jeudi 17 juillet 2025

Sur la dépigmentation des Sapiens européens



Inconsistance du racisme mélanophobe en regard des acquis des analyses ADN récentes de nos ancêtres finalement très proches de nous dans le temps. Sortis d’Afrique il y a 50 000 à 45 000 ans env., les Sapiens arrivés au Proche-Orient, au Maghreb et en Europe étaient “noirs”, de la même couleur de peau que leurs congénères africains sud-sahariens, cela jusqu’à tout récemment. Le racisme mélanophobe, apparu quelques brefs siècles après le “blanchissement” des ex-Africains (racisme consécutif aux déportations esclavagistes trans-sahariennes et trans-atlantiques), prend une nette allure d'absurdité, une façon de mépris de ses propres parents ! Autre façon de réponse à la question du légiste à Jésus : “Qui est mon prochain ?” (Luc 10, 25-37)

La dépigmentation, le “blanchissement” tardif des Sapiens non-sud-sahariens, fait référence au phénomène selon lequel les premiers Homo sapiens arrivés en Europe il y a environ 45 000 ans ne possédaient pas encore les adaptations génétiques, telles que la peau claire, que l’on observe actuellement chez la majorité des Européens modernes. Selon les données génétiques et archéologiques, la dépigmentation de la peau est un phénomène récent à l’échelle de l’histoire humaine. Les analyses montrent que les premiers Homo sapiens arrivés en Europe (il y a env. 45 000 ans) avaient une peau foncée, et que la majorité des populations non-sud-sahariennes sont restées à peau foncée jusqu’à une période très récente. Par exemple, il y a 9 000 à 10 000 ans, des individus comme l'homme de Cheddar (dans l’Angleterre actuelle) avaient la peau foncée.

Les premiers Homo sapiens européens présentaient une pigmentation foncée, similaire à celle présente en Afrique d’où ils venaient : les allèles associés à une peau claire ne sont devenus majoritaires dans les populations européennes qu’à une période beaucoup plus tardive, notamment après la révolution néolithique et l'arrivée d'agriculteurs venus du Proche-Orient. Ce processus s'est produit il y a environ 8 000 à 7 000 ans pour certains allèles majeurs, bien après la première arrivée de notre espèce sur le continent.

La date de “blanchissement”, de la perte de la mélanine des Sapiens européens, est aujourd'hui connue grâce à l'analyse de l'ADN ancien extrait de restes humains, combinée à des méthodes de datation comme le carbone 14. Les généticiens recherchent particulièrement la présence de gènes liés à la pigmentation claire (notamment les variantes des gènes SLC24A5, SLC45A2 et HERC2) dans les squelettes préhistoriques.

Les gènes associés à la peau claire sont apparus et ont été détectés principalement grâce à l’ADN datant du Néolithique (moins de 10 000 ans) et se sont répandus lors de diverses vagues migratoires, notamment avec l'arrivée des agriculteurs venus d’Anatolie (il y a env. 10 000 ans) et, plus encore, avec les migrations des éleveurs Yamnaya, un peuple de pasteurs cavaliers originaires des steppes au nord de la mer Noire, dans les actuelles Russie et Ukraine, qui ont migré massivement vers l’Europe il y a environ 4 800 à 5 000 ans. Ils sont aujourd'hui reconnus comme l’un des groupes ayant contribué de façon majeure à la formation génétique des Européens modernes.

Leur arrivée en Europe occidentale a constitué une des plus grandes migrations préhistoriques, entraînant un remaniement majeur du patrimoine génétique européen. On estime que, dans certaines populations du nord-ouest de l’Europe (comme les Norvégiens, Écossais, Irlandais, Islandais), l'ADN Yamnaya compose jusqu’à 50% de l’ascendance actuelle, et environ un tiers chez les Français.

Du point de vue physique, les études génétiques de restes Yamnaya montrent qu'ils avaient généralement les yeux marron, les cheveux foncés et une peau plus claire que celle des chasseurs-cueilleurs mésolithiques européens, mais plus foncée que celle des Européens du nord actuels. Les Yamnaya ont également contribué, via la diffusion de certains gènes, au développement de la peau plus claire et de certains traits comme des yeux plus clairs chez les Européens modernes — mais eux-mêmes n’étaient généralement pas blonds ni aux yeux bleus.

Les études récentes sur des centaines d'individus anciens estiment que la peau claire ne devient dominante en Europe qu’entre le Bronze et l’âge du Fer, soit entre environ 4 000 et 2 000 ans avant aujourd’hui. Encore il y a 5 000 ans, une majorité d’Européens avaient la peau intermédiaire à foncée.

Cela s’appuie donc :
- sur l’analyse de la fréquence des allèles responsables de la dépigmentation chez des individus datés précisément,
- la corrélation entre ces fréquences génétiques et l’âge des restes humains,
- la comparaison des phénotypes reconstitués sur plusieurs millénaires.

On connaît donc la date du “blanchissement” grâce au séquençage de l’ADN ancien et à l’identification des gènes de la dépigmentation sur des os ou dents datés. Ce processus s’est fait progressivement, devenant majoritaire seulement il y a entre 4 000 et 2 000 ans.

*

La dépigmentation progressive de la peau des populations européennes (y compris après l’arrivée des Yamnaya) est directement liée à la synthèse de la vitamine D. Dans les régions au faible ensoleillement comme l’Europe du Nord, une peau claire permet d’absorber plus de rayons UVB, favorisant la transformation du 7-déhydrocholestérol en vitamine D dans la peau.

Chez les premiers Homo sapiens d’Europe, la consommation abondante de poissons et de gibier riches en vitamine D permettait à la peau foncée de persister, car l’alimentation compensait le manque d’ensoleillement — la mélanine protégeant au contraire du trop vif rayonnement en UV des régions très ensoleillées. Le besoin évolutif d’avoir une peau claire n’était donc pas pressant tant que le régime alimentaire assurait un bon apport en vitamine D.

Le tournant s’opère avec l’avènement de l’agriculture, il y a environ 8 000 à 6 000 ans, lorsque l’alimentation devient principalement basée sur des céréales très pauvres en vitamine D. Cette modification majeure du régime a créé une pression sélective en faveur des individus capables de synthétiser plus efficacement la vitamine D à partir de la lumière solaire, donc en faveur des porteurs de gènes de dépigmentation (tels que SLC24A5 et SLC45A2).

C’est pourquoi, après l’arrivée de nouvelles populations comme les Yamnaya (qui ont introduit ou accru certains allèles de dépigmentation), la peau claire devient progressivement dominante : la sélection naturelle privilégie ceux qui peuvent mieux synthétiser cette vitamine essentielle, particulièrement dans les zones les moins ensoleillées.

En résumé, l’adaptation à la carence en vitamine D explique en grande partie pourquoi la sélection de la peau claire s’est accentuée en Europe, surtout après des changements alimentaires et migratoires majeurs.

*

Et les Gaulois ? L’arrivée des Celtes en Europe occidentale et leur expansion sont des processus étalés dans le temps et l’espace, différant selon les régions. Elle se déroule principalement entre 1200 et 400 av. J.-C., avec une diffusion maximale de leurs traditions et langues à la fin de l’âge du fer, avant le déclin progressif lié à la conquête romaine.

Les données génétiques récentes indiquent que les premiers Celtes avaient pour la plupart une peau intermédiaire à foncée comparée aux Européens du Nord actuels. Selon une étude publiée en 2025 analysant l’ADN de 348 individus anciens, la majorité des Européens avaient encore une peau foncée il y a seulement 3 000 ans, soit à l’époque de l’expansion celtique en Europe.

Il ressort de ces analyses que la pigmentation claire ne devient vraiment dominante qu’à l’âge du Fer, avec de fortes variations régionales. Au moment de la migration celtique, l’écrasante majorité des populations (y compris celtiques) possédaient encore une peau relativement sombre ou intermédiaire.

Seule une minorité présentait déjà une peau très claire : l’étude parle de 8% d’individus avec une pigmentation claire il y a 3 000 ans. Les populations du nord et du centre de l’Europe commencent alors à voir progresser les allèles de dépigmentation. La généralisation de la peau claire a donc été progressive et postérieure à l’expansion celtique ; ce n’est qu’aux plus récentes phases de l’âge du Fer que la majorité dans le nord de l’Europe devient à peau claire, tandis que la diversité de pigmentation persiste au sud et à l’ouest.

Concernant les stéréotypes historiques attribuant une chevelure rousse ou blonde aux Gaulois, au temps des premiers Celtes, la majorité avait une peau foncée à intermédiaire, bien plus sombre que celle des Européens du Nord actuels, avec une très faible proportion de peau claire, même si des mutations responsables de cheveux clairs étaient probablement présentes à faible fréquence dans certaines populations. Ce n’est que plus tard, sous l’influence des migrations et de la sélection naturelle, que la pigmentation claire s’est répandue en Europe du nord et centrale.

