dimanche 14 décembre 2025

Hanouka 5786



Lumière de Hanouka 5786/2025
Lumière voilée en Australie et dans le monde par les effets de l'antisémitisme déchaîné le 7 octobre 2023 et répercuté par tous ceux qui dès le 8 octobre accusent, non les bourreaux, mais leurs victimes — jusqu'à traiter de "génocidaires" ceux qui, comme Joann Sfar, Charlotte Gainsbourg ou Patrick Desbois, refusent de soutenir les bourreaux des massacres du 7-octobre !
Que la lumière triomphe des ténèbres.

mardi 2 décembre 2025

Facettes et fascinations de l'"antisionisme"

Le cas François Genoud : fasciné par l'"antisionisme", portant en lui-même et en même temps les facettes extrême-droite et extrême-gauche de la même fascination…


Documentaire réalisé d'après
le livre de Pierre Péan, L'Extrémiste, François Genoud, de Hitler à Carlos, Fayard, 1996

Sur Genoud cf. ici.


Voir aussi l'excellente pièce de théâtre, L'Injuste :


"En 1993, dans un bunker perdu dans une forêt Suisse, François Genoud, le détenteur des droits d’auteur d’Hitler et Goebbels vit ses dernières heures. Toute sa vie le banquier des nazis a échappé à la justice et aux remords. Pour son dernier baroud d’honneur, il reçoit une jeune journaliste d’un quotidien israelien. Mais pourquoi elle ? Que cherche-t-il ?
Cette interview sera son testament pour l’histoire, un dernier pied de nez à l’humanité. Mais la jeune femme qui se tient en face de lui est bien décidée à ne pas rendre la fin de vie de François Genoud aussi facile qu’il avait imaginé []."


Le nazisme comme point culminant du racisme, les deux éléments de l'idéologie de Genoud soulignent l'urgence de refuser la "concurrence des mémoires" :
"Dès le départ, la race n'est en aucun cas une "réflexion après coup", une "déviation" des idéaux occidentaux ostensiblement non raciaux, mais plutôt un élément central qui les façonne." (Charles Wade Mills, Le contrat racial)

lundi 17 novembre 2025

"Le début de la tyrannie"

Quid, nous demandions-nous, lorsque on n’a plus ni quête de la régénération, ni reconnaissance sérieuse de l’État de droit ?


Façon de passage de la démocratie à la tyrannie via la démagocratie (qui flatte d'un côté et consiste de l'autre à se contenter en tout d'un supposé "consentement")…

… phénomène remarqué dès la plus haute antiquité…

"Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants,
Lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles,
Lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter,
Lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne,
Alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie."

(Platon, La République, extrait et résumé du liv. VIII, 562-569. Cf. infra les commentaires)

Mise en garde relue dans le seconde épître à Timothée avertissant sur…

"des temps difficiles.
Les hommes seront épris d’eux-mêmes, attachés à l’argent, vaniteux, arrogants, médisants, rebelles à leurs parents, ingrats, immoraux,
insensibles, déloyaux, calomniateurs, intempérants, cruels, ennemis des gens de bien,
traîtres, emportés, enflés d’orgueil, aimant moins Dieu que leurs plaisirs,
ayant l’apparence de la piété, mais reniant ce qui en fait la force."

(2 Ti 3, 1-5)

… "en toute beauté, le début de la tyrannie."

mercredi 12 novembre 2025

"Syneidesis", ou "la loi dans les cœurs"

Nos sociétés sont extrêmement fragilisées lorsque des personnes qui aspirent aux plus hautes fonctions, voire les ont exercées, mettent en question les décisions de justice quand elles ne leur sont pas favorables, détournant ainsi l'attention de ce qui leur est reproché ou dont elles sont suspectées (de tentatives de corruption financière à dérives sexuelles, en passant par prise illégale d’intérêt) vers les instances qui les mettent en question sur leurs pratiques ; des mises en question des instances juridiques qui ouvrent la porte à toutes les démagogies et à tous les extrêmismes, allant jusqu’à la désignation de boucs émissaires — très visibles, par ex. dans la montée de l’antisémitisme (fût-ce sous d’autres termes, comme par ex. “antisionisme”). Mutatis mutandis, on a le même problème dans les Églises (suite aux dérives, entre autres sexuelles, dont plusieurs ont fait l’actualité) ; où l’on voit se cacher, par ex. derrière l’idée de “consentement” — fortement remise en cause par des féministes comme Manon Garcia (au plan philosophique et éthique) ou Catharine MacKinnon (au plan juridique) — tel ou tel mis en cause qui tente de détourner l’attention de la mise au jour de ses dérives vers celles ou ceux qui les ont mises au jour…

Ce faisant nos sociétés civiles ou institutions civiles, ou religieuses, ont fortement dérivé de ce que l’éthique de l'intériorité qui les avait fondées s'était efforcée de discerner… Un exemple illustrant la conscience du problème : Kant…



Il est connu que Kant a été éduqué dans ce courant du protestantisme luthérien qu’est le piétisme, qui met l'accent sur l'expérience intérieure de la foi, la régénération, la conversion personnelle et la sanctification — une amélioration morale constante et sérieuse.

Le piétisme requiert une révolution intérieure (une “régénération”) de la volonté, où la loi morale est reçue par conviction. Kant transpose cette exigence religieuse dans l'éthique pure : l'individu doit être régénéré moralement pour agir par pur respect du Devoir.

L'idéal révolutionnaire français, teinté par l’influence, parfois clairement revendiquée, des courants républicains puritains / calvinistes, portait l'espoir d'une régénération collective et politique de la nation, où les citoyens feraient preuve de vertu pour faire fonctionner la République — même vocabulaire, “régénération”, chez les révolutionnaires français, les puritains anglo-américains qui les ont influencés (en tatonnant comme eux, posant des réflexions allant de Hobbes à Locke et alii…), et Kant qui en fait la relecture : sous l’angle où l'accent est mis sur l'expérience morale intérieure, l'esprit puritain et le piétisme sont très proches. Pour Kant, cet idéal de vertu est la condition sine qua non pour que puisse réellement s'effectuer le projet politique de la Révolution (l'établissement d'une constitution républicaine fondée sur le Droit — avec ses limites, dont, hélas, les limites de l'universalisme : cf. les travaux de Charles W. Mills et ceux d'Amandine Gay ; cf. aussi, Raphaël Lagier, Les races humaines selon Kant, PUF 2004).

L'essence même de la contribution éthique de Kant consiste en une universalisation de concepts théologiques centraux, les reliant à la possibilité (et la difficulté) de la moralité humaine.

La régénération morale intérieure de la conscience (qui a tout d'une relecture de l'épître de Paul aux Romains, ch. 1-3), est le point de départ de la réflexion éthique de Kant. Paul aux Romains (2, 14-15) affirme : « Quand les païens, qui n’ont point la loi, font naturellement ce que prescrit la loi, ils sont, eux qui n’ont point la loi, une loi pour eux-mêmes ; ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leur cœur, leur conscience (syneidesis) en rend témoignage, et leurs pensées tantôt les accusent tantôt les défendent… » La syneidesis commune à toute l'humanité est pour Paul la loi intérieure, avec la nécessité de l'inscription de cette loi dans les cœurs (cf. les prophètes Jérémie, ch. 31, et Ézéchiel, ch. 36) ce qui est exactement la régénération : ces versets de Paul fondent sa théologie d'une loi naturelle ou d'un sens moral inné et universel, même chez ceux qui n'ont pas reçu la révélation explicite (la loi/nomos mosaïque). La syneidesis (conscience) est cette voix intérieure qui agit comme juge, tantôt accusant, tantôt défendant.

La « loi inscrite dans le cœur » est l'expression de la Raison pratique de Kant que chaque être humain possède. C'est la source de l'Impératif catégorique (agir de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle).

La syneidesis est le tribunal intérieur qui nous juge selon cette Loi morale universelle que nous nous donnons à nous-mêmes. Cette conscience morale universelle est ce qui rend possible l'idéal de la régénération morale intérieure : si la loi n'était pas déjà en nous, toute moralisation serait une contrainte extérieure et non un devoir libre.

Pourtant, Kant doit aussi constater l'inverse : l'existence du Mal radical (das Radikal Böse). Toujours en conformité avec son héritage piétiste, et en accord avec l'observation de l'histoire (comme les dérives de la Révolution), cet idéal de la régénération se heurte à la réalité du Mal radical comme un obstacle intérieur insurmontable par la simple loi politique.

L’existence du Mal radical fonde la nécessité de la régénération. La présence de la conscience, syneidesis, n'implique pas que nous obéissons automatiquement et toujours à ses commandements. Kant constate que l'homme a une propension innée à subordonner cette Loi morale, syneidesis, à des motifs égoïstes (selon le Mal radical). Il choisit de ne pas suivre la loi qu'il reconnaît pourtant (cf. Romains 7). C'est pourquoi la régénération (ou la « révolution de la disposition » dans son cœur) est nécessaire. Il ne suffit pas d'avoir la conscience de la Loi ; il faut une conversion ou un changement du fondement suprême de toutes nos maximes.

Pour Kant, la syneidesis (Romains 2, 14-15) est le point d'appui de toute moralité et de tout espoir de régénération. Mais à cause du Mal Radical (l'écho du "tous ont péché" – Ro 3, 23 / "tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu"), cette conscience n'est jamais suffisante en elle-même ; elle appelle une régénération intérieure radicale pour être vraiment effective. C'est ce combat qui définit l'existence morale de l'homme.

Kant constate que, sans la régénération morale intérieure (cette vertu que le piétisme et les lumières, dans la lignée britannique, exigeaient), le projet politique de la Révolution ne peut pas fonctionner. La loi extérieure seule ne suffit pas à rendre les hommes justes ou vertueux.

La nature du Mal radical n’est pas simple ignorance, mais relève d'une propension universelle et innée de la volonté humaine à subordonner le respect de la Loi morale à l'intérêt personnel. C'est une perversion dans le fondement même de toutes nos maximes.

