lundi 10 février 2025

Le 8 octobre : généalogie d'une haine vertueuse

Par Eva Illouz — extraits

4e de couverture :
Les grands événements ont leur jour d'après. C'est le sujet de ce Tract, qui s'interroge sur la révélation d'un antisémitisme de gauche au lendemain de l'attaque du Hamas contre Israël. Aurions-nous pu penser que, dans les milieux progressistes occidentaux, le 8 octobre 2023 puisse ne pas dire le jour de la compassion unanime à l'égard des victimes des atrocités de la veille ? Au lieu de cela, on entendit, à New York comme à Paris, des voix autorisées saluer, avec une émotion jubilatoire, un acte de résistance venant châtier l'oppresseur israélien. Décomplexé, cet antisionisme radical a eu pour terreau un système de pensées, la "théorie" qui, avec sa passion déconstructiviste, tend à plaquer une structure décoloniale sur les événements du monde, au mépris du fait brut et de sa complexité. On peut mettre au jour les causes d'une guerre ; on cherchera plutôt ici à retracer la généalogie intellectuelle de ce qui nie l'évidence du crime... Et à remonter aux sources de cet antisémitisme de confort où le Juif cristallise ce que certains esprits jugent bon de reprocher à une partie de l'humanité.


P. 4-7 :
Certains événements surgissent sur la scène du monde et y marquent immédiatement une rupture fondamentale. Le 7 octobre est l’un d’eux. Le Hamas, cette organisation qui, en 2007, avait pris le pouvoir par la force dans la bande de Gaza (en tuant des membres du parti opposé, le Fatah) et qui a été classée par les États-Unis et l’Union européenne comme terroriste, commettait des crimes contre l’humanité, tuant près de 1 200 Israéliens, civils pour la plupart. Même les plus sinistrement accoutumés à la sauvagerie humaine ont frémi devant la cruauté délibérée de ces massacres : enfants et bébés tués à bout portant, violences et sévices sexuels d’une intensité rare, familles entières carbonisées, parades publiques de cadavres au milieu de foules dansant et chantant, le tout filmé avec jubilation et diffusé dans le monde entier par le biais des réseaux sociaux. Il s’agissait là d’un régime nouveau de l’atrocité : loin de se cacher, les terroristes s’exhibaient fièrement au moyen de caméras GoPro et diffusaient les images de leurs meurtres en direct. Plus choquantes encore que ce régime « festif » du crime contre l’humanité, furent les réactions d’un nombre étonnant de progressistes qui se sont joints au chœur joyeux des foules gazaouies.
Pour autant que je me souvienne, aucun autre massacre – au Soudan du Sud, au Congo, en Éthiopie, au Sri Lanka, en Syrie ou en Ukraine – n’a fait autant d’heureux en Occident et dans les pays musulmans. Le dimanche 8 octobre, lors d’un rassemblement « All Out for Palestine » dans la ville démocrate de New York, on pouvait voir des personnes en liesse mimer l’acte d’égorger. Bret Stephens, chroniqueur au New York Times, assistait à ce rassemblement. Il y cherchait, écrit-il, des expressions de tristesse ou d’empathie, même forcées ou convenues. Il n’en trouva aucune et n’y discerna qu’« ivresse et jubilation ». Ce cas fut loin d’être isolé. Joseph Massad, professeur d’origine jordanienne enseignant à l’université de Columbia, avait qualifié le massacre de « stupéfiant », « innovant » et « impressionnant ». Russell Rickford, historien de Cornell spécialisé dans la tradition du radicalisme noir, s’est dit « exalté » par l’annonce du massacre. Au Royaume-Uni, à Brighton, lors d’un rassemblement similaire, un manifestant prit un mégaphone pour qualifier les attentats de « beaux », « inspirants » et « réussis ». Et ce, alors que nous savions déjà que des bébés et des enfants en bas âge avaient été sauvagement massacrés.
En France, le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), créé en 2009, publiait un communiqué officiel sur cette journée du 7 octobre affirmant son « soutien aux Palestiniens et aux moyens de luttes qu’ils et elles ont choisi pour résister ». Le mouvement post-colonial PIR (parti des Indigènes de la République) fêtait le massacre comme une résistance héroïque. Un membre du groupe juif français de gauche, l’UJFP (l’Union juive française pour la paix), a comparé le Hamas au groupe Manouchian, c’est-à-dire au groupe d’étrangers qui ont rejoint la Résistance française contre les nazis, pour être ensuite capturés et exécutés par ces derniers. Sur le podcast Democracy now !, la professeure de rhétorique américaine Judith Butler voyait dans les atrocités un fait de résistance. Aux États-Unis, trente-trois groupes d’étudiants de Harvard ont attribué l’entière responsabilité du massacre… à Israël lui-même. Parmi les centaines de déclarations que j’ai lues, celle-ci, exprimée par Andreas Malm, professeur vedette d’écologie humaine à l’université de Lund à Malmö, paraît exemplaire : « La première chose que nous avons dite dans ces premières heures [du 7 octobre] ne consistait pas tant en des mots qu’en des cris de jubilation. Ceux d’entre nous qui ont vécu leur vie avec et à travers la question de la Palestine ne pouvaient pas réagir autrement aux scènes de la résistance prenant d’assaut le checkpoint d’Erez : ce labyrinthe de tours en béton, d’enclos et de systèmes de surveillance, cette installation consommée de canons, de scanners et de caméras – certainement le monument le plus monstrueux à la domination d’un autre peuple dans lequel j’ai jamais pénétré – tout d’un coup entre les mains de combattants palestiniens qui avaient maîtrisé les soldats de l’occupation et arraché leur drapeau. Comment ne pas crier d’étonnement et de joie ? »
Des femmes avaient été tuées d’une balle dans la tête en même temps qu’elles étaient violées, d’autres avaient été retrouvées avec le bassin brisé tant les assauts sexuels avaient été violents ou bien retrouvées mortes avec des clous dans les parties génitales9. Face à ces faits, ce professeur dont le salaire est payé par une université dans une grande démocratie, n’éprouvait qu’une jubilation devant des terroristes en route vers leur pogrom. Que les Palestiniens aient pu éprouver une certaine Schadenfreude (joie mauvaise) pouvait peut-être s’expliquer à la lumière d’un conflit vieux d’un siècle ; mais qu’en était-il des Canadiens, Américains, Suédois ou Français ordinaires pour qui aucune mémoire personnelle n’était en jeu ? Comment expliquer leur joie étrange ou leur indifférence face à la nouvelle du pogrom ? L’excitation des universités, des intellectuels et des artistes du monde fut d’une uniformité morne et stupéfiante. […]