Finalement, selon une étude génétique récente, ce n'est qu’au IIIᵉ ou Vᵉ siècle après J.-C. que plus de la moitié de la population européenne acquiert une peau claire, marquant une transition lente et tardive dans l’histoire du continent. Au IIIᵉ siècle et au début du IVᵉ siècle, la majorité des Européens gardaient une pigmentation foncée, surtout dans le sud et l’ouest. Si le processus s’est fait progressivement, devenant majoritaire seulement il y a entre 4 000 et 2 000 ans, ce n’est donc que vers le IIIᵉ et Vᵉ siècle après J.-C. que la peau claire a commencé à se généraliser en Europe, principalement au nord et à l’est, tandis que le sud restait encore largement foncé.


(Cf.
- Jean-Paul Demoule, La préhistoire en 100 questions, Tallandier 2023
- Claudine Cohen, Femmes de la préhistoire, Tallandier 2021
- Jean-Jacques Hublin, La tyrannie du cerveau, Robert Laffont 2024
- Silvana Condemi, Néandertal à la plage, Dunod 2024
- Perplexity.ai)


lundi 14 juillet 2025

Démographie — naître ou ne pas naître

Crime de paternité :
“Avoir commis tous les crimes, hormis celui d'être père.”
(Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né, folio p. 12)

Punition / loi naturelle :
“Les enfants se retournent, doivent se retourner contre leurs parents, et les parents n'y peuvent rien, car ils sont soumis à une loi qui régit les rapports des vivants en général, à savoir que chacun engendre son propre ennemi.”
(Ibid. p. 117)

Être parent quand même ! Donner la vie parce que, toutefois :
“naître […] m’apparaît […] comme une calamité que je serais inconsolable de n’avoir pas connue.” (Ça vaut aussi pour la progéniture !…)
Contexte :
“Je ne me pardonne pas d’être né. C’est comme si, en m’insinuant dans ce monde, j’avais profané un mystère, trahi quelque engagement de taille, commis une faute d’une gravité sans nom. Cependant il m’arrive d’être moins tranchant : naître m’apparaît alors comme une calamité que je serais inconsolable de n’avoir pas connue.”
(Ibid. p. 22)

Cf. Genèse 1, 28 — "injonction criminelle" ? (Cioran, Le Mauvais Démiurge, Œuvres p. 1174), ou "bénédiction ?" ("Dieu les bénit en disant : 'soyez féconds et multipliez-vous'"). Un commandement, dans la Genèse !… injonction / à être accomplie comme acte de foi.

… Passer de la récrimination à la reconnaissance…



PS : Silvana Condemi (Néandertal à la plage, Dunod 2024) émet l'hypothèse (p. 115 sq.) que les Néandertaliens auraient pu disparaître par faiblesse démographique, entraînant une érosion démographique qui aurait précipité leur extinction. Carlo Rovelli (Sept brèves leçon de physique, Flammarion 2025) note (p. 107-109) que nous sommes la dernière espèce d'une douzaine du genre Homo. Les autres ont toutes disparu. "Nous appartenons à un genre d'espèces dont la vie est courte" (p. 109)…

mercredi 9 juillet 2025

Débiteurs insolvables — cadeau !


Luc 10, 25-37
25 Voici qu’un légiste se leva et lui dit, pour le mettre à l’épreuve : "Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ?"
26 Jésus lui dit : "Dans la Loi qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ?"
27 Il lui répondit : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même."
28 Jésus lui dit : "Tu as bien répondu. Fais cela et tu auras la vie."
29 Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : "Et qui est mon prochain ?"
30 Jésus reprit : "Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui, l’ayant dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort.
31 Il se trouva qu’un prêtre descendait par ce chemin ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
32 Un lévite de même arriva en ce lieu ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
33 Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de l’homme : il le vit et fut pris de compassion.
34 Il s’approcha, banda ses plaies en y versant de l’huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui.
35 Le lendemain, tirant deux pièces d’argent, il les donna à l’aubergiste et lui dit : Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c’est moi qui te le rembourserai quand je repasserai.
36 Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ?"
37 Le légiste répondit : "C’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui." Jésus lui dit : "Va et, toi aussi, fais de même."
*

"Va et, toi aussi, fais de même", conclut Jésus donnant en exemple le Samaritain. Or que vient de faire le Samaritain ? Il vient de se faire un débiteur — insolvable, qui plus est ! Voilà qui remet en question l'hypothèse d'un beau geste de gratuité — ignorant la question de la réelle possibilité d'une telle gratuité : "nul ne peut savoir si toutes ses bonnes œuvres ne sont pas des péchés mortels, si elles ne sont justifiées gratuitement par le Saint-Esprit", nous prévient Luther…

Mais résumons tout d'abord l’histoire que propose Jésus : cinq personnages : le blessé, deux responsables du temple de Jérusalem, un Samaritain (c'est-à-dire rattaché à un autre temple que celui que reconnaissent Jésus, le légiste et les deux responsables du temple de Jérusalem), et l'hôtelier. Tous sont juifs (comme Jésus et son interlocuteur) ; un seul ne l'est pas, le Samaritain, en voyage.

Un blessé au bord d’un chemin en pente raide descendante (900 m de dénivelé sur 27 km), dangereux, propice aux embuscades. Puis trois hommes passent. Après les deux responsables du temple de Jérusalem, arrive le Samaritain. À côté du blessé, un pauvre total, dépouillé, roué de coups, laissé « à moitié mort » par les bandits, voilà un homme avec une monture et assez d'argent pour que le blessé puisse arriver à l'auberge et y rester autant qu'il le faudra. Cela pour dire une vraie richesse intérieure, cette richesse d’âme qui le conduit à son attitude envers un blessé qu'il ne connaît pas, dont il prend soin comme si c'était un de ses proches.

Reprenons la question de la gratuité et de sa possibilité. Pauvreté totale d'un blessé d'un côté, richesse indubitable du bienfaiteur de l'autre. Ce qui va faire du blessé le tenant d'une dette — il doit la vie au Samaritain — qu'il ne pourra pas rembourser : d'autant que son bienfaiteur est parti sans laisser d'adresse ! Et Jésus de conclure par : « fais de même » ! Que vient de faire le Samaritain ? À travers son acte admirable, il vient donc de faire un endetté — qui sera dans l'impossibilité de rembourser : le Samaritain n'est même plus là pour recevoir ne serait-ce qu'un « merci » d'un blessé qui lui doit la vie !

Être endetté est un problème. Ne compensons-nous pas notre dette pour un repas en apportant… des fleurs, un gâteau, ou autre ?… Dans notre histoire, on n'en est pas à une simple invitation à dîner… Le blessé doit sa vie à son bienfaiteur.

Quand Jésus conclut en disant de faire comme le Samaritain, cela revient au fond à dire : fais des endettés — qui, en plus, ne pourront rien rembourser ! C'est ce qui nous échappe souvent dans ce texte, nous imaginant naïvement que nous pourrions vivre dans la gratuité, sans dette, sans même un merci…

*

Mais voyons d'abord le début du dialogue entre Jésus et le connaisseur de la Bible qui le questionne. Comme il est coutume dans les évangiles, il veut mettre Jésus à l'épreuve, c'est-à-dire savoir s'il connaît bien la Bible. « Maître », lui demande-t-il donc, « que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? » Question à laquelle Jésus répond par une autre question — comment lis-tu ce que dit la Bible ? L’homme, bon connaisseur des Écritures, donne en réponse le résumé de ce qu'elles commandent, aimer Dieu (Deutéronome 6, 5) et son prochain (Lévitique 19, 18).

C'est la réponse de Jésus qui, du coup, interroge : « fais cela et tu auras la vie ». Réponse évidemment correcte pour l’homme, mais… Qui prétendrait être à la hauteur ? Aimer les siens comme soi-même, oui à la limite, mais quid du « prochain », quel sens à ce terme ? C'est ce qui le mène à poser sa seconde question, pour se justifier, dit le texte, ce qui sous-entend bien : « qui, à commencer par moi, prétendra être à la hauteur ? »

Seconde question, donc : « allons plus loin… et qui est mon prochain ? » — car « si vous aimez seulement ceux qui vous aiment »… (Luc 6, 32) que faites vous d'extraordinaire ? selon ce que dit Jésus lui-même. Alors Jésus raconte l’histoire du Samaritain, qui illustre le texte d'où est extrait « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19, 18), comme un commentaire narratif de ce texte extrait de la Torah. En cela, Jésus et le bibliste ne peuvent qu'être d‘accord.