Ce Mal radical est l'obstacle intérieur qui rend la régénération complète (l'établissement permanent et parfait du règne de la vertu) historiquement impossible par les seules forces humaines. Il explique les rechutes, l'égoïsme et la violence qui ont dénaturé l'idéal révolutionnaire (la Terreur).

Cette lecture kantienne du Mal radical correspond une relecture de Paul aux Romains 1-3, Paul conclut que "tous ont péché" (Romains 3, 23) et que la Loi seule (la Torah, mais aussi la conscience) ne peut pas rendre l'homme juste ; elle ne fait que révéler le péché. L'humanité est sous l'emprise du péché.

Le Mal radical est l'équivalent philosophique de cette emprise. C'est le constat tragique (commun à Paul) d'une corruption fondamentale de la volonté humaine qui précède toute action.

L'héritage piétiste donne à Kant l'idéal d'une régénération morale nécessaire à la réussite politique de la Révolution. La relecture de Paul aux Romains (le "tous ont péché") lui donne le constat inverse du Mal radical, qui est l'obstacle infranchissable à cette même régénération. Le projet révolutionnaire, bien que signe d'un progrès moral possible, est donc condamné à un combat incessant et imparfait contre cette tare intérieure de l'humanité.

*

Le Mal radical sert de principe explicatif fondamental chez Kant pour comprendre pourquoi l'événement historique le plus prometteur pour l'humanité — la Révolution française, porteuse de l'idéal de régénération — a été simultanément le théâtre de dérives et de faillites.

La Terreur est, bien sûr, la manifestation la plus extrême du Mal Radical.

Elle représente la subordination totale du droit et du devoir à des maximes égoïstes ou tyranniques déguisées en vertu. Au lieu de laisser l'Impératif catégorique guider la législation, les acteurs de la Terreur ont agi sous l'empire de la passion, de la peur ou de l'intérêt personnel (au motif de sauver la Révolution à tout prix), justifiant l'usage de la violence.

C'est l'illustration historique du fait que l'homme, même lorsqu'il vise un bien suprême (la liberté politique), reste un être dont la volonté est fondamentalement pervertie (le Mal radical) et capable d'inverser l'ordre des maximes.

Mais, en-deçà de la Terreur, ce qui lui correspond est le manque de civisme et la corruption : les dérives quotidiennes. Le Mal radical explique aussi l'échec de la régénération à un niveau plus ordinaire et persistant. Il empêche l'instauration durable de la République (au sens kantien d'État de Droit) en minant l'engagement des citoyens.

La tendance à subordonner la loi morale (ne pas voler, ne pas abuser de son pouvoir, etc.) au mobile sensible de l'enrichissement personnel (ou autres bénéfices personnels), se traduit en défaut d'effectivité de la justice et de l'État de Droit. L'intérêt privé prime sur le bien commun. Exercer pleinement ses devoirs de citoyen demande un effort. Le défaut de la vertu nécessaire au fonctionnement d'une république la sape. La paresse morale entrave le progrès politique.

Pour Kant, ces dérives (Terreur, corruption, manque de civisme) sont toutes des symptômes d'un défaut de régénération causé par le Mal radical universel ("tous ont péché").

Le Mal radical est l'obstacle intérieur qui fait de la régénération morale la condition sine qua non, mais aussi l'entreprise la plus difficile de l'humanité. Le projet de la Révolution ne peut être effectif que si la régénération politique (l'établissement de lois justes) est accompagnée d'une régénération éthique (la conversion de la disposition de la volonté), chose que le Mal radical rend structurellement incertaine.

*

Les traditions puritaines (anglo-américaines), une des sources de la révolution française, et la philosophie morale kantienne partagent un même point de départ rigoureux : l'établissement d'un ordre juste et stable exige un changement moral radical chez les individus.

Le système puritain est fondé sur la notion de Pacte/Alliance (Covenant), structuré principalement autour du :
— “pacte de grâce”, l'accord de salut entre Dieu et l'individu, reçu par la foi, qui se manifeste par une régénération (conversion) véritable, profonde et visible par la vertu et l'expérience religieuse.
— “pacte social”, l'accord fondateur de la société. Pour les Puritains, la société idéale (typifiée en principe par l'Église visible) doit être composée de personnes qui vivent de la régénération, condition d'entrée et de maintien dans le pacte. Sans ce renouvellement intérieur, le pacte est vidé de sa substance spirituelle.

L'idéal républicain de la Révolution française est la reprise et l’extension de cette exigence (Toussaint Louverture étant le symbole concret de son universalisation).

La régénération est le passage de la subjectivité égoïste à l'autonomie morale et au civisme vertueux. La République est le pacte social qui ne peut fonctionner que si les citoyens subordonnent leur intérêt personnel à la loi universelle (la Loi Morale / Loi du Droit).

Pour Kant, issu du piétisme (proche de l'esprit puritain par l'accent mis sur l'expérience morale intérieure), la régénération morale intérieure (la révolution de la disposition) est le prérequis transcendantal à toute régénération politique effective.

La dérive de la Révolution et la nécessité du Half-Covenant aux États-Unis puritains trouvent leur explication philosophique dans le péché originel ou / i.e. le Mal radical kantien. Le Mal radical kantien est la faillite universelle de l'exigence de régénération (Kant lui-même en est victime, par ex. quand il adhère au mythe de la hiérarchie des "races").

Il est l'équivalent philosophique du constat théologique paulinien : « tous ont péché » (Romains 3, 23).

Il rend la régénération individuelle complète et universelle impossible à atteindre par les seules forces humaines.

Le Mal radical explique pourquoi, même après la Révolution (ou la "conversion" puritaine), les hommes retombent dans la corruption, le manque de civisme et la Terreur, ou la non-abolition de l'esclavage et donc le racisme. Le Pacte/Alliance (Covenant), qu'il soit politique ou religieux, est constamment menacé de l'intérieur par l'égoïsme fondamental des volontés.

Le Half-Covenant, ou Half-Way Covenant (Demi-Pacte), adopté par certaines Églises puritaines en Nouvelle-Angleterre au XVIIe siècle est une réponse pragmatique et institutionnelle à la même problématique que celle soulevée par le Mal radical kantien ; dans une sorte de compromis nécessité par le Mal radical.

Le Half-Covenant est, en termes théologico-politiques, la reconnaissance institutionnelle de la force du Mal radical…

… Fondant l'admission qu'il est impossible d'établir un ordre fondé uniquement sur une régénération parfaite et universelle. Le piétisme kantien et la Révolution ont pu rêver d'une régénération complète (un État de Vertu), mais le Mal radical impose une solution de rechange (le Half-Covenant puritain ou l'État de droit / le Rechtsstaat kantien) qui gère l'imperfection humaine plutôt que de l'éradiquer, garantissant la légalité et l'ordre social malgré le défaut de moralité intérieure.

Quid lorsque on n’a plus ni quête de la régénération, ni reconnaissance sérieuse de l'État de droit ?

RP

vendredi 7 novembre 2025

Iéna 1806 ou relire l'Histoire



Quand les Iraniennes se dévoilent, que dévoilent-elles de l’Histoire ?

Le combat idéologique que Fukuyama pensait terminé le 9 novembre 1989 avec la chute du Mur de Berlin a repris de plus belle… lit-on couramment. Ainsi nous ne serions pas parvenus à la “Fin de l'Histoire”, mais nous serions plutôt dans une période de “retour de l'Histoire” marquée par la remise en cause de la démocratie libérale par de nouveaux compétiteurs idéologiques… sauf si la “fin de l’histoire” de 1989 avait juste imité une fin qui aurait eu lieu avec la bataille de Iéna le 14 octobre 1806 !… Retour à la bataille de Iéna mais dans une relecture désabusée du devenir dernier homme… l'hypothèse de Fukuyama retournant alors à la source hégélienne de la “Fin de l'Histoire” (la Bataille de Iéna), la victoire apparente de la démocratie libérale en 1989 étant comme une répétition ou une confirmation désabusée de l'événement originel. Le véritable "point final" philosophique – débouchant sur le "Dernier Homme" – se serait produit beaucoup plus tôt.

Pour les hégéliens (et Fukuyama qui s'inspire de Kojève), la Bataille de Iéna, où Napoléon vainquit la Prusse le 14 octobre 1806, est considérée comme le moment où l'Esprit (la Raison, la Liberté) s'est réalisé dans le monde avec l'exportation des principes de la Révolution française (liberté individuelle et reconnaissance universelle) à travers l'Europe.

Peut-être est-ce cela, cette hypothèse de relecture, qu’en se dévoilant, dévoilent aujourd'hui les Iraniennes.

À Iéna, le principe de l'État rationnel, fondé sur la liberté et la reconnaissance universelle (égalité en droit), a vaincu l'Ancien Régime (l’irrationnel) partout en Europe.

Pour Hegel, cela signifiait que l'idéal de l'État avait été trouvé, mettant fin à la lutte idéologique fondamentale.

Si la Fin de l'Histoire est bien 1806, alors toute l'histoire qui suit (y compris les guerres mondiales, le communisme, 1989, et suites jusqu’à aujourd’hui) n'est qu'une longue et douloureuse post-histoire où l'idéal désiré est déjà connu (au-delà de ses contradictions, comme celles dévoilées par Marx, et aussi, déjà avant lui, par Schopenhauer, puis Kierkegaard) et où les luttes ne sont que des tentatives de le réaliser ou des retours de flamme archaïques.

Dans cette optique, l'échec du communisme en 1989 n'est pas la victoire de la démocratie libérale, mais la simple disparition d’un des derniers souhaits d’offrir une reconnaissance supérieure. L'enthousiasme de 1989 n'était qu'une imitation de la vraie Révolution, une simple clarification technique. Elle a confirmé que le seul modèle survivant était bien celui dont le principe avait été établi à Iéna, mais sans la ferveur idéologique de l'époque napoléonienne.

