et de débarrasser le peuple palestinien de la menace terroriste oppressive qui se cache derrière ses civils, mués sans vergogne en boucliers humains, de “génocide” ! L’atroce souffrance des Gazaouis est due avant tout à ses oppresseurs du Hamas, que personne ou presque ne semble mettre en cause, alors qu’ils clament leur refus de protéger leurs civils, leur racisme antisémite stipulé dans leur charte, et leur volonté d’éliminer “les juifs” !

Où l’antisionisme apparaît comme ce qu’il est. “L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort.” (Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible, 1965)

RP

jeudi 26 juin 2025

L'abstraction originelle — marque de l'humain



Figures très connues, les “Vénus paléolithiques” sont parmi les formes les plus emblématiques de l’art préhistorique. Ces statuettes, datées du Paléolithique supérieur (il y a environ 30 000 à 10 000 ans), présentant généralement des formes très accentuées (seins, ventre et fesses), ont fait parfois supposer un réalisme exagéré : ne sachant qui furent les artistes, hommes ou femmes, on y a souvent vu des hommes fabriquant des images érotiques d’un réalisme outré. Mais précisément n'y a-t-il pas au contraire dans ces caractères physiques exagérés l'indice de l’abstraction ? Il existe aussi des figures féminines aux caractères sexués schématiques, où seuls certains éléments comme le bassin ou la vulve sont mis en avant. Abstraction encore. Et peut-être indice d’un art pas nécessairement masculin…

Toujours dans l’abstraction : les statuettes cycladiques du Néolithique, plus récentes (il y a 5000 ans env.), sont remarquables par leurs lignes épurées et leur stylisation poussée. Cette abstraction se retrouve également en amont dans l’art pariétal (entre 40 000 et 10 000 ans env.), où des signes et symboles féminins (comme le triangle pubien ou les silhouettes schématiques) sont omniprésents et témoignent d’une volonté de représenter l’essence du féminin.

Imaginer que l’on aurait avec les “Vénus” des représentations réalistes, suppose oublier que l’art réaliste date de la fin du Moyen Âge. On mentionne souvent Giotto (XIIIe-XIVe s.) comme marquant l'apparition de la perspective. Jusque là on est dans la symbolique, avec la dimension abstraite de la symbolique. Le développement du réalisme a parfois fait juger, dévalorisant la symbolique, que les statues grecques antiques relevaient du réalisme, ignorant qu’elles visaient au contraire la représentation via le corps d’un idéal supra-temporel, bref, abstrait.

Dans l’art grec classique, la représentation du corps humain tend à l’idéalisation et à la recherche de proportions parfaites, en conservant une dimension symbolique héritée de traditions plus anciennes. Les statuettes cycladiques, mais aussi sans doute les “Vénus paléolithiques”, préfigurent par leur abstraction la stylisation du corps dans l’art grec archaïque, où la forme humaine devient support de réflexion sur la beauté idéelle.

Cette continuité révèle comment l'abstraction préhistorique et l'idéalisation grecque convergent vers une méditation sur l'identité humaine, où la figure féminine incarne la dualité entre matérialité corporelle et aspiration à l'unité perdue. — Ce que l'on retrouve dans l'art africain ou dans l'art contemporain, qui s'en inspire (comme le revendique par ex. un Picasso à partir de 1907).

Dans Le Banquet de Platon, Aristophane propose le mythe de l’androgyne : des êtres originels, à la fois mâles et femelles, séparés par les dieux, cherchant à retrouver leur unité perdue. Ce mythe met en avant la recherche de la complétude et de la complémentarité des sexes, un thème que l’on peut rapprocher de l’abstraction des représentations préhistoriques : la figure féminine, parfois fusionnée à des éléments masculins ou réduite à l’essentiel, pourrait symboliser la quête d’unité ou d’origine.

L'abstraction des figures féminines préhistoriques réduites à l'essentiel — avec parfois fusion des sexes — reflète cette aspiration à l'unité.

Pensons aussi à la Genèse, où l’image de Dieu est donnée dans la dualité de l’homme et de la femme (Gn 1, 27), séparés par la concrétisation des deux côtés de l’humain primordial (Gn 2, 21).

L'abstraction, qui vise l'idéel, présente dès l’origine de l’art, est peut-être, outre les tombes intentionnelles, la marque de l’humain comme être religieux, en quête de l’ultime, de l’archétype qui le fonde.

Si l'abstraction procède, au plan immanent, de l'évolution du développement du cerveau en vue de la survie de l'espèce (du façonnement d'outils à la réflexion mathématique), s'y opère une rejonction de l'intuition de l'éternité (Ecc 3, 11).


RP, 25.06.25

mercredi 25 juin 2025

"Une sorte d’horreur submerge toute l’âme"



“Dans le meilleur des cas, celui que marque le malheur ne gardera que la moitié de son âme.

Ceux à qui il est arrivé un de ces coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé, ceux-là n’ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens qu’ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n’ont jamais eu contact avec le malheur proprement dit n’ont aucune idée de ce que c’est. C’est quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose, comme les sons, dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d’état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à l’égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment, c’est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des malades et même la résurrection d’un mort.
[…]
Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu’un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d’horreur submerge toute l’âme. Pendant cette absence il n’y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c’est que si, dans ces ténèbres où il n’y a rien à aimer, l’âme cesse d’aimer, l’absence de Dieu devient définitive. Il faut que l’âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d’elle-même. Alors un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. Mais si l’âme cesse d’aimer, elle tombe dès ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l’enfer.”

(Simone Weil, L’Amour de Dieu et le malheur, Œuvres, Quarto p. 694-695)

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Simone Weil écrit cela en 1942. Depuis, il y a eu la connaissance de la Shoah…

Elie Wiesel à Auschwitz, adolescent enfermé dans un camp — qui vient de comprendre que l'odeur atroce que dégage une sombre fumée,… est celle de ses parents, — assiste à la pendaison d'un jeune garçon. Dieu demeure dans le silence. Une voix parmi les hommes derrière lui murmure douloureusement : "Où est ton Dieu ? Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : — Où est-il ? Le voici — il est pendu ici à cette potence…"
(Elie Wiesel, La nuit, éd. de Minuit 1958, p. 121-122)

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Cioran, en 1952 :

“Par l'intensité de ses conflits, le XVIe siècle [celui du tableau de Jérôme Bosch ci-dessus, L'Enfer] nous est plus proche qu'aucun autre ; mais je ne vois pas de Luther, de Calvin en notre temps. […] — Si l'allure nous fait défaut, nous marquons toutefois un point sur eux : […] La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour eux sa double face. Pour nous, il n'y a plus d'élus.”
(Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, Œuvres, p. 770)