*

Mais, ayant répondu par son histoire à la seconde question : « qui est mon prochain ? » — c'est celui dont tu fais ton prochain, que tu considères ainsi, même s'il n'est pas des tiens, même si tu ne le connais pas —, Jésus est revenu à la première question, sur la vie éternelle, en reprenant à la fin la même réponse, en l’ayant précisée par sa petite histoire : « fais cela ».

Cela ne rend-il pas impossible l’accès à la vie éternelle pour les pauvres humains que nous sommes ? Est-ce que j’ai fait cela ?… Ai-je tant donné, à faire des endettés qui ne peuvent rien rendre… avec une dette qui ne pourra pas être remboursée ? Et Jésus qui conclut : « Toi aussi fais de même » ! L'auditeur attentif a de quoi être troublé ! Et c’est sans doute ce que cherche Jésus…

*

Telle est la réalité de la dette : on ne vit pas dans la gratuité, sans dette ni « merci ». Ainsi l'aide aux pays endettés, dépouillés par les bandits, que l’on croirait gratuite, ne fait que renforcer leur dépendance et les priver de leur dignité ! Y a-t-il cela au bout de la parabole du bon Samaritain ?

À moins d’admettre que cette dette qui ne pourra pas être remboursée soit la nôtre. À moins donc qu'on entende l'enseignement de Jésus d'une autre façon… Et si c'était moi le blessé ? Avec cette question : quelle est ma dette ? Alors une voie s'ouvre, qui fait de chacune et chacun de nous un blessé, et par là un autre possible Samaritain parce qu'un blessé qui sait l’être, chargé d'une dette immense, non remboursable, un blessé soigné par un Samaritain absenté… Faisant, dans une chaîne, de chacune et chacun de nous des endettés inaptes à rembourser et dès lors appelés à faire à leur tour autant d’endettés propres à faire à leur tour de même, puisque sachant que leur propre dette n'est pas remboursable.

*

Alors s'ouvre — cadeau ! — la bonne nouvelle au cœur de l’enseignement de la Bible : aime sans autre raison que de savoir que tu as été aimé, d'une façon que tu ne peux rembourser (dette infinie au Dieu sauveur : 1er commandement, qui se traduit, comme gratitude, en imitation de Dieu : 2e commandement, semblable au 1er). Comment entrer dans la vie ? En entrant dans le double commandement comme porte de la vie d'éternité, selon l'enseignement de Jésus au Notre Père peu après : « remets-nous nos dettes/péchés comme nous remettons à ceux qui nous doivent » (Luc 11, 1-4).

Nous voilà comme des blessés au bord de la route, quand tel le Samaritain de la parabole, Jésus est venu à notre secours. Nous avons à son égard une dette que nous ne pourrons pas lui rendre — que nous ne pourrons que traduire en reconnaissance, en l’imitant à notre façon, sans nous imaginer orgueilleusement que nous sommes capables comme Dieu de don gratuit : nous sommes bien des endettés qui n’ayant pas les moyens de rembourser, pouvons déjà nous essayer à faire de même à notre tour et à notre mesure. Faire de même devient juste une modeste façon de dire merci.


mardi 8 juillet 2025

Agnus Dei

Agnus Dei,
Qui tollis peccata mundi,
Miserere nobis.

Agnus Dei,
Qui tollis peccata mundi,
Dona nobis pacem.



Samuel Barber - Agnus Dei (1967)


Samuel Barber - Adagio for Strings (1936)

dimanche 6 juillet 2025

vendredi 27 juin 2025

Brève théologie du 7 octobre


Le 7 octobre 2023 a dévoilé, pour qui veut bien le voir, les risques induits par l’usage que font les islamistes de certains textes de la tradition musulmane (textes des hadiths et Sira — biographie du Prophète de l’islam — datant de deux siècles env. après l’Hégire). Deux exemples : le mariage qui aurait été celui de Mahomet et de Aïcha (outre son “mariage”, cf. infra, avec Çafiyya), les violences guerrières et antijuives attribuées par les mêmes textes au même Mahomet. (À quoi on pourrait ajouter, via ces textes de conquêtes et butins, avec femmes-butins, la légitimation du futur rôle historique des civilisations arabo-musulmanes dans le développement de l’esclavage des Africains comme butin, avec le racisme négrophobe qui l’accompagne. Ici civilisations et “universalismes” “occidentaux” et arabo-musulmans ont les uns comme autres à balayer devant leur porte ! Cf. le livre récent et complet de Catherine Coquery-Vidrovitch, Les routes de l’esclavage, Albin Michel 2018).

Le mariage Mahomet-Aïcha selon le Sahih de Bukhari (810-870) Volume 7, Livre 62, 88 : “‘Ursa a rapporté : ‘Le prophète écrivit le (contrat de mariage) avec ‘Aisha quand elle était âgée de six ans et consomma son mariage avec elle quand elle était âgée de neuf ans’”.
Ou encore : “‘Aïcha a rapporté (ibid. 64 et 65) ‘que le prophète l’a épousée quand elle avait six ans et qu’il consomma son mariage quand elle avait neuf ans […]’.” Cf. Sahih de Muslim (env. 821-875) Livre 8, 3310. Cf. Sira de Ibn Hisham (mort vers 834), etc.

Pour faire (trop) simple :
— l’islam sunnite considère que ce mariage et sa consommation ont vraiment eu lieu ;
— l’islamisme enseigne qu’il est légal de faire pareil ;
— d’autres musulman(e)s (ou réputés telles ou tels) pensent que cela relève de légendes traditionnelles, du genre de l'épopée, issues des milieux califaux, sans que ça n’ait de réalité historique (la tradition mystique, autre que celle écrite sous le contrôle des califes, tradition mystique initiée par Rabia al Adawiya, qui vivait avant la mise par écrit des textes califaux traditionnels peut aller jusqu’à permettre de mettre en doute que Mahomet ait été polygame, et qu’il ait été guerrier) ;
— et nombre de celles et ceux qui sont originaires de pays de tradition musulmane se moquent de savoir si cela a eu lieu ou pas et considèrent cela comme insupportablement archaïque.
Concernant les premiers, qui estiment que ce mariage et sa consommation ont bien eu lieu ou, comme les islamistes, qui pensent que cela vaut imitation, il y a bien lieu de craindre leurs croyances, de concevoir à l’égard de ces croyances là de l’ “islamophobie” (sans la confondre avec ni légitimer une “musulmanophobie”) !… Sachant que les racismes négrophobe et antisémite ne sont pas non plus étrangers à l’islam, l’antisémitisme inscrit (à l’instar de l’Antiquité et du Moyen Âge chrétiens) dans la tradition ; la négrophobie, elle, apparaissant dès le XIVe siècle, né de la pratique généralisée de l’esclavage et des déportations esclavagistes transsahariennes dès les premiers siècles de l’islam (cf. Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé, Gallimard 2008).


7 octobre 2023

Le monstreux pogrom antisémite du 7 octobre 2023 produit dès le 8 octobre… une forte montée de la mise en cause… des juifs !!! et des actes de racisme antisémite dans le monde… (cf. Eva Illouz, Le 8-Octobre, généalogie d'une haine vertueuse, Tracts Gallimard n°60, 2024).

Antisémitisme — que l’on voit apparaître dans plusieurs textes guerriers de la tradition califale, hadiths et Sira, qui attribuent à Mahomet des violences inouïes, notamment contre les juifs. Ibn Hisham fait le récit suivant, dans la Sirat Rassoul Allah (La biographie du prophète Mahomet — trad. fr. Wahib Atallah, Fayard 2004, p. 277-278) : “Le Prophète recommanda à ses compagnons : Tout juif qui vous tombe sous la main, tuez-le. Le Prophète ordonna de faire descendre de leurs fortins les Banû Quraydha [tribu juive de Médine] et de les enfermer dans la maison de Bint al-Hârith. Il alla ensuite sur la place du marché de Médine et y fit creuser des fossés. Puis il fit venir les Banû Qurayza par petits groupes et leur coupa la gorge sur le bord des fossés. Ils étaient six à sept cents hommes. On dit huit cents et même neuf cents. Le Prophète ne cessa de les égorger jusqu’à leur extermination totale. Le Prophète fit ensuite le partage des femmes, des enfants et des biens des Banû Qurayza entre les musulmans. Le Prophète envoya dans la région de Najd (en Arabie) une partie des captives juives des Qurayza en échange desquelles il acheta des chevaux et des armes. Parmi les captives des Banû Qurayzaa, le Prophète avait choisi pour lui-même (pour son plaisir) une femme appelée Rayhâna, qui resta chez lui, en sa possession, jusqu’à sa mort.”