La vraie victoire de 1989 est alors juste celle du "Dernier Homme" (« Si le surhomme nietzschéen est resté de l'ordre du mythe, le dernier des hommes, en revanche, s'est réalisé historiquement » dixit Cioran). Une fois le communisme éliminé, il ne reste plus rien pour défier la vie de consommation et de confort. La fin de l'Histoire n'est plus une promesse d'apothéose, mais une réalité sociologique faite d'apathie et d'absence d'idéal héroïque.

Si la Fin de l'Histoire est 1806, alors les nouvelles révoltes que nous voyons aujourd'hui (islamisme, populisme, radicalismes d’ultra-gauche, ou d’ultra-droite) ne sont plus des luttes pour déterminer le meilleur régime (l'enjeu d'Iéna), mais des révoltes psychologiques contre l'ennui et le manque de sens du “Dernier Homme” : c'est la révolte du Thymos (le désir de reconnaissance) insatisfait contre la vie pacifique et consommée de la post-histoire, demandant juste qu’on la laisse tranquillement s’auto-détruire en détruisant la planète…

L'islamisme, le radicalisme, etc., deviennent des échappatoires eschatologiques pour ceux qui refusent d'accepter qu'aucune cause politique ne vaille plus la peine de mourir depuis la confirmation désabusée de 1989.

Illustration tragique : De “Brazil” à “Chicken for KFC”

Cf. "Syneidesis", ou "la loi dans les cœurs"


RP

lundi 3 novembre 2025

"Pas pierre sur pierre qui ne soit renversée"



Luc 21, 5-6
Comme quelques-uns parlaient du temple en évoquant les belles pierres et les offrandes dont il était orné, il dit :
Les jours viendront où, de ce que vous voyez, il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée.
*
Voilà un texte qui a été utilisé dans une ancienne vision chrétienne pour dire que le destin des juifs était d'être dispersés (diaspora) en punition de la non-reconnaissance du Christ.

Une vision des choses en principe abandonnée qui a eu pourtant des tenants jusqu’à assez récemment. Ainsi Georges Bernanos écrivant le 24 mai 1944 dans O Jornal, presse brésilienne : « Il y a une question juive. Ce n'est pas moi qui le dis, les faits le prouvent. Qu'après deux millénaires le sentiment raciste [sic] et nationaliste juif soit si évident pour tout le monde que personne n'ait paru trouver extraordinaire qu'en 1918 les alliés victorieux aient songé à leur restituer une patrie, cela ne démontre-t-il pas que la prise de Jérusalem par Titus n'a pas résolu le problème ? Ceux qui parlent ainsi se font traiter d'antisémites. Ce mot me fait de plus en plus horreur, Hitler l'a déshonoré à jamais. »

Les “antisionistes” revendiqués jugent couramment “légère” la réception traumatisée du 7-octobre, en renvoyant à un passé remontant à 1948, qui expliquerait le violence inouïe déployée en ce sinistre jour de Simhat Torah de 2023 : “il faut voir la violence d'aujourd'hui dans un contexte plus large”, entend-on asséner par ceux qui veulent distinguer cela de l’antisémitisme antécédent, Et tous de s’essayer à affiner la distinction — parlant qui d’antisionisme, qui de “contresionnisme” ou autres vocables expliquant que l’antisionisme est un phénomène politique contemporain, jurant rejeter l’antisémitisme antérieur, et “racial”. À y regarder de plus près, à mieux élargir le contexte, en remontant plus haut dans l'histoire, il apparaît que le compliment, “légèreté”, pourrait être retourné, comme peut être retournée la précédence dans le rapport antisémitisme-antisionisme.

Dans son texte de 1944, Bernanos reprend et corrige ce qu’il écrivait en 1931 dans La Grande Peur des bien-pensants, où, dans un passage où il soutient l'œuvre de l’antisémite revendiqué Édouard Drumont, La France juive, il dénonce violemment l'influence qu'il juge corruptrice des juifs sur la société française et l'esprit chrétien : « Il y a des jours, écrivait-il en 1931, où je regrette que Titus n’ait pas mis le couteau à la gorge du dernier juif, car ce que nous payons aujourd’hui, ce n’est pas le crime d’un peuple, mais le crime de n’avoir pas été jusqu’au bout du crime. »

Ainsi, explique Bernanos, c’est la "faute" (l'attachement à une terre), qui entraîne un antisionisme spirituel, qui a précédé sa conséquence : la haine antisémite (l'antisémitisme racial). L'antisémitisme trouve ainsi sa racine théologique dans l'"erreur spirituelle" de l'attachement des juifs à leur terre, lié au refus de son dépassement dans le christianisme. C'est bien un antisionisme (sans le mot, et entendu comme l'opposition spirituelle à la revendication juive de la terre) — et pas l'inverse — qui précède l'antisémitisme dans le temps historique, et surtout dans l'ordre théologique et moral.

*

« Il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée », annonçait Jésus parlant du second Temple de Jérusalem, bientôt détruit par Titus.

La destruction du premier temple, en 586 av. J.C., marque, et la perte de souveraineté d’Israël, et la perte, alors provisoire, de la possibilité de sacrifier. Cette perte devient définitive en 70 — jusqu’au Royaume où subsiste comme seul sacrifice la seule action de grâce ; selon ce que le Talmud annonce que dans le Royaume de Dieu, les sacrifices seront abolis, sauf le sacrifice d’action de grâce.

Le retour de l’exil de -587/-586 à Babylone laissera le pays sous la souveraineté de la Perse, puis des divers empires, malgré quelques moments de résistance glorieux comme sous les Grecs, débouchant sur la restauration d’une dynastie sacerdotale, aux prétentions devenant royales. Mais pas de royauté légitime davidique. Et donc pas de réintégration totale de l'ancienne souveraineté. Plus de royaume davidique souverain d’Israël. C’est au point que Jean le Baptiste annonce encore, au temps romain, la fin de l’exil (fin qui pour lui n’a donc pas vraiment eu lieu) et la venue du Royaume. Au point qu’au début du livre des Actes des Apôtres, les disciples interrogent encore le Ressuscité sur le jour de la restauration du Royaume d’Israël (Ac 1, 6) !

Plus de royaume souverain religieux d’Israël, que n'est pas l’État moderne d’Israël, laïque ! héritier de l’État de droit moderne, appelé au XVIIe s. "République de Hébreux". Or c’est là la vocation de l’État moderne d’Israël comme témoin de la République des Hébreux suivant la vocation biblique souhaitée par le prophète Samuel (1 Sa 8, 7) reprise à l'ère moderne dans l'État de droit, reprise et universalisation de la Parole du Sinaï (via les "trois révolutions puritaines" : anglaise, américaine, française — à travers tous les soubresauts, violence et ratés, hélas inéluctables de ce côté-ci du temps). Vincent Peillon souligne le constat qu'en fait Joseph Salvador (1796-1873), qui “formule une véritable apologie du judaïsme. Ce dernier, restitué à sa fierté, fournit un modèle et une inspiration pour la politique démocratique, républicaine, libérale, socialiste, cosmopolitique qui se cherche depuis les Révolutions d’Angleterre, d’Amérique et de France. Pour s’accomplir, la modernité doit donc retourner à ses sources juives, à la religion mère des monothéismes chrétien et musulman, à La Loi de Moïse et à la République des Hébreux.

Or, c’est la vocation de l’Israël moderne et de l’espérance sioniste alliée à la décolonisation juive

Il n’y aura pas de reprise dans l'histoire moderne de souveraineté politico-religieuse, ni en chrétienté, ni en Israël, d’un État, ni a fortiori d’une Église ou d'un culte ! C’est l’erreur des chrétientés médiévales byzantine et latine (auxquelles l’islam a emboîté le pas) que d’avoir cru le contraire. Le Messie à venir — ou à revenir — seul a reçu d'instaurer le Royaume de Dieu.

Les auteurs du Nouveau Testament, à l’instar des scribes pharisiens, ont tiré eux aussi cette conséquence qui s’impose de la perte de souveraineté politique du royaume biblique d’Israël : pas de royaume jusqu’à la venue du Messie. Un Royaume dont la Loi est jusque là inscrite dans les cœurs, et qui n’a donc pas d’institutions pénales "célestes" comme avant -587/-586. En -586, cette application-là de la Torah prend fin — laissant à découvrir ce qu'est la nature du Règne de Dieu, d'un tout autre ordre !… Au-dedans de vous… Et au plan politique, dans l'État de droit.

La dynastie sacerdotale, elle, qui s’est maintenue pendant le premier exil à Babylone, a repris ses fonctions après le retour de Babylone. Le Temple a été rebâti. Il est encore en activité à l’époque du Nouveau Testament — géré par la caste sacerdotale des Sadducéens. Ce second Temple, comme on sait, sera détruit, comme l’annonçait Jésus, en 70, par la Rome de Titus : « pas pierre sur pierre qui ne soit renversée »

Alors disparaîtront, et la dynastie sacerdotale des Sadducéens, et les sacrifices. Le domaine sacrificiel sacerdotal de la Torah prend fin en 70.

De la Loi, de la Torah, qui ne passera pas jusqu’à ce que passent les cieux et la terre (Matthieu 5, 18), subsiste alors, jusqu’à la venue des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, sa dimension morale, dont (de même que l'Église dans le cadre de l'élargissement de l'unique alliance abrahamique puis sinaïtique), Israël a vocation première à être témoin, sous tous ses angles, selon tous les usages que l’on en peut faire — c’est ce qu’avaient parfaitement compris les victimes du 7 octobre, pour la grande majorité partisans d’un vrai dialogue pacifique judéo-arabe. Au cœur de cette perception morale du message biblique, l’action de grâce, où s’établit l’amour pour Dieu (Deutéronome 6, 5), qui se traduit en amour pour le prochain (Lévitique 19, 18).

Cela en un Temple qui n’est pas fait de mains d’hommes, selon la parole de l’Exode (25, 8) : « Ils me feront un sanctuaire, et j’habiterai au milieu d’eux. »

Écho chez le prophète Jérémie (ch. 31, v. 33) : « Voici l'alliance que je ferai avec la maison d'Israël, Après ces jours-là, dit l'Éternel : Je mettrai ma loi au dedans d'eux, Je l'écrirai dans leur cœur ; et je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. » Jérémie repris par l’Épître aux Hébreux (9, 16-20).

*

Deux conséquences : la première, liée à la perte définitive de toute souveraineté religieuse temporelle, déjà advenue depuis la première destruction du Temple, en -586, laisse ses témoins en proie à toutes les menaces et persécutions, sans protection temporelle, militaire ou policière — cela dès avant la seconde destruction, et jusqu'à l'établissement d'un nouvel abri, d'un État sûr.

Deuxième conséquence, scellée définitivement par la seconde destruction du Temple : le dévoilement du sens du Temple. Dieu demeure au milieu de vous, en vous, selon la parole : « ils me feront un temple et je demeurerai au milieu d’eux ». Parole dont tout le sens éclate paradoxalement lorsque le Temple est détruit ! Ce n’est pas en ces murs, qui en sont le symbole, que Dieu demeure, mais au sein du peuple !… élargi, selon la foi chrétienne, aux nations, selon un élargissement (qui s’étend dans un second temps à l’islam) de la perception de la promesse à Abraham : "Regarde vers le ciel, et compte les étoiles, si tu peux les compter. Et il lui dit: Telle sera ta postérité. Abram eut confiance en l'Éternel, qui le lui imputa à justice…" (Genèse 15, 5-6), … une descendance "comme les étoiles du ciel et le sable sur le bord de la mer" (Gn 22, 17).

La présence de Dieu est donnée dans une parole qui nous échappe, qui retentit jusqu’au jour du Royaume en des murs qui ne sauraient la retenir… Non plus que nos mots ne sauraient le faire.

La libre parole de Dieu ne s’enfermant pas plus en des mots qui la portent (Ro 10, 14, "comment en entendront-ils, si personne ne proclame ?") ; qu’en des murs qui la symbolisent ("l'an prochain à Jérusalem"), lorsqu’éclate le sens de l’éclatement des murs c'est dans l’effusion de la parole qu’ils signifient ; au jour où s’abat la menace.

C’est de la parole éternelle qui ne se fixe pas plus dans des mots que dans les murs du Temple qu’il est question ! C’est cette parole dont la destruction du Temple symbolise aussi l’effusion…

Dès les origines, il est question de la parole qui précède et fonde le monde quand elle est énoncée. « Au commencement était la parole » dit Jean 1, 1 en écho à la Genèse où Dieu parle et la chose advient : « Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut ». C'est une parole qui précède même le son.

Dès les origines, « les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’étendue manifeste l’œuvre de ses mains. Le jour en instruit un autre jour, la nuit en donne connaissance à une autre nuit. Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles dont le son ne soit point entendu » (Psaume 19, 1-3).

Une parole qui est infiniment au-delà des mots qui en énoncent l’écho dans le temps comme elle est au-delà des murs du Temple dont il ne restera pas pierre sur pierre. Voilà donc que leur éclatement annonce paradoxalement la proche réconciliation de toutes choses.

Où cette prophétie redoutable sur la fin de Jérusalem et la destruction du Temple s’avère parole de consolation en vue de la destruction dont la menace plane : c’est ici que son sens éternel se dévoile, alors que s’annonce la réconciliation du monde par l’effusion de la parole du retour à Dieu de toute la création plongée dans la soif de sa source, dans le manque de sa source prête à jaillir du Temple renversé… de notre monde renversé. C'est d'une parole de pardon qu'il s'agit, pardon dans le retour à Dieu de tout ce qui charge notre conscience.

Au cœur de la détresse luit la promesse« je demeurerai au milieu d’eux » (Ex 25, 8) ; reprise en écho par le Ressuscité « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du temps » (Mt 28, 20).

RP

vendredi 31 octobre 2025

Du "chat" des cathares à Halloween...



Suite de...

Jules Michelet (La sorcière,1862) a eu l'intuition que la sorcellerie était liée à des croyances populaires réelles et non à une simple invention. Carlo Ginzburg (Le Sabbat des sorcières, 1989) a ensuite utilisé la méthode historique rigoureuse pour prouver et décortiquer cette intuition, en distinguant clairement les fantasmes des juges des traditions des accusés.

La relation entre Michelet et Ginzburg sur la sorcellerie reflète, d'une autre façon, le débat sur l'étude du catharisme entre l'invention totale (thèse "déconstructiviste") et l'existence d'un substrat culturel réel, tel qu'on le trouve chez des auteurs plus anciens comme Napoléon Peyrat (Histoire des Albigeois, 1870-1872), ou récents, comme Jean Duvernoy (Le catharisme : La Religion des Cathares, 1976).

Ginzburg et les historiens comme Duvernoy (suivant l'intuition de Michelet et Peyrat) partagent la conviction qu'il est possible de dégager, par une lecture critique des sources judiciaires et répressives, la réalité d'un phénomène culturel ou religieux populaire qui a été la cible de la persécution, même si cette réalité est très différente du stéréotype que les persécuteurs ont créé.

Reprenons ce que nous développions précédemment, notant une diabolisation de l’enseignement cathare : "Le diable est le Créateur de la matière" (doctrine cathare) : donc les cathares honorent le diable en tant que créateur du monde (accusation polémique) : si le diable est le Maître du Monde, alors les hérétiques doivent nécessairement lui rendre un culte et l'adorer. Si le diable est un dieu (le Mauvais Principe pour les dyarchiens) et le Créateur du Monde, alors les hérétiques ne font que l'honorer en tant que créateur et maître des choses terrestres. Un culte du diable est mis en scène dans un rite infâme et anti-chrétien (inversion du culte, rejet des sacrements, actes obscènes) et prend la forme d'une adoration d'un animal (le chat-diable : katze / ketzer ; catus / cathari), symbole de la bestialité, de la luxure, et de la matière. Culte que l'on trouve dénoncé concernant les dualistes (i.e. cathares) chez Gautier Map (Nord), Alain de Lille (Occitanie), Conrad de Marbourg (Rhénanie).

Réputés par leur ennemis, sur la base de leur dualisme, "adorateurs du diable", la persécution des cathares va s'étendre à d'autres "adorateurs du diable", les "sorciers" et "sorcières". On les retrouve dès le XIVe s., avant l'explosion des persécutions aux XV-XVIIe s., dans un culte du chat (d'origine anti-cathare) — cf. la reprise du chat noir dans l'imaginaire sur les sorcières — devenant un culte du bouc (renvoyant aux figures des divinités sylvestres, aux faunes, et aux satyres).

Derrière ces dérives, il y a (comme l'a perçu Duvernoy dans la suite de l'intuitif Peyrat) un réel mouvement dualiste pour les cathares ; de même qu'il y a un réel reliquat d’un culte chamanique de Diane pour les sorciers et sorcières (comme l'a perçu Ginzburg dans la suite de l'intuitif Michelet) ; cela derrière l'interprétation paranoïaque qui a tout confondu : les sorcières (daïmoniales) se rendant au sabbat (juif) pour leurs vauderies (vaudoises) ! L'imagination a fait le diabolique, mais n'a pas éliminé le réel duquel elle s'est autorisée, à l'appui des persécutions et de la torture et d'un poids théologique remontant à Antiquité chrétienne, voyant glisser le sens du grec daïmon au terrifiant démon.

Dans le contexte philosophique et culturel grec (avant sa "christianisation" complète), le terme daïmon n'avait pas la connotation forcément maléfique qu'il a prise par la suite. Un daïmon était généralement considéré comme une entité spirituelle intermédiaire entre les dieux et les mortels. Il pouvait être un esprit de héros défunts, une divinité mineure, ou un génie. Il était moralement ambivalent. Il pouvait être un eudemon (bon esprit, d'où le mot "eudémonisme") ou un kakodemon (mauvais esprit). Socrate, par exemple, parlait de son daimonion comme d'une voix intérieure, un signe divin ou une intuition morale.

Dans le judaïsme hellénistique et le Nouveau Testament, les divinités du polythéisme grec sont relues comme des idoles et comme telles des "esprits mauvais" qui égarent l'homme du culte du Dieu unique. Dans les Évangiles (et notamment Marc), le terme daimon et ses dérivés (daimonizomaï – être tourmenté par un démon) sont le plus souvent utilisés de manière interchangeable avec pneumata akatharta – les "esprits impurs". Ces esprits sont la cause de maladies et de souffrances, mais leur rôle principal est d'être des agents d'opposition à la souveraineté et à l'autorité divine, que le Christ et les Apôtres combattent spectaculairement, signe pour la foi qu'ils initient l'avènement du Royaume à venir.

Dans les relectures ultérieures du Nouveau Testament, apparaît au milieu du IIIe s. ce qui correspondra au futur ordre mineur d'exorciste : d'abord informel, comme en témoigne Hippolyte de Rome (dans sa Tradition Apostolique, 215 env. : « Si quelqu'un dit posséder le don d'exorcisme, il ne lui sera pas imposé les mains [il ne sera pas ordonné]. La grâce est pour lui manifeste. » Allusion aux Actes des Apôtres où le don l'Esprit peut suivre ou précéder l'imposition des mains - cf. Ac 11) ; d'abord informel, l'exorcisme comme ministère ordonné sera l'une des étapes préparatoires au baptême pour les catéchumènes. Il ne s'agissait pas de chasser un démon personnel, mais de purifier l'individu de l'emprise générale du péché originel. L'acte symbolisait la rupture avec les anciennes divinités (les daimones) et l'entrée sous la seigneurie du Christ.

Plus tard, en lien avec la conversion de l'Empire romain et la sacerdotalisation du ministère presbytéral, apparaîtra, outre l'ordre mineur d'exorciste (son obligation a été abolie par Paul VI en 1972) un ministère spécial d'exorcisme, relevant du pouvoir épiscopal et toujours en cours, mutatis mutandis, nettement atténué par la prudence — Code de Droit Canonique de 1983, can. 1172).