Cela vaut aussi selon la même Sira concernant une autre tribu juive, demeurant à Khaybar. Le fameux cri dans les manifestations pro-Palestine en Europe, Khaybar Khaybar ya Yahud, jaysh Muhammad sawfa ya’ud (“Khaybar, Khaybar, ô Juifs, l’armée de Mahomet va revenir”), fait référence à un autre passage de la Sira d’Ibn Hishâm (datant donc de deux siècles après les événements supposés — sans doute inventés) : Khaybar est l’oasis où se trouvait la tribu juive des Banu Nadir. Le texte, parlant à nouveau d’un massacre de juifs attribué au prophète de l’islam, dit que Çafiyya est “prise pour épouse” (part du butin partagé) par Mahomet le jour où sont assassinés son mari et son père (Ibn Hishâm, Sira, trad. Wahib Atallah, éd. Fayard p. 315-317).

Qu’est-ce d’autre qu’un viol, que ce “mariage” consommé le jour-même de l’assassinat du mari, du père, des proches de la “mariée” ?… Chose sans rapport avec l’horreur du 7 octobre ? Mais, semble-t-il, ceux qui défilent avec des fanatiques qui hurlent cette référence comme menace actuelle ne savent pas !

Qu’est-ce d’autre qu’une légitimation du pogrom-razzia terroriste du 7 octobre ? Où le refus de le considérer, et y voir un acte de “résistance”, relève d’une affreuse imposture — confusion entre l’antisémitisme islamiste et les actes prévisibles exposés par Frantz Fanon dans son livre Les damnés de la terre, hélas préfacé par Sartre qui en gauchit le sens. Pour Fanon, les opprimés coloniaux en viendront éventuellement, voire inéluctablement, à la révolte violente. Sartre s’en réjouit ! Les “wokistes” américains et la “gauche radicale” française qui veulent voir dans la terreur islamiste de la résistance, voire des “féministes” qui n’y voient pas des viols, s’aveuglent sur l’imposture d’actes racistes antisémites, misogynes (contre des femmes juives, parce que juives, d’une violence inouïe), qui font de la cause palestinienne et de l’oppression un prétexte (les Yézidis massacrés par des islamistes, les Yézidies réduites en esclavage sexuels ont opprimé qui ? Sachant qu’on est devant les mêmes lectures des mêmes textes de la part de Daech et du Hamas, qui débordent largement l’OLP laïque). Le problème est qu’un discours ambiant veut faire confondre les deux ! Imposture terrible d’un propos qui vise à réinstaurer de façon démultipliée l’ancienne oppression coloniale qui fut celle des empires califaux, légitime le racisme antisémite (et demain négrophobe, et autres, comme haine des chrétiens, “croisés”, des athées, “apostats”, des homosexuels, systématiquement tués sous le régime du Hamas, etc.)…

Les textes cités ci-dessus sont pourtant clairs. Quatre attitudes à leur égard parmi les musulmans. Il y a ceux qui croient ces textes ; parmi lesquels ceux (islamistes) qui veulent les appliquer aujourd’hui et, quand ils le peuvent, le font ; il y a ceux qui y voient des créations apocryphes califales visant à justifier ces pratiques des pouvoirs ultérieurs mais qui n’étaient pas celles de Mahomet ; et ceux qui jugent que quoiqu’il en soit, on est dans un archaïsme insoutenable.

Les éructations des cris de "Khaybar" de ceux qui espèrent la promotion d’une compréhension islamiste du monde, devraient en principe être insupportables à la gauche radicale qui participe aux mêmes manifestations — en regard, entre autres, de l’antisémitisme indéniable de ces slogans et du refus obtus d’acquis féministes (jugés “immoraux” en regard de l’islamisme — cf. le statut des femmes dans les terres d’islam que sont l’Iran ou l’Afghanistan), voire pour les plus extrêmes une compréhension pour d’insupportables actes de violences, viols et meurtres (voire la pratique de menaces, via internet ou autres et le refus de condamner le terrorisme).

Qu’est-ce que cette “ultra-gauche” qui participe à ces manifestations parisiennes là ? Qu’est-ce que cette alliance avec des islamistes antisémites, esclavagistes et misogynes tout en étant proches des mouvements intersectionnels, forcément insupportables aux islamistes !? Ou sont-ils des indécrottables naïfs, qui ne voient pas la nature de l’islamisme ? Bref, des autruches, attitude d’autant plus troublante que l’on parle parfois d’universitaires, difficilement soupçonnables de ne pas savoir ce qu’est l’islamisme, ce que les islamistes ont à nouveau démontré le 7 octobre 2023 !

Le cœur de la difficulté est probablement dans les rapprochements antisionistes, puisque c’est sans doute essentiellement par ce biais-là que des militants de “gauche” et des islamistes se sont retrouvés dans les mêmes manifestations scandant des slogans explicitement antisémites (mais en général en arabe), via une défiance commune à l’égard de l’État d’Israël, de sa politique actuelle à un pôle, de son existence à un autre, avec tout un éventail entre les deux, allant jusqu’à l’antisémitisme, voire se fondant dans l’antisémitisme, quand est inscrite dans les textes fondateurs du Hamas ou de l’Iran des mollahs, la destruction pure et simple d’Israël.

Où il faut avoir la lucidité de pointer l’illégitimité de l’antisionisme, en tant qu’antécédemment aux dérives sur l’interprétation de ce terme, et à la politique de tel ou tel dirigeant de l’État d’Israël, il finit par viser tout simplement une revendication symbolique inhérente à la judéité : la (minuscule) terre constitutive de la judéité (et qui n’en est pas moins laïque). Je cite Pauline Bebe, rabbin : “Israël, le pays, la terre, est l’objet d’un attachement plusieurs fois millénaire des juifs. Non pas comme simple refuge pour les juifs après la seconde guerre mondiale, mais comme terre foulée par les pieds de nos ancêtres, décor de notre histoire, lieu de renaissance de l’hébreu, la langue du judaïsme, lieu de vie du judaïsme comme la diaspora, lieu de renouvellement d’interprétation et d’inspiration. Il ne s’agit pas de politique mais l’âme juive trouve des racines, un de ses foyers sur cette terre mentionnée quotidiennement dans nos prières” (“Les dix commandements de la lutte contre l’antisémitisme”, Revue de l’Amicale des pasteurs français à la retraite, 26 mars 2019).

Un petit peuple : 15 millions dans le monde, face à 2,5 milliards de chrétiens et 1,8 milliards de musulmans. 15 millions aujourd’hui. Chiffre à peine supérieur au nombre de juifs à l’époque, selon les historiens, de l’Empire romain. Pourquoi presque les mêmes chiffres ? À cause de la violence qu’ils ont subie tout au long de l’Histoire en Occident comme en Islam et ailleurs, à cause du racisme antisémite qu’ils continuent de subir sous le nom d’antisionisme (terme inventé par Staline pour n’être pas accusé d’antisémitisme). Or, qu’est-ce que le sionisme, en son sens premier (cf. Théodore Herzl) : la revendication d’un État souverain, libéré de la colonisation turque de l’époque, juifs à côté et avec les autres habitants de la province turque de Palestine, musulmans et chrétiens. La décolonisation a eu lieu en 1948, sous le mandat britannique. Une double décolonisation, refusée par les États arabes de la région : pas question pour eux de juifs souverains (effet de la théologie de la substitution dans le monde arabo-musulman : les “communautés” non-musulmanes doivent être “soumises”) ! D’accord pour les Arabes, mais pas pour les juifs, fussent-ils des juifs arabes ! (L’antisémitisme local précède 1948 : pogroms, alliance du mufti de Jérusalem avec Hitler, à l’instar des frères musulmans, mouvance du futur Hamas, alliée du nazisme dès les années 1920. Cf. Georges Bensoussan, Les Origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), Que sais-je ?, 2023 ) Nostalgie d’un autre colonialisme, celui de la domination coloniale arabe puis turque. Désir de décolonisation vis-à-vis de la dernière forme locale, anglaise, mais refus de la décolonisation des juifs ! Pourquoi ?

Un héritage international, dont est empreint le secrétariat général actuel de l’Onu, qui a mis quatre mois à reconnaître que le pogrom du 7 octobre pose problème, ou que la capture d’otages est un problème en soi, fait du Hamas ; un secrétaire général de l’Onu qui pendant ce temps donnait des satisfecit aux talibans et minimisait la violence de l’Iran contre les femmes, pendant que les mollahs tiraient les ficelles de leurs “proxis” contre Israël (le peuple iranien ne s’y trompe pas, qui refuse de soutenir la politique “antisioniste” des mollahs).