Mais au Moyen-Âge on n'en est pas à la prudence de 1983, et suite à la publication de la bulle pontificale Super illius specula, émise par Jean XXII vers 1326 ou 1327, on va passer à une autre étape : la bulle assimile les pratiques superstitieuses à l'hérésie. Le pape donne aux inquisiteurs le droit de poursuivre les auteurs de certaines pratiques magiques et d'invocation démoniaque comme des hérétiques — à l'instar des cathares. Hérétiques et donc légalement persécutables.
La bulle fournit le cadre juridique et théologique qui sera repris plus tard (plus d'un siècle après) par les auteurs du Malleus Maleficarum (1486-1487) et par les inquisiteurs qui lanceront la véritable chasse aux sorcières. Elle transforme le sorcier / la sorcière en adorateur du diable, un ennemi bien plus dangereux qu'un simple faiseur de maléfices.

L'idée qu'il s'agit, concernant les accusés, de sorciers, s'appuie sur la traduction latine (maleficus) d'un terme qui dans la Bible hébraïque vise essentiellement l'idolâtrie, et que la Bible des LXX (suivie par le Nouveau Testament) a rendu par pharmakon (que l'on pourrait traduire en termes modernes, pour rendre l'aspect néfaste dénoncé, par "empoisonneur").

Au Moyen Âge, suivant le latin, on a maleficus, ou malefica, traduit en français par sorcier, sorcière (jeteur de sort). Cela en lien avec l'idée de magie, dans une déformation du terme qui désigne d'abord les prêtres zoroastriens de la Perse, perçus positivement chez Matthieu (ch. 2, la visite des Mages). Un glissement ultérieur s'appuie sur le personnage de Simon le Mage (Actes 8, 9 sq.), présenté comme étant aussi douteux, voire charlatan...

Voilà quoiqu'il en soit qui, parlant du pouvoir des jeteurs de sorts, nous parle du pouvoir sur les sorts (avec ceux qui sont censés les jeter) de l'Église hiérarchique romaine, qui va de la sorte jusqu'au monde spirituel, des deux côtés du ciel. Cela fait partie de ce que la Réforme remettra en cause avec les Indulgences, qui disent aussi que l'Église romaine a pouvoir même sur ceux qui sont décédés (l'autre côté du ciel). (L'affichage des 95 de Luther contre les Indulgences est donné le 31 octobre, jour où cet acte fondateur est commémmoré — même date que Halloween : cf. infra.)

La Réforme se basant sur l’Épître aux Hébreux (2, 4), affirmera que ce pouvoir (et les miracles spectaculaires du Nouveau Testament) a cessé avec les Apôtres (ce qui inclut même les exorcismes spéciaux), et vaut aussi pour Marc 16,17-18, où ce qui est annoncé évoque clairement Paul — saisissant les serpents (Actes 28, 3) et maîtrisant les daïmonia (Ac 16, 16) —, mais pas les clercs ultérieurs !

Mais cela ne sera pas suffisant pour que le monde protestant du XVIe abandonne la chasse aux sorcières, non plus que son parallèle catholique, malgré la citation attribuée à Luther, du fait qu'elle cadre parfaitement avec son enseignement : répondant à une personne désespérée croyant avoir vendu son âme au diable, le Réformateur aurait répondu « Ta vente n'est pas valable, car ton âme ne t'appartient pas, elle appartient à Jésus-Christ. » — Luther : « Quand le diable te jette tes péchés à la figure et déclare que tu mérites la mort et l'enfer, dis-lui ceci : "J'admets que je mérite la mort et l'enfer. Qu'importe ? Car je connais Celui qui a souffert et a fait satisfaction à ma place. Il s'appelle Jésus-Christ, Fils de Dieu, et là où Il est, je serai aussi !" »

Cette conviction du Réformateur n'empêche pas qu'au civil (chez lui comme chez Calvin) on admet les théories issues du Moyen Âge tardif parlant de pactes avec le diable, ce qui, à soi seul, malgré l’inefficacité sur les âmes, vaut répression.

D'où la chasse aux sorcières aussi avérée dans le monde protestant que catholique, monde catholique où la fonction d'exorciste s'est maintenue. Elle fera retour dans le protestantisme, mais de façon informelle, dans les mouvements charismatiques et pentecôtistes, risquant un retour à un passé terrible ignoré... Vu la leçon reçue du passé, le côté formel de l'Église catholique permettra à celle-ci (qui n'a pourtant rien abandonné de sa compréhension des choses) de limiter par la suite fortement les dégats.

Avant que les philosophes des Lumières ne remettent en question l'existence même du surnaturel diabolique agissant sur les personnes, des juristes et des penseurs ont utilisé la raison pour dénoncer la méthode judiciaire des procès : côté catholique, des figures comme le jésuite Friedrich Spee (Cautio Criminalis, 1631) n'ont pas nié la possibilité du diable, mais ont utilisé la raison pratique pour déconstruire les aveux. Spee a démontré que les aveux des sorcières étaient illogiques, contradictoires et produits uniquement par la torture. Son argument reposait sur le principe rationnel de la non-fiabilité des preuves obtenues sous la contrainte.
Paradoxalement, les tribunaux de l'Inquisition romaine et de l'Inquisition espagnole ont souvent été plus sceptiques et moins sanglants dans les procès de sorcellerie que les tribunaux civils et épiscopaux locaux, exigeant des preuves plus rigoureuses et rejetant la réalité du sabbat. Cette distinction permet à l'Église de pointer du doigt les abus de l'autorité séculière plutôt que de l'institution ecclésiale centrale.

Chez les Réformés, des théologiens comme le Hollandais Balthasar Bekker (Le Monde Enchanté, 1691) ont appliqué une forme précoce de rationalisme cartésien à la théologie (Bekker emboîte le pas à Johann Weyer qui, dès le XVIe s., avance dans Des prestiges des démons, publié en 1563, que la sorcière est la victime d'une illusion ou d'une maladie, pas une hérétique puissante). En insistant sur l'ordre et la rationalité de la Création de Dieu, il a soutenu que le diable était trop limité pour exercer un pouvoir magique réel, réduisant la sorcellerie à l'illusion ou à l'impossibilité et minant ainsi sa base légale. Le scepticisme poussait à ignorer le pacte démoniaque (l'aspect irrationnel / surnaturel) et à se concentrer uniquement sur le dommage réel et prouvable (le maleficium) ou, selon la lecture que faisait déjà la LXX, l'empoisonnement (crime matériel). Si l'accusation ne tenait que sur des actes illusoires (vol de nuit, sabbat), elle devait être rejetée.

Ce mouvement de la fin du XVIIe siècle a ainsi transformé la question de la sorcellerie, la faisant passer d'une question théologique (le péché d'hérésie / démonolâtrie) à une question juridique et pénale (le crime d'escroquerie, de fraude, ou même d'homicide — où il serait prudent désormais de traduire le vocable biblique, non par "sorcier/sorcière" ou "magicien/ne", mais plus littéralement, comme l'avaient fait la LXX et le Nouveau Testament, par "empoisonneur/euse").

Les Lumières, ensuite, ont simplement codifié et popularisé ces arguments rationalistes et sceptiques, faisant de l'arrêt des procès un principe central de leur programme de réforme — qui vaudra aux Églises un discrédit durable pour un passé terrible, arrière-plan d'une future popularité des sorcières...

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Le passage des bûchers à la popularité actuelle des sorcières (notamment à Halloween, mais aussi dans la culture populaire moderne) est un fascinant renversement de l'image historiquement négative et terrifiante en une figure festive, puissante et parfois même iconique. Ce cheminement est le résultat d'une réappropriation culturelle progressive. (Cf. en parallèle antécédent, le mythe, christianisé, du Père Noël.)

Le féminisme a réhabilité l'image de la sorcière en transformant le récit de son accusation en celui d'une victime / héroïne : pour de nombreuses féministes, la chasse aux sorcières n'était pas un simple zèle religieux contre le diable, mais une campagne systémique pour contrôler et éliminer les femmes qui échappaient à l'autorité masculine (médecins populaires, sages-femmes, femmes célibataires, veuves). Elle est vue comme le premier grand féminicide de masse de l'ère moderne. Le cri de ralliement "We are the granddaughters of the witches you couldn't burn" (Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n'avez pas réussi à brûler) résume cette réappropriation.

Après la fin des procès de sorcellerie, l'image de la sorcière a migré du tribunal vers la fiction, évoluant en plusieurs étapes : initialement, la sorcière reste une figure de méchante dans le folklore et les contes de fées. Elle est la femme âgée, méchante, qui utilise la magie, i.e. l'empoisonnement, pour nuire : la sorcière moderne se consolide autour de clichés visuels popularisés par la littérature jeunesse et le cinéma : nez crochu, chapeau pointu, balai, chat noir (l'image de la sorcière, par ex. celle de Blanche-Neige, est souvent liée au poison, reprenant la tradition de la LXX — pharmakon). Ces éléments renforcent une figure grotesque et inoffensive, éloignée de la menace sérieuse du pacte démoniaque. À partir des années 1960 et 1970, la sorcière est réhabilitée, le plus souvent sous l'influence des mouvements féministes. Elle devient le symbole de la femme puissante, indépendante, non-conformiste et en accord avec la nature. Des séries télévisées et des romans (comme Ma sorcière bien-aimée ou plus tard Harry Potter) transforment la sorcière de victime ou de méchante en héroïne ou en figure de résistance.