Israël accusé de génocide ou d’apartheid par les dictatures de la planète, faisant d’Israël le bouc émissaire d’une mémoire sélective. “Apartheid” : comment citer tous les Arabes israéliens dans les instances les plus élevées d’Israël — depuis le directeur de la banque centrale, Arabe israélien, jusqu’aux élus arabes de la Knesset ? Quel régime d’apartheid pour faire cela ? Alors on invoque les mesures de contrôle, ou le mur qui a permis de limiter les attentats quotidiens des fanatiques qui se faisaient sauter dans des bus bondés. Et après l’horreur du 7 octobre, dès le 8 octobre on refuse à nouveau à Israël le droit de se défendre, le devoir de défendre sa population, et on parle, quand il tente de se débarrasser et de débarrasser le peuple palestinien de la menace terroriste oppressive qui se cache derrière ses civils, mués sans vergogne en boucliers humains, de “génocide” ! L’atroce souffrance des Gazaouis est due avant tout à ses oppresseurs du Hamas, que personne ou presque ne semble mettre en cause, alors qu’ils clament leur refus de protéger leurs civils, leur racisme antisémite stipulé dans leur charte, et leur volonté d’éliminer “les juifs” !

Où l’antisionisme apparaît comme ce qu’il est. “L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort.” (Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible, 1965)

RP

jeudi 26 juin 2025

L'abstraction originelle — marque de l'humain



Figures très connues, les “Vénus paléolithiques” sont parmi les formes les plus emblématiques de l’art préhistorique. Ces statuettes, datées du Paléolithique supérieur (il y a environ 30 000 à 10 000 ans), présentant généralement des formes très accentuées (seins, ventre et fesses), ont fait parfois supposer un réalisme exagéré : ne sachant qui furent les artistes, hommes ou femmes, on y a souvent vu des hommes fabriquant des images érotiques d’un réalisme outré. Mais précisément n'y a-t-il pas au contraire dans ces caractères physiques exagérés l'indice de l’abstraction ? Il existe aussi des figures féminines aux caractères sexués schématiques, où seuls certains éléments comme le bassin ou la vulve sont mis en avant. Abstraction encore. Et peut-être indice d’un art pas nécessairement masculin…

Toujours dans l’abstraction : les statuettes cycladiques du Néolithique, plus récentes (il y a 5000 ans env.), sont remarquables par leurs lignes épurées et leur stylisation poussée. Cette abstraction se retrouve également en amont dans l’art pariétal (entre 40 000 et 10 000 ans env.), où des signes et symboles féminins (comme le triangle pubien ou les silhouettes schématiques) sont omniprésents et témoignent d’une volonté de représenter l’essence du féminin.

Imaginer que l’on aurait avec les “Vénus” des représentations réalistes, suppose oublier que l’art réaliste date de la fin du Moyen Âge. On mentionne souvent Giotto (XIIIe-XIVe s.) comme marquant l'apparition de la perspective. Jusque là on est dans la symbolique, avec la dimension abstraite de la symbolique. Le développement du réalisme a parfois fait juger, dévalorisant la symbolique, que les statues grecques antiques relevaient du réalisme, ignorant qu’elles visaient au contraire la représentation via le corps d’un idéal supra-temporel, bref, abstrait.

Dans l’art grec classique, la représentation du corps humain tend à l’idéalisation et à la recherche de proportions parfaites, en conservant une dimension symbolique héritée de traditions plus anciennes. Les statuettes cycladiques, mais aussi sans doute les “Vénus paléolithiques”, préfigurent par leur abstraction la stylisation du corps dans l’art grec archaïque, où la forme humaine devient support de réflexion sur la beauté idéelle.

Cette continuité révèle comment l'abstraction préhistorique et l'idéalisation grecque convergent vers une méditation sur l'identité humaine, où la figure féminine incarne la dualité entre matérialité corporelle et aspiration à l'unité perdue. — Ce que l'on retrouve dans l'art africain ou dans l'art contemporain, qui s'en inspire (comme le revendique par ex. un Picasso à partir de 1907).

Dans Le Banquet de Platon, Aristophane propose le mythe de l’androgyne : des êtres originels, à la fois mâles et femelles, séparés par les dieux, cherchant à retrouver leur unité perdue. Ce mythe met en avant la recherche de la complétude et de la complémentarité des sexes, un thème que l’on peut rapprocher de l’abstraction des représentations préhistoriques : la figure féminine, parfois fusionnée à des éléments masculins ou réduite à l’essentiel, pourrait symboliser la quête d’unité ou d’origine.

L'abstraction des figures féminines préhistoriques réduites à l'essentiel — avec parfois fusion des sexes — reflète cette aspiration à l'unité.

Pensons aussi à la Genèse, où l’image de Dieu est donnée dans la dualité de l’homme et de la femme (Gn 1, 27), séparés par la concrétisation des deux côtés de l’humain primordial (Gn 2, 21).

L'abstraction, qui vise l'idéel, présente dès l’origine de l’art, est peut-être, outre les tombes intentionnelles, la marque de l’humain comme être religieux, en quête de l’ultime, de l’archétype qui le fonde.

Si l'abstraction procède, au plan immanent, de l'évolution du développement du cerveau en vue de la survie de l'espèce (du façonnement d'outils à la réflexion mathématique), s'y opère une rejonction de l'intuition de l'éternité (Ecc 3, 11).


RP, 25.06.25

mercredi 25 juin 2025

"Une sorte d’horreur submerge toute l’âme"



“Dans le meilleur des cas, celui que marque le malheur ne gardera que la moitié de son âme.

Ceux à qui il est arrivé un de ces coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé, ceux-là n’ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens qu’ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n’ont jamais eu contact avec le malheur proprement dit n’ont aucune idée de ce que c’est. C’est quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose, comme les sons, dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d’état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à l’égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment, c’est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des malades et même la résurrection d’un mort.
[…]
Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu’un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d’horreur submerge toute l’âme. Pendant cette absence il n’y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c’est que si, dans ces ténèbres où il n’y a rien à aimer, l’âme cesse d’aimer, l’absence de Dieu devient définitive. Il faut que l’âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d’elle-même. Alors un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. Mais si l’âme cesse d’aimer, elle tombe dès ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l’enfer.”

(Simone Weil, L’Amour de Dieu et le malheur, Œuvres, Quarto p. 694-695)

*

Simone Weil écrit cela en 1942. Depuis, il y a eu la connaissance de la Shoah…

Elie Wiesel à Auschwitz, adolescent enfermé dans un camp — qui vient de comprendre que l'odeur atroce que dégage une sombre fumée,… est celle de ses parents, — assiste à la pendaison d'un jeune garçon. Dieu demeure dans le silence. Une voix parmi les hommes derrière lui murmure douloureusement : "Où est ton Dieu ? Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : — Où est-il ? Le voici — il est pendu ici à cette potence…"
(Elie Wiesel, La nuit, éd. de Minuit 1958, p. 121-122)

*

Cioran, en 1952 :

“Par l'intensité de ses conflits, le XVIe siècle [celui du tableau de Jérôme Bosch ci-dessus, L'Enfer] nous est plus proche qu'aucun autre ; mais je ne vois pas de Luther, de Calvin en notre temps. […] — Si l'allure nous fait défaut, nous marquons toutefois un point sur eux : […] La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour eux sa double face. Pour nous, il n'y a plus d'élus.”
(Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, Œuvres, p. 770)


mardi 24 juin 2025

Jeanne d’Arc au temps des pré-réformes



Même si Jeanne d’Arc (1412-1431) a vécu avant la Réforme et a été canonisée par l’Église romaine au XXe s., il est légitime pour les protestants de s'intéresser à sa posture. Plusieurs éléments le justifient :

Face à l’autorité ecclésiastique, Jeanne d’Arc a été perçue par ses juges comme une femme « contestataire », car elle se référait à ses voix et à sa conscience plutôt qu’à l’autorité de l’Église « militante » (terrestre), ce qui l’a fait condamner pour hérésie et schisme. Ce refus de se soumettre aveuglément à l’institution ecclésiastique rappelle l’attitude de figures protestantes ou pré-réformatrices comme Jean Hus ou John Wyclif, qui mettaient aussi en avant la primauté de la conscience et de la relation directe à Dieu.

Jeanne affirmait que ses voix et visions venaient directement de Dieu (cf. Exode 20, 18 : “le peuple voyait les voix”), ce qui, selon ses juges, signifiait qu’elle plaçait son jugement au-dessus de l’autorité ecclésiastique. Ce refus de se soumettre inconditionnellement à l’autorité ecclésiastique était considéré comme hérétique.

Comme d’autres réformateurs ou pré-réformateurs (Jean Hus vient d’être condamné et brûlé, en 1415, lors du Concile de Constance), Jeanne a été condamnée pour hérésie malgré sa revendication d’une foi droite et son appel au pape, qui fut ignoré. Cette situation la rapproche de ceux qui, plus tard, seront exclus de l’Église catholique romaine mais continueront à se réclamer du christianisme authentique.

Ainsi, si après sa mort, Jeanne a été réhabilitée, récupérée par l’Église catholique romaine et canonisée, son image a été aussi revendiquée par d’autres courants, notamment protestants et laïques, comme symbole de liberté de conscience, de résistance à l’oppression religieuse et politique, et de fidélité à l’appel intérieur.

Jeanne agit dans le contexte de la guerre de Cent Ans, où la défense de la foi et du territoire est centrale. Une part de son inspiration est chevaleresque : elle incarne l’idéal chevaleresque de défense de la chrétienté et du roi. Comme, mutatis mutandis, les membres des ordres militaires du Moyen Âge, elle associe la foi et l’action armée. Ce qui marque une distance certaine d’avec la future Réforme protestante…

Même si Jeanne d’Arc n’était donc pas protestante au sens confessionnel, son parcours, sa condamnation et sa posture face à l’autorité ecclésiastique permettent aux protestants, de façon légitime, de la revendiquer comme une figure annonciatrice de la liberté de conscience et du rapport personnel à Dieu.

Les Réformateurs du XVIe s. ont mis en avant l’idée de la liberté chrétienne et de l’égalité de tous les croyants (sacerdoce universel) devant Dieu, concepts absents ou marginaux dans le catholicisme médiéval. C'est pourquoi on a pu voir en Jeanne une précurseure de cette liberté de conscience, car elle a agi selon ses convictions personnelles, même contre les autorités religieuses et politiques.

C’est surtout à partir du XIXe siècle que certains ont vu en Jeanne d’Arc cette figure annonciatrice de la liberté de conscience, la rapprochant ainsi de l’esprit de la Réforme, voire de Luther lui-même : lors de l’inauguration d’une statue de Jeanne à Nancy en 1890, le pasteur protestant Émile Nyegaard a développé l’idée que Jeanne incarnait la liberté de conscience, refusant de se soumettre à une autorité humaine lorsque sa conscience était en jeu. Il affirmait : « Oui, Jeanne d’Arc a été une héroïne de la liberté de conscience ! » et rapprochait son attitude de celle de Luther à Worms. Son propos a déclenché le courroux de l’évêque catholique de Nancy de l’époque, Charles-François Turinaz, qui a vu dans cette interprétation une remise en cause de l’autorité de l’Église (à nouveau !) et une récupération protestante de la figure de Jeanne d’Arc.

Ce parallèle a été repris par d’autres intellectuels, comme Georges Bernard Shaw qui, dans la préface de sa pièce Jeanne d’Arc (1923), la qualifie de « première protestante », soulignant son libre examen face à l’institution ecclésiale. Paul Viallaneix, éditorialiste protestant, a également souligné, dans son introduction à Michelet, la « conscience totalement révoltée » de Jeanne, établissant à nouveau le lien avec Luther — ou, plus récemment (XXe s.), dans une perspective féministe, Andrea Dworkin.

Faut-il la percevoir comme une béguine ou inspirée par ce mouvement féminin chrétien du Moyen Âge de femmes pieuses, souvent célibataires, vivant en communauté ou de manière autonome ? On est aussi à l’époque de la Devotio Moderna. Même si Jeanne n’est pas directement liée à ces mouvements, on est dans le même contexte spirituel et historique du Moyen Âge tardif.

Lors de son procès, Jeanne a réaffirmé la primauté de sa conscience et de ses voix sur les injonctions des autorités religieuses de son temps. Cette fermeté face à l’Église institutionnelle évoque bien celle de Martin Luther, qui lui aussi s’est tenu face à l’autorité papale au nom de sa foi et de sa conscience.

En outre, au temps de Jeanne d’Arc, la papauté venait tout juste de sortir du Grand Schisme d’Occident (1378-1417), période où plusieurs papes rivaux se disputaient l’autorité sur l’Église. Cette division reflétait les rivalités politiques de l’époque. L’Angleterre, l’Empire germanique, la Flandre, l’Italie du Nord et la Scandinavie reconnaissaient le pape romain (Urbain VI puis ses successeurs), alors que la France, l’Écosse, la Castille, l’Aragon, le Portugal, Naples et la Provence soutenaient le pape d’Avignon (Clément VII puis Benoît XIII). La guerre de Cent Ans entre la France et l’Angleterre se situe dans ce contexte.

Certes, après le concile de Constance, un seul pape est reconnu : Martin V (pape de 1417 à 1431). S’il n’a pas pris ouvertement parti pour les Anglais, il n’a pas non plus soutenu Jeanne ni contesté la légitimité de son procès. Cette « neutralité » a contribué à l’idée que la papauté n’était pas du côté de Charles VII et de Jeanne d’Arc. Si le pape n’était pas officiellement pour les Anglais, l’Église institutionnelle locale, sous contrôle anglais, a organisé le procès sans intervention du pape.

Jeanne d’Arc a explicitement demandé à ce que ses actes et ses paroles soient envoyés au pape. Son appel n’a pas été pris en compte ; les autorités anglaises ne voulaient pas qu’elle soit transférée à Rome, car elles tenaient à la juger et à la condamner à Rouen.

Le contexte du récent Grand Schisme d’Occident a donc eu une incidence sur la situation de Jeanne d’Arc dans son soutien au roi capétien Charles VII. Le schisme, qui s’est achevé peu avant l’épopée de Jeanne, ayant vu l’Angleterre soutenir le pape de Rome, la France (les Capétiens) celui d’Avignon, les tensions et les alliances forgées pendant cette période restaient vives après le retour à une papauté unique. Lorsque Jeanne d’Arc intervient, Charles VII est contesté, son autorité affaiblie par la guerre civile entre Armagnacs (partisans du roi) et Bourguignons (alliés des Anglais), et par l’occupation anglaise du nord du royaume. Le sacre de Charles VII à Reims, rendu possible grâce à Jeanne, marque un retour à la légitimité capétienne, à la fois dynastique et religieuse (d’une dynastie restée suspecte aux yeux de Rome), dans un contexte où l’unité de l’Église et du royaume était encore fragile.

Ainsi, le passé du schisme et les divisions religieuses et politiques qui en découlaient ont contribué à faire de l’engagement de Jeanne d’Arc en faveur du roi capétien un acte hautement symbolique — via la revendication d’une relation directe avec le divin, malgré l’autorité ecclésiale. Ce qui sonne indubitablement protestant !

RP, 21.06.25

vendredi 20 juin 2025

Trois épopées : Josué, la Sîra, la Chanson de Roland — et leurs relectures



Josué : Origène invite, dans ses Homélies sur Josué (Sources chrétiennes 71), à lire la conquête de la Terre promise non comme une justification de la violence, mais comme une image de la conquête spirituelle du Royaume des cieux. Josué (dont le nom, en grec comme en hébreu, est le même que celui de Jésus) devient ainsi le chef spirituel qui guide le chrétien dans la lutte contre ses propres vices, à l’image du Christ menant l’Église vers la perfection. La doctrine du combat spirituel traverse toutes les homélies d’Origène sur Josué : la Terre promise figure l’âme, et les ennemis à vaincre symbolisent les passions et les tentations qui s’opposent à la vie chrétienne.

Cette approche permet à Origène de répondre à l’objection, soulevée notamment par les marcionites, selon laquelle l’Ancien Testament serait incompatible avec l’Évangile à cause de sa violence. Pour Origène, “toute l’Écriture est inspirée de Dieu” (2 Tm 3,16), cela demandant une lecture spirituelle pour révéler son vrai sens.

Ce faisant, l’œuvre d’Origène, inspirée par Philon et le judaïsme alexandrin, montre à quel point la rupture entre chrétiens et juifs a laissé, malgré et contre son œuvre, des traces dans certains courants chrétiens, en tête desquels le marcionisme, qui ont perdu de vue leur origine juive, au point d’ignorer totalement les lectures spirituelles juives, et de déboucher sur la théologie de la substitution, au fond d’origine marcionite, qui a sévi jusqu'au XXe s. en arrière-plan de l'antisémitisme européen. Ne présente-t-on pas parfois encore les “moi je vous dis” de Jésus lisant la Torah comme des “antithèses”, quand il s'agit d’un commentaire spirituel de la Torah en vue de sa pleine observance (Mt 5, 17, littéralement : “je suis venu observer pleinement”) ? Ne lit-on pas Paul comme s’opposant à son enseignement rabbinique sur la Torah quand il en est pleinement inspiré (Ro 7, 12) ?