Le rôle de la sorcière à Halloween est central dans sa popularité actuelle : Halloween est lié à la fête celte de Samhain, marquant la frontière entre le monde des vivants et celui des morts. La sorcière, historiquement associée aux rites de la marge entre les deux mondes, à la nuit et au contact avec l'au-delà, s'intègre naturellement à ce thème. Dans le contexte de la fête moderne, la sorcière est une figure de costume qui sert à canaliser la peur de manière ludique et contrôlée. L'image est devenue totalement sécularisée ; elle n'est plus une menace spirituelle ou légale, mais un divertissement. Elle est devenue une icône incontournable, aux côtés des fantômes et des vampires, car elle représente un surnaturel censément non religieux idéal pour une fête moderne. (L'image de la sorcière est devenue un produit culturel très rentable, de la mode aux films pour adolescents, soulignant souvent ses qualités de sagesse, d'autonomie et de connexion mystique.)

Écho médiéval : le chat noir des cathares, le chapeau pointu imposé aux juifs, le sabbat... mais comme symbole de libération ! Effet imprévu des dérives antérieures...

R.P.

mardi 14 octobre 2025

"Relève-toi, va. Ta foi t’a sauvé"

Luc 17, 11-19. Les lépreux sont guéris alors qu'ils sont en route, signe de leur foi. Neuf continuent de faire ce que Jésus a demandé : conformément à la Loi (Lv 14, 2-3), ils vont faire constater leur guérison au prêtre. Le dixième ne le fait pas. On comprend pourquoi au v.16 : “c'était un Samaritain” : difficile d’aller chez le prêtre qui n’est pas du temple de son culte !
Il revient donc sur ses pas, désobéissant à la Loi et à Jésus. Sa désobéissance ne ressemble-t-elle pas à celle qui avait tenté Naamân (2 R 5, 12) ? Les autres ont obéi. Mais c'est lui dont Jésus va dire qu'il a donné gloire à Dieu !
N'ayant rien fait de ce qu'il aurait dû faire, il ne pourra pas s'appuyer sur son faire ! Il n’a plus que sa foi. “Relève-toi, va. Ta foi t’a sauvé.” (v. 19). “Si nous sommes infidèles, il demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même” (2 Ti 2, 13).

(Textes du jour / dimanche 12 oct. 2025 : 2 Rois 5, 14-17 ; Psaume 98 ; 2 Timothée 2, 8-13 ; Luc 17, 11-19)


Psaume 98, str. 2 (trad. Théodore de Bèze 1519-1605 / rév. Roger Chapal 1912-1997)
Dieu fait à son peuple connaître / Sa grâce et sa fidélité ; / Et sa justice va paraître / Devant les peuples assemblés. / Vous qui comptiez sur sa promesse, / Voyez : le Seigneur se souvient ! / Il nous secourt dans sa tendresse, / Il nous relève et nous soutient.




Notre Dieu,
Nous voici devant toi sans rien à nous, pas même notre obéissance. Nous ne pouvons compter que sur toi. Ta parole seule peut nous relever, cette parole que Jésus a prononcée : “relève toi. Ta foi t’a sauvé”.
Puisque l’obéissance nous manque, pour de nombreux prétextes, nous reviendrons à toi pour entendre Jésus nous dire que n’ayant pour nous que ta grâce, c’est à toi seul qu’est la gloire.
Nous recevons dans notre infidélité la promesse renouvelée de ta fidélité, pour que, sauvés par la foi, tu nous relèves en nous mettant sur le chemin de ton écoute, pour une obéissance confiante, fondée en toi seul. Amen…

RP, méditation "Parole pour tous", 12/10/2025

lundi 13 octobre 2025

Un autre discours (2)

Si des textes (Sira et hadiths qui fondent la Sira), datant du temps du califat abbasside, soit deux siècles après l’Hégire, font hélas autorité dans l’islam politique, c’est en oblitérant une autre tradition, plus ancienne, initiée par la figure de Rabia al-Adawiyya de Bassora (env. 713-801), elle-même disciple de Hassan de Bassora (al-Basri), né dix ans seulement après la mort de Mahomet. On connaît Rabia par Attar, qui, lui, écrivait fin XIIe-début XIIIe s. Le fait qu’à cette époque tardive, où c’est devenu inconcevable, il présente Rabia comme une sorte de moniale, avec célibat consacré, témoigne en faveur de l'authenticité de la vie consacrée de celle qui veut imiter son prophète, qui n’a donc rien d’un guerrier ni d’un calife avec harem, contrairement aux califes qui feront appuyer leurs pratiques en les faisant attribuer à un prophète guerrier donné en des textes écrits à leur époque (deux siècles après l’Hégire)…

Le lien d'Hassan et de celle qui a vécu après lui, la plus assoiffée des assoiffés de Dieu, Rabia, est un lien spirituel. Attar nous dit qu'Hassan lui demanda : « "Te marieras-tu un jour ?" Elle répondit : "Le mariage est souhaitable à qui a la possibilité de choisir. Moi je n'ai pas le choix. J'appartiens à mon Seigneur" ». Et c'est Hassan, qui par la plume d'Attar, raconte : « Je passai avec elle une nuit et une journée entières à discuter de la Voie et des Mystères, si bien que nous avions fini par oublier qu'elle était une femme et moi un homme » (Rabi'a al-Adawiyya, trad. Salah Stétié, in Râbi'a de feu et de larmes, Albin Michel, p. 111).



Paul Delvaux – La Fiancée de la Nuit


« "D’où viens-tu ?" lui fut-il demandé. "De l’autre monde – Et où vas-tu ? – Vers l’autre monde – Que fais-tu donc en ce monde ? – Je me ris de lui" – "Comment cela ?"
– "Je mange son pain tout en me consacrant au travail de l’autre monde." »
(Râbi’a al-Adawiyya, ibid., Propos XXVI)

vendredi 10 octobre 2025

Gaza / Israël. Un autre discours

"LIBÉRONS LES PALESTINIENS DE GAZA DU HAMAS" écrit le jeune avocat gazaoui Moumen Al-Natour dans le Wall Street Journal du 8 octobre. On souhaite que ses vœux se réalisent. Texte original ICI.


Traduction française ICI. Cf. texte ci-dessous :

« Deux hommes armés et masqués du Hamas sont venus à la porte de mon appartement de Gaza en juillet et m’ont ordonné de me présenter à l’hôpital al-Shifa pour un interrogatoire ce soir-là. J’avais été actif dans les manifestations anti-Hamas qui avaient éclaté dans toute la bande ce mois-là, appelant le groupe à accepter un cessez-le-feu et à quitter Gaza. Le Hamas considérait les manifestants comme une menace.
Comme dans la plupart des hôpitaux de Gaza, le Hamas maintient une salle de de torture à al-Shifa, dissimulée parmi les services hospitaliers et les blocs opératoires. Je connais cet endroit car j’ai été arrêté par le Hamas à vingt reprises et torturé plus d’une fois. Étant donné la tension croissante dans la bande et la répression brutale du Hamas contre l’opposition, je savais ce que signifiait obéir aux hommes armés : j’aurais de la chance si je m’en sortais avec seulement des os brisés cette nuit-là.
Pendant la guerre, le nombre de dissidents assassinés par les agents de l’unité Arrow du Hamas a fortement augmenté, leurs corps étant jetés dans la rue ou livrés à la porte de leurs familles. À mesure que le Hamas perd le contrôle de Gaza, la violence s’aggrave. Dans les jours et les semaines précédant la visite chez moi, des militants du Hamas ont torturé le journaliste local Ahmed al-Masri pour avoir rejoint les manifestations, lui brisant les pieds et lui tirant dans les jambes, selon les témoignages. Ils ont poignardé à mort l’activiste Uday al-Rubaie et ont jeté son corps du haut d’une tour. Le Hamas est une mafia terroriste qui se nourrit de la peur, et je reconnais que j’étais effrayé cette nuit-là en envisageant mes options. J’ai choisi de tenter ma chance en fuyant la ville, sans savoir où je trouverais sécurité ou abri. Depuis, je suis resté en mouvement, gardant un profil bas et me réfugiant dans des zones qui ne sont plus contrôlées par le Hamas.
Mais au milieu des destructions généralisées, j’ai vu des signes de renouveau. Certains quartiers gèrent désormais eux-mêmes leurs approvisionnements alimentaires et ont rouvert des écoles et des mosquées. Certaines zones se sont même armées pour empêcher le Hamas de revenir et de ramener la guerre avec lui.
À Rafah Est, Khan Younis Est et dans certaines parties du nord de Gaza, les gens peuvent accéder aux soins médicaux et acheter leur nourriture sur les marchés à des prix normaux, plutôt qu’aux tarifs exorbitants pratiqués dans les territoires contrôlés par le Hamas. Seules quelques milliers de personnes vivent dans ces zones plus stables, mais sur les réseaux sociaux, les publications de Gazaouis cherchant à s’y installer pour fuir la guerre sont innombrables. Tout le monde n’y parvient pas : un couple âgé que je connaissais à Gaza a été tué par le Hamas en tentant de fuir vers l’une de ces zones. Ces villes ne devraient pas être une exception — c’est pourquoi le plan de paix en 20 points du président Trump a ravivé l’espoir des Gazaouis d’un avenir plus stable.
La force du plan de M. Trump réside dans la clause 17 : même si le Hamas refuse de signer l’accord, les États-Unis, avec leurs partenaires régionaux, établiront une administration civile indépendante pour gérer les vastes zones de Gaza déjà débarrassées des combattants du Hamas. Un corps de maintien de la paix international composé de forces palestiniennes et arabes soutiendra la nouvelle administration civile, garantissant que le Hamas ne reprenne jamais le contrôle. En retour, Israël retirera ses forces de ces zones.
Il est difficile de surestimer à quel point cela serait révolutionnaire. La population civile pourrait, en relativement peu de temps, vivre en paix sans pénuries dans la grande majorité de Gaza.
Israël ayant déjà accepté le plan de M. Trump, la proposition peut être mise en œuvre dans les zones contrôlées par les Forces de défense israéliennes, même si les dirigeants du Hamas refusent de signer. Mon espoir est que cette guerre se termine par la libération des otages, la fin de la tyrannie du Hamas et la renaissance de Gaza comme lieu ouvert à la paix et à la prospérité. Un jour, je rêve que les Israéliens reviennent à Gaza comme amis et visiteurs, traversant librement une terre qui ne serait plus gouvernée par la terreur. Ce long processus peut commencer aujourd’hui, avec ou sans le consentement du Hamas.
Au nom des Palestiniens que la peur des cachots de torture et de l’unité Arrow a réduit au silence : Monsieur Trump, nous acceptons votre proposition. »

— Moumen Al-Natour est avocat à Gaza et président de la Jeunesse palestinienne pour le développement.

mardi 7 octobre 2025

7 octobre, deux ans après


Le 7 octobre 2023, il y a deux ans, en ce jour saint de Shabbat et de Simhat Torah, les islamistes du mouvement Hamas se sont livrés à un massacre génocidaire d’une barbarie inouïe, en terre d’Israël, transformant ce jour de fête en jour de deuil.