Le Talmud souligne que les guerres de conquête de Josué ont eu lieu dans un contexte historique particulier, il y a des centaines d’années, et qu’il n’est plus possible de mener aujourd’hui des guerres de ce type.

Philon pousse plus loin et lit les personnages bibliques comme des symboles de réalités spirituelles ou des aspects de l’âme humaine. Ainsi, Moïse incarne l’intelligence, Adam l’esprit, etc. Cette approche vise à dépasser la lecture littérale pour en dégager un sens universel et philosophique.

Philon ne commente pas directement le Josué du livre éponyme, mais il applique à Josué la même méthode qu’aux autres figures bibliques : il ne s’agit pas d’un simple chef militaire ou successeur de Moïse, mais d’un symbole spirituel. Cette lecture allégorique permet à Philon de traiter les épisodes problématiques ou violents de la Bible comme des récits à valeur morale ou philosophique, et non comme des prescriptions littérales.

On retrouve ce type de lectures spirituelles concernant deux autres épopées, en islam et en chrétienté, la Sīra d’Ibn Hisham et la Chanson de Roland. Trois épopées, ce genre littéraire ancien par lequel les peuples antiques expliquent leurs origines, leurs luttes initiales. Concernant Josué, on sait qu’on trouve l’équivalent dans la littérature assyrienne. Concernant la Sîra et la Chanson de Roland, un rapport littéraire entre les deux n’est pas à exclure, la première datant du IXe s. (2e s. de l’Hégire), la seconde de fin XIe, alors que le contact militaire islamo-chrétien a eu lieu par les Croisades, et déjà auparavant lors de la lutte dynastique entre Carolingiens (renversant les Mérovingiens) contre les Omeyyades (en lutte contre les Abbassides en passe de les renverser).

Alliance entre les Carolingiens et les Abbassides
Après la chute du califat omeyyade en pleine période carolingienne et l’établissement du califat abbasside à Bagdad, les Omeyyades se replient de Damas à al-Andalus, où ils fondent un émirat indépendant sous Abd al-Rahman Ier.
Les Carolingiens (d’abord Pépin le Bref, puis Charlemagne) voient dans les Omeyyades d’Espagne (vaincus par leur père et grand-père Charles Martel) une menace sur leur frontière sud, tandis que les Abbassides considèrent la survivance omeyyade à l’ouest comme une contestation de leur légitimité.
Les deux puissances ont donc un intérêt commun à s’opposer à l’émirat omeyyade de Cordoue.
Ambassades et cadeaux sont échangés : dès 765, une délégation franque se rend à Bagdad, suivie de plusieurs ambassades réciproques. L’épisode le plus célèbre reste l’envoi par le calife Hārūn al-Rashīd à Charlemagne d’un éléphant blanc (Aboul-Abbas) et d’une horloge hydraulique.
L’alliance se concrétise localement lorsque des gouverneurs pro-abbassides d’al-Andalus (Barcelone, Gérone, Saragosse) sollicitent l’aide militaire de Charlemagne contre l’émir omeyyade de Cordoue. Cela conduit à la campagne de 778-801, qui aboutit à la prise de Gérone et de Barcelone par les Francs, campagne au cours de laquelle a lieu la bataille de Roncevaux et la mort de Roland. Charlemagne est donc alors l'allié du califat abbasside !…
Au-delà de la question omeyyade, l’alliance sert aussi de levier diplomatique contre l’Empire byzantin, rival des deux puissances à divers moments.

La Sîra d’Ibn Hisham, produite sous le califat abbasside, est lue dans les courants spirituels, notamment dans le soufisme, comme la mise en récit du cheminement spirituel du Prophète de l’islam, et, par extension, de tout croyant. Chaque épisode de la vie de Mahomet devient une parabole de la purification de l’âme, de la patience dans l’épreuve, de la confiance en Dieu et de la quête de l’union avec le divin.

Lors de la bataille de Khaybar, ʿAlī, avec son épée légendaire Dhū l-Fiqār, fend un ennemi en deux d’un seul coup, et tranche son adversaire “de la tête jusqu’aux pieds” (on va retrouver l'équivalent dans la Chanson de Roland). Moment redoutable que la bataille de Khaybar, s’il est lu littéralement, comme il l’est, hélas, par l'islamisme, y fondant les violences que l'on sait, culminant le 7 octobre 2023, puisque selon la Sîra, elles sont exercées contre les juifs. Mais une autre lecture est possible, une lecture qui voit dans un récit épique donné en contexte guerrier l'illustration d’un combat spirituel de chacun contre lui-même.

La Chanson de Roland, de même, n’est pas seulement le récit d’une bataille héroïque : elle met en scène la lutte pour la pureté de la cause, la fidélité jusqu’au sacrifice suprême, et l’élévation du héros au rang de martyr. Roland, par sa mort, devient une figure exemplaire : son âme est accueillie par les anges, signe de sa sanctification et de la victoire spirituelle sur la mort. Ne pas en oublier le référent militaire : la guerre des Carolingiens contre les Omeyyades (qui est loin d’être une guerre chrétiens-musulmans).

Ainsi, Roland, de son épée Durandal, “frappe un païen, Justin de Val Ferrée. Il lui fend par le milieu toute la tête et tranche le corps… jusqu'à son cheval dont il a fendu l’échine. Il abat le tout devant lui sur le pré.” “Païen”, Justin de Val Ferrée est un “sarrasin” — trace, dans son nom, de l’escarmouche basque où Roland a été tué ? Le nom de Justin est bien peu musulman ! Trace aussi, peut-être, d’une connaissance, reçue lors des croisades en cours, de la Sîra ?

Dans les deux cas, à l'instar d'Origène lisant Josué, les spirituels des deux camps, invitent à dépasser la dimension violente et guerrière pour y voir une figuration du seul combat qui vaille, le combat spirituel…


RP, 20.06.25

vendredi 6 juin 2025

Fin de vie…

"Malheur ! Le temps est proche où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne peut plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
‘Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ?’ — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
‘Nous avons inventé le bonheur’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poison enfin, pour mourir agréablement."

(Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue § 5)


mardi 13 mai 2025

Comme le papillon dans la flamme


Simone Weil, Pensées sans ordre sur l’amour de Dieu et autres textes, folio sagesses 2013, p. 23 :
“Notre être même, à chaque instant, a pour étoffe, pour substance, l'amour que Dieu nous porte. L'amour créateur de Dieu qui nous tient dans l'existence n'est pas seulement surabondance de générosité. Il est aussi renoncement, sacrifice. Ce n'est pas seulement la Passion, c'est la Création elle-même qui est renoncement et sacrifice de la part de Dieu. La Passion n'en est que l'achèvement. Déjà comme Créateur Dieu se vide de sa divinité. Il prend la forme d'un esclave. Il se soumet à la nécessité. Il s'abaisse. Son amour maintient dans l'existence, dans une existence libre et autonome, des êtres autres que lui, autres que le bien, des êtres médiocres. Par amour il les abandonne au malheur et au péché. Car s'il ne les abandonnait pas, ils ne seraient pas. Sa présence leur ôterait l'être comme la flamme tue un papillon.”

Une réflexion de Simone Weil qui rejoint l’enseignement du judaïsme (que Simone Weil n’a pas reçu) sur le tsimtsoum, le retrait de Dieu pour que la Création advienne :
“Dieu commence par se retirer de lui-même, en lui-même. Par cet acte, il laisse au vide une place en son sein. Il se retire […], il crée un espace pour le monde à venir. […] Pour se manifester, il aura fallu qu'au préalable il se retire, qu'il laisse place à un néant à partir duquel la Création est possible.” (Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum, Introduction à la méditation hébraïque, Albin Michel, 1992, p. 31)

Voir aussi, dans la mystique musulmane, Ahmad Ghazâli, Les intuitions des Fidèles d’amour, trad. Henry Corbin :
“Le papillon qui est devenu l’amant de la flamme, a pour nourriture, tant qu’il est encore à distance, la lumière de cette aurore. […] Mais il lui faut continuer de voler jusqu’à ce qu’il la rejoigne. Lorsqu’il y est arrivé, […] c’est lui qui est la nourriture de la flamme. […]”

C’est là « la nostalgie du “Trésor caché” aspirant à être connu [, qui] est le secret de la Création », nous dit Henry Corbin, dans L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn ‘Arabî, éd. Aubier [1958] 1993, p. 121. Ce trésor caché est la beauté de Dieu, ce secret de la Création, qui habite la quête de cette lignée mystique qui va de Hallaj à Ibn ‘Arabi.