Deux ans après, les fêtes du mois de Tichri 5786 restent marquées par l’angoisse et l’attente de la libération des 48 otages, toujours aux mains des terroristes du Hamas et de leurs complices, et de la fin du calvaire des habitants de Gaza.

La suite ICI / éditorial AJCF octobre 2025

Voir aussi :






Soirée d'hommage aux victimes du 7-Octobre et de soutien aux otages en entier ICI.

mardi 30 septembre 2025

Tibet / Chine — passé cathare / "forteresses royales"

Le pog de Montségur (photo sur le fb de Chantal Audabram)


Un parallèle troublant… celui de deux exemples qui soulèvent la question de la substitution d'une mémoire et d'une identité locales (Tibet / cathares) par une histoire et une identité imposées par une puissance centrale ou dominante (Chine / Royauté française).


1. Effacement du Tibet par la Chine

La politique chinoise au Tibet depuis l'annexion en 1950 est souvent décrite comme une tentative de sinisation et d'effacement culturel.

Substitution culturelle et religieuse : Le bouddhisme tibétain, pilier de l'identité tibétaine, a été sévèrement réprimé, notamment lors de la Révolution culturelle (destruction de plus de 90 % des monastères, d'après certaines estimations).

Contrôle politique et démographique : La région a été intégrée, et son autonomie est considérée comme un mythe par les critiques. L'arrivée massive de colons Han (ethnie majoritaire chinoise), encouragée par des projets d'infrastructure comme la voie ferrée vers Lhassa, a rendu les Tibétains minoritaires dans de nombreuses villes, menaçant ainsi la cohésion et l'identité tibétaines.

Langue et éducation : Le chinois (mandarin) est devenu la langue principale de l'enseignement au-delà du primaire, limitant la diffusion de la langue tibétaine dans l'espace public et administratif, contribuant à un effacement progressif.

Réécriture de l'histoire : Le gouvernement chinois publie des "Livres blancs" qui présentent le Tibet comme faisant historiquement et intégralement partie de la Chine, transformant son histoire en une région "libérée" du "servage théocratique" en 1959, niant l'existence d'un Tibet indépendant.

Le nom officiel utilisé par la Chine pour désigner la région correspondant au Tibet central et occidental est Xizang.

L'utilisation insistante de ce terme par le gouvernement chinois, y compris dans ses communications internationales (comme dans les "Livres blancs" officiels) au lieu du terme historique et largement reconnu de "Tibet", est un point de friction majeur et est perçue par beaucoup comme une stratégie d'effacement de l'identité tibétaine.


2. Effacement du passé cathare par les "Forteresses Royales"

Dans le Sud de la France, l'histoire des châteaux désignés habituellement sous le nom de "châteaux cathares" est étroitement liée à la Croisade contre les Albigeois (1209-1229) et à la répression du catharisme.

Le catharisme et les châteaux : Les cathares, religieux ascétiques, ne possédaient pas de biens matériels et n'ont pas construit de forteresses. En revanche, certains châteaux (comme Montségur, Quéribus, Peyrepertuse) étaient des possessions de seigneurs locaux (les "faidits") qui étaient des soutiens et des protecteurs du catharisme, voire parfois des croyants des cathares. Ces forteresses sont devenues des lieux de résistance, Montségur étant le symbole le plus poignant (chute en 1244).

La reprise royale : Après la victoire de la royauté française sur les seigneurs occitans, les châteaux clés qui avaient résisté ou servi de refuge aux cathares ont été confisqués par le roi de France (Saint Louis IX, puis Philippe le Hardi). Ils ont été massivement reconstruits, démolis et rebâtis selon les plans capétiens (un style très rationnel et efficace, comme les modèles du Louvre), et transformés en forteresses royales avancées sur la nouvelle frontière avec l'Aragon.

La dénomination "Forteresses Royales du Languedoc" est utilisée, notamment pour une candidature à l'UNESCO, pour souligner le devenir architectural et stratégique de ces sites après la croisade. C'est l'étape où ils sont devenus des symboles du pouvoir centralisateur français et de l'annexion du Languedoc au Royaume. Le terme "châteaux cathares" évoque le drame historique et la résistance occitane-cathare, même s'il est historiquement imprécis quant aux constructions originelles.

Le passage du statut de refuges cathares / châteaux seigneuriaux occitans à celui de "forteresses royales" symbolise l'effacement politique et militaire de l'autonomie occitane et du catharisme, et l'implantation durable d'une nouvelle identité royale et française dans le Languedoc.


Dans les deux cas, la question pose une tension entre la mémoire locale (culture tibétaine et bouddhisme / mémoire occitane et cathare) et le récit historique et politique de la puissance dominante (sinisation par la Chine / annexion et construction nationale par la France capétienne).

Au Tibet, un processus d'assimilation sous une forte répression, tandis que le Pays cathare est un exemple historique de substitution politique et de récupération architecturale et mémorielle par l'État central : la dénomination ne peut qu'être sujette à débat !


lundi 22 septembre 2025

Shana tova 5786


Roch Hashana 5786
Bonne année !

mardi 2 septembre 2025

Il suffirait que le Hamas...



Il suffirait que le Hamas libère les otages et reconnaisse sa défaite militaire, inéluctable, en déposant les armes, et les souffrances des Palestiniens cesseraient ipso facto. Cela ne laisse aucun doute : quel intérêt aurait Israël, déjà défait médiatiquement, à continuer une guerre qui le ruine un peu plus chaque jour médiatiquement. La propagande du Hamas, relayée par son alliée théologique qatarie / PSG, Al-Jazira, est déjà universellement répercutée par les instances internationales de toute sorte. Une propagande médiatique qui se traduit par l'obtention d'une de leurs revendications : la reconnaissance par des pays de plus en plus nombreux d’un État palestinien, c’est-à-dire actuellement (et l'organisation s'en est félicitée, parlant de "première étape"), de facto, d’un État-Hamas, comme le rappelle Salman Rushdie.

La guerre s’arrêterait si la haine islamiste d’Israël et des juifs n’était pas infiniment plus grande que le souci des Palestiniens. Le refus des chefs du Hamas de reconnaître leur défaite militaire inéluctable, déjà factuelle, ne traduit rien d’autre que cette haine d’Israël : quel qu'en soit le prix pour les civils palestiniens, faire payer à l'État hébreu le plus cher possible, en termes de discrédit mondial, sa supériorité militaire, sans laquelle Israël aurait été déjà rayé de la carte, “de la rivière à la mer” — par des répliques démultipliées du 7 octobre pour ceux qui ne pourraient pas fuir, par la confrontation pour ceux qui le pourraient à un antisémitisme, pardon “antisionisme”, décuplé dans le reste du monde (cf. par ex. leur accueil en Grèce), dès le 8 octobre, trois semaines avant la réplique de Tsahal (qui depuis sert de prétexte).

Aucun autre moteur que cet “antisionisme” : les Palestiniens ne sont pas le sujet (pas plus que leur faim) ! Akram Belkaïd dans un éditorial du Monde diplomatique daté de Septembre 2025, intitulé “Complicités arabes”, écrit d’entrée, dans un article certes anti-israélien : « Les pays arabes ne porteront pas secours à Gaza. Aucun d’entre eux n’a engagé la moindre initiative diplomatique d’envergure pour empêcher la réoccupation de l’enclave et mettre fin au déluge israélien de feu et d’acier qu’elle subit depuis bientôt deux ans. […] Contrairement à ce qui advint en 1973 pendant la guerre d’Octobre [i.e. de Kippour], l’Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole (Opaep) ne cherche pas à convaincre les autres producteurs de restreindre les livraisons d’or noir […]. Certains événements symbolisent parfaitement ce changement d’époque : alors que les armes américaines continuent d’affluer en Israël […], l’USS Forrest Sherman, un destroyer de la marine de guerre des États-Unis, fait tranquillement escale à Alger en mai. […] Georges Ibrahim Abdallah fustige les peuples autant — sinon plus — que leurs dirigeants. “Les enfants de Palestine meurent de faim, déclarait-il à son arrivée à Beyrouth. C’est une honte pour l’histoire. Une honte pour les masses arabes, plus encore que pour les régimes. Les régimes, on les connaît. Combien de martyrs sont tombés dans les manifestations ? En tentant de franchir les frontières de Gaza ? Aucun.” » Complicité arabe certes pas pro-israélienne mais qui n’a que faire des Palestiniens. Comme en Occident, on s’auto-justifie en se considérant dans le “bon camp”, le même “bon camp” que pour les Occidentaux…

Les complices occidentaux des islamistes du Hamas — volens nolens, et même s’ils s’en défendent —, ont pour leur part repris en boucle la propagande de l’organisation terroriste : dès le 8 octobre, à l’instar des campus américains, la gauche "radicale" française parle, à propos de l’horreur du 7 octobre, de “résistance” (comme si en France la résistance avait consisté à violer massivement les femmes, à assassiner les enfants, et à publier fièrement cela — sur Internet en 2023 !). Dès le 8 octobre le NPA parle explicitement de “résistance”, quand LFI prend de longs jours avant de concéder du bout des lèvres le terme de terrorisme. On est avant la réplique d’Israël à Gaza, ayant pour but de libérer les otages et de défaire le Hamas ; Israël qui n’a plus le choix : c’est tout simplement sa survie qui est en jeu. Le Hamas ne s’en cache pas. Il préfère se cacher dans ses tunnels — creusés, en plus de l’achat d’armes, grâce aux énormes subventions reçues pendant des années (avec, à l'époque, l'aval de Netanyahou), et qui n’ont pas servi à la population qui sert à présent de bouclier humain pour discréditer un peu plus Israël, qui y joue rien moins que sa survie. Caché dans ses tunnels, le Hamas se cache médiatiquement derrière la souffrance des Gazaouis, dans une confusion avec ses victimes qui ne heurte pas les bonnes consciences occidentales, s’auto-justifiant sans risque derrière leur auto-proclamée “compassion” des Palestiniens qui ne dénonce jamais leurs bourreaux — façon flottilles qui s’auto-glorifient des “risques” qu’elles prennent, et qui consistent à être arraisonnés et accueillis avec café-croissants par Tsahal… Et les “antisionistes” occidentaux de s’auto-réjouir d’être si bons quand ils se contentent de faire d’Israël le bouc émissaire de leur culpabilité d’enfants de puissances ex-coloniales. Israël pourtant, de fait décolonisé en 1948 pour une décolonisation ipso facto refusée par les Arabes, qui ont rejeté toutes les propositions, refus aujourd’hui porté essentiellement par l’islamisme : un État juif souverain est, islamistement parlant, inconcevable.

Et les “antisionistes” occidentaux de ne pas voir qu’ils ne font que réactiver le plus classique des antisémitismes. Georges Bernanos, introduisant un sien propos célèbre, clame son antisionisme : « Il y a une question juive. Ce n'est pas moi qui le dis, les faits le prouvent. Qu'après deux millénaires le sentiment raciste et nationaliste juif soit si évident pour tout le monde que personne n'ait paru trouver extraordinaire qu'en 1918 les alliés victorieux aient songé à leur restituer une patrie, cela ne démontre-t-il pas que la prise de Jérusalem par Titus n'a pas résolu le problème ? Ceux qui parlent ainsi se font traiter d'antisémites. Ce mot me fait de plus en plus horreur, Hitler l'a déshonoré à jamais. » (Bernanos, 24 mai 1944 dans O Jornal, presse brésilienne, reproduit dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes (1948), Gallimard, p. 421-422.)

Le mot antisémitisme déshonoré (qui aujourd’hui se déclarerait antisémite ?), en accord avec Bernanos on a trouvé le nouveau terme, substitué à antisémitisme par Staline, puis dévoilé pour ce qu’il est par Vladimir Jankélévitch (L'Imprescriptible, 1965) : « L'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d'être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. » On en est là…


PS : la lettre du président de l'AJCF : Interdit aux juifs ?


vendredi 29 août 2025

Trois fléaux, trois menaces


Illustration : Maggie Hall


« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme, lequel eut l'imprudence d'affirmer : “Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…” L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commentateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, Gallimard, 1979, p. 60-61)

« Le jour du Seigneur viendra comme un voleur ; en ce jour, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. » (2 Pierre 3.10)

1er fléau, la menace écologique que l’on ne corrigera pas. Trop inféodés au capitalisme consumériste (y compris les tenants de la gauche “radicale” comme l'avait été le communisme soviétique — cf., entre autres, Tchernobyl). Entre autres vérifications du fait qu’on ne corrigera rien : le refus récent, à Genève, de l'accord sur la limitation des plastiques (cf. l'analyse de J.-P. Sanfourche sur Forum protestant) : géré par autant de pays et lobbys qui ne veulent pas d’accord, tous inféodés à Mammon, y compris le commun des mortels qui tenons à notre consumérisme / « Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. » (Matthieu 6.24 ; cf. // Luc 16.13)

2e fléau, lié au premier, les replis identitaires sur les intérêts à court terme de chacun, chaque nation : « Une nation s’élèvera contre une nation, et un royaume contre un royaume » (Matthieu 14.7). Les identitarismes — russe, tentant de conquérir l’Ukraine, fût-ce au prix de bombardements des civils (ou : "Les Américains vont s'entendre avec les Russes et leur laisser l'Europe", aurait estimé Cioran en 1986 selon Anca Visdei, Cioran ou le gai désespoir, L'Archipel p. 383) ; repli américain, taxant le monde entier et méprisant la menace écologique ; ou les nostalgiques des communismes meurtriers du XXe siècle (nostalgie russe aussi, et nord-coréenne ou chinoise), ne dédaignant pas de s’allier avec l’identitarisme de l’islam politique (pourtant auto-suicidé — pléonasme volontaire — contre les tours de New York, cela confirmé le 7 octobre 2023), apparemment très opposé à toute gauche “radicale” ou “wokiste”, mais de facto similaire quant aux nostalgies meurtrières.

3e fléau, tous ces identitarismes ont “bénéficié” de la prolifération nucléaire et se sont dotés, ou essaient de se doter de la Bombe (de beaucoup de bombes, de nos jours toutes 100 fois plus puissantes que celle d'Hiroshima)… jusqu’au jour où, si les guerres en multiplication et la menace écologique n’ont pas accompli la catastrophe, tel ou tel “dérapage” nucléaire s’en chargera… hâtant le jour où « les cieux enflammés se dissoudront et les éléments embrasés se fondront » (2 Pierre 3.12).


Søren Kierkegaard, « nous demande d'imaginer un très grand navire confortablement aménagé. C'est vers le soir. Les passagers s'amusent, tout resplendit. Ce n'est que liesse et réjouissance. Mais sur le pont, le capitaine voit un point blanc grossir à l'horizon et dit : "La nuit sera terrible". Il distribue les ordres nécessaires aux membres de l'équipage. Puis, ouvrant sa Bible, il lit juste ce passage : "Cette nuit-même, ton âme te sera redemandée". Pendant ce temps. Dans les salons on continue de festoyer. Les bouchons de champagne sautent. L’orchestre joue de plus en plus fort. On boit à la santé du capitaine. Et "La nuit sera terrible".

« Kierkegaard imagine alors une situation plus effrayante encore. Les conditions sont exactement les mêmes avec cette différence que, cette fois-ci, le capitaine est au salon, rit et danse, il est même le plus gai de tous. C'est un passager qui voit le point menaçant à l'horizon. Il fait demander au capitaine de monter un instant sur le pont. Il tarde ; enfin il arrive. Mais il ne veut rien entendre et plaisantant, il se hâte de rejoindre en bas la société bruyante et désordonnée des passagers qui boivent à sa santé dans l'allégresse générale. Et il adresse ses remerciements chaleureux".

« Le monde occidental en général et ses Églises en particulier
— commente le professeur Jean Brun qui cite Kierkegaard en 1976, deux ans après le premier “choc pétrolier” — ressemblent de plus en plus à ce navire que le point menaçant à l'horizon engloutira lorsqu'il deviendra typhon. Tout le monde danse dans les salons. Les capitaines sablent le champagne et maudissent les pessimistes qui scrutent l'horizon et qui n'ont confiance ni dans le dieu Progrès ni dans les capacités des Grands Timoniers qui prétendent tenir solidement la barre et diriger fermement le navire social alors qu'ils ne font que l'infléchir selon les courants définis par les sondages d'opinions, cette boussole sans Nord prise aujourd'hui comme compas suprême. » (Jean Brun, citant Søren Kierkegaard, Note du Journal de 1855, dans L'Instant, trad. P.-H. Tisseau, 1948, p. 247 — in « Sablons le champagne », Foi et vie, Janvier-Février 1976.)

*

PS : « Un jour, un incendie se déclara dans les coulisses d’un grand théâtre. Un clown, qui venait juste de jouer son rôle dans le spectacle, revint sur la piste pour en avertir le public : Sortez, sortez vite, le théâtre est en feu ! Les spectateurs, pensant tout de suite que ce n’était qu’une bonne blague faisant partie du spectacle, se mirent à rire et à applaudir. Le clown répéta alors l’avertissement : Sortez ! Mais sortez donc ! Malheureusement, plus il insistait, plus les applaudissements augmentaient.
Je pense que c'est ainsi que le monde périra, dans l'exultation générale des têtes spirituelles croyant qu'il s'agit d'une plaisanterie. »
(Søren Kierkegaard, Ou bien… ou bien, coll. Bouquins p. 38)



Illustration : Lonni Sue Johnson

jeudi 28 août 2025

À propos des citadelles du vertige classées par l'Unesco comme "forteresses royales"

Une tribune de l'Obs, écrite par Arnaud Fossier, nous affirme "que nous ne les connaissons [les hérétiques cathares] qu’au travers de traités rédigés par des clercs catholiques à la fin du XIIe siècle, qui leur sont naturellement très hostiles".
C'est nettement incomplet, pour ne pas dire faux ! Les cathares nous ont laissé, notamment :

deux traités de théologie en latin : un "traité anonyme" conservé dans un Liber Contra Manicheos (daté selon les spécialistes soit du début XIIIe soit de la fin du XIIe siècle, Occitanie), et, développant une théologie similaire, le Livre des deux Principes / Liber de duobus Principiis (XIIIe siècle, Italie), au titre éloquent sur leur théologie ;
trois rituels : un en latin, en annexe du Livre des deux Principes ; deux en occitan, un dit de Lyon (où il est conservé), en annexe d'un Nouveau Testament traduit en occitan par les cathares, un dit de Dublin (où il est conservé) ; auxquels rituels cathares on peut ajouter le rituel bosniaque de Radoslav, parallèle bogomile attestant le contact bogomilo-cathare ;
d'autres traités de théologie produits par les cathares accompagnant le "rituel de Dublin" : une longue glose du Pater, une Apologie de la vraie Église de Dieu. (voir les PRÉCISIONS ICI et ICI).

RP

(Sur ces citadelles du vertiges, VOIR ICI)


Articles sur les cathares ICI, ICI, et ICI.