Un enseignement qui donne la Création comme un don de Dieu qui partage sa splendeur. Une Création qui relève d’un don de bonté, comme malgré tout. Dieu s'absente, dans le tsimtsoum, pour que le monde puisse advenir — “s'il n’abandonnait pas les hommes, ils ne seraient pas” (S. Weil). Nous n’adviendrions pas…

Mais “Son amour maintient dans l'existence […] des êtres autres que lui, autres que le bien, des êtres médiocres” (S. Weil).

“Je ne me pardonne pas d’être né. C’est comme si, en m’insinuant dans ce monde, j’avais profané un mystère, trahi quelque engagement de taille, commis une faute d’une gravité sans nom. Cependant il m’arrive d’être moins tranchant : naître m’apparaît alors comme une calamité que je serais inconsolable de n’avoir pas connue.” (Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né, Œuvres p. 1279)

Un malgré tout du “trésor caché” qui se dévoile pour le bien, malgré tout, d’une Création à advenir. “Quelle est la principale fin de la vie humaine ? demande le premier point du catéchisme de Calvin :
C'est de connaître Dieu.
Pourquoi ?
Parce qu'il nous a créés et mis au monde pour être glorifié en nous. Et c'est bien raison que nous rapportions notre vie à sa gloire puisqu'il en est le commencement.
C’est là le souverain bien des hommes.”


Matthieu 13, 44 : “Le Royaume des cieux est comparable à un trésor caché”.

PS :
"Mes brebis écoutent ma voix ; je les connais, et elles me suivent." (Jean 10, 27)
Or, quelle est la fin des brebis en ce temps ? Donner leur lait, leur laine, leur viande… par leur mort…
Cela pour entrer dans la vie d'éternité : "Je leur donne la vie éternelle ; et elles ne périront pas pour l'éternité, et personne ne les ravira de ma main." (Jean 10, 28)

mercredi 16 avril 2025

"Pour que le cœur soit disponible au plus élevé"


Cette horreur était la vie après la mort et elle nous attendait tous, et pas seulement les malfaisants d'entre nous. Mon esprit commença à vaciller. Ce fut un soulagement et je faillis m'abandonner. Une idée, cependant, sauva ma santé mentale, une idée à laquelle je continue de me cramponner : la possibilité que ce paysage de cauchemar ne fût lui-même qu'un mirage.
Je m'écriai d'une voix forte : 'Non !'”
(Stephen King, Revival, LdP p. 509-510)

"Or je demande ici quel est l'objet du pur détachement. Je réponds ainsi : ni ceci ni cela n'est l'objet du pur détachement. Il repose sur le néant absolu […]. Pour que le cœur soit disponible au plus élevé, il faut qu'il repose sur le néant […]." (Maître Eckhart, Du détachement, in Les traités, trad. J. Ancelet-Hustache, Points p. 185)


mercredi 9 avril 2025

Ceronetti sur Pie XII-Hitler


"Si l'on approfondit un peu le rapport Pie XII-Hitler on peut faire des découvertes intéressantes. Il y a là comme une symétrie et une complémentarité. L'appel général du pape au Bien et à la paix n'est que du vide exhibé et c'est de ce vide qu'a précisément besoin l'Hitléro-Satan pour étendre l'empire de ses drapeaux et opérer tranquillement au milieu des nations catholiques. Le giron du pastor angelicus accueille sans apparat nuptial, dans une ombre clandestine, feignant toujours l'insémination du Verbe d'en haut, le verbe inférieur auquel il rend le service inestimable du silence, tandis que sa bouche dénonce le Mal comme s'il était sine nomine et n'avait pas réellement ces sinistres enseignes. Il se greffe ici un drame formidable, propre aux clairs-obscurs historiques, qui complique tout le pape donne exclusivement au Mal le nom de matérialisme dialectique, et sans comprendre (ou sans vouloir comprendre) l'antireligion hitlérienne peinte en Providence dégouttante de sang, parce qu'il voit dans l'hitlérisme l'antithèse historique de la révolution bolchevique et de la venue du communisme il tend aussitôt à le favoriser comme un bon chien de garde à la puissante mâchoire, doté peut-être d'une paire d'ailes chérubiniques : il n'a pas la capacité, la force de voir la présence du Mal dans l'une et l'autre monstruosités qu'il est appelé à juger, ni de les désigner toutes deux d'un seul geste de ses deux longues mains : voici, messieurs, le Mal. C'est un aveuglement si grave qu'il mérite le nom d'impiété : dans de tels cas, l'homme médiocre placé dans un poste aussi élevé est le signe que Dieu veut nous détruire, et c'est justement que la réprobation corrode sa mémoire. Parce que le pape fait, dans son cœur, un triste, un horrible choix du coup tout son prestige de grand chef religieux est précipité dans l'entonnoir de mort planté dans le baril hitlérien, malgré ses fuites dans des réserves éperdues et des précautions verbales superflues. […] Ainsi son anathème (modeste, au fond, comme désormais tout ce qui vient du pape) est-il lancé sur une seule des deux faces monstrueuses, et sur celle où elle tombe avec le moins d'efficacité, tandis que l'autre en pleine fête, ivre de carnages, comme un Gilles de Rais à Machecoul éclabousse tout, sans bâillon, de sa salive infernale."
(Guido Ceronetti, Le silence du corps [1979], trad. André Maugé, LdP 1984 p. 188-189)


"Dis désormais que l'Église de Rome,
Pour avoir voulu fondre en soi les deux pouvoirs,
Dans la fange est tombée et souille elle et sa charge."
(Dante Alighieri, La divine comédie - "Purgatoire", Chant XVI, 127-129)

samedi 5 avril 2025

Miserere mei Deus


Gregorio Allegri - Miserere mei Deus
Psaume 51 (mis en musique par Allegri pour la première fois vers 1630).

[1 Au chef des chantres. Psaume de David.
2 Lorsque Nathan, le prophète, vint à lui, après que David fut allé vers Bath-Schéba.]
3 Ô Dieu ! aie pitié de moi dans ta bonté ; Selon ta grande miséricorde, efface mes transgressions ;
4 Lave-moi complètement de mon iniquité, Et purifie-moi de mon péché.
5 Car je reconnais mes transgressions, Et mon péché est constamment devant moi.
6 J’ai péché contre toi seul, Et j’ai fait ce qui est mal à tes yeux, En sorte que tu seras juste dans ta sentence, Sans reproche dans ton jugement.
7 Voici, je suis né dans l’iniquité, Et ma mère m’a conçu dans le péché.
8 Mais tu veux que la vérité soit au fond du cœur : Fais donc pénétrer la sagesse au-dedans de moi !
9 Purifie-moi avec l’hysope, et je serai pur ; Lave-moi, et je serai plus blanc que la neige.
10 Annonce-moi l’allégresse et la joie, Et les os que tu as brisés se réjouiront.
11 Détourne ton regard de mes péchés, Efface toutes mes iniquités.
12 Ô Dieu ! crée en moi un cœur pur, Renouvelle en moi un esprit bien disposé.
13 Ne me rejette pas loin de ta face, Ne me retire pas ton Esprit saint.
14 Rends-moi la joie de ton salut, Et qu’un esprit de bonne volonté me soutienne !
15 J’enseignerai tes voies à ceux qui les transgressent, Et les pécheurs reviendront à toi.
16 Ô Dieu, Dieu de mon salut ! délivre-moi du sang versé, Et ma langue célébrera ta miséricorde.
17 Seigneur ! ouvre mes lèvres, Et ma bouche publiera ta louange.
18 Si tu avais voulu des sacrifices, je t’en aurais offert ; Mais tu ne prends point plaisir aux holocaustes.
19 Les sacrifices qui sont agréables à Dieu, c’est un esprit brisé : Ô Dieu ! tu ne dédaignes pas un cœur brisé et contrit.
20 Répands par ta grâce tes bienfaits sur Sion, Bâtis les murs de Jérusalem !
21 Alors tu agréeras des sacrifices de justice, Des holocaustes et des victimes tout entières ; Alors on offrira des taureaux sur ton autel.


Texte chanté : Vulgate (Ps 50)

[1 in finem psalmus David
2 cum venit ad eum Nathan propheta quando intravit ad Bethsabee]
3 miserere mei Deus secundum magnam; misericordiam tuam et; secundum multitudinem miserationum tuarum dele iniquitatem meam
4 amplius lava me ab iniquitate mea et a peccato meo munda me
5 quoniam iniquitatem meam ego cognosco et peccatum meum contra me est semper
6 tibi soli peccavi et malum coram te feci ut iustificeris in sermonibus tuis et vincas cum iudicaris
7 ecce enim in iniquitatibus conceptus sum et in peccatis concepit me mater mea
8 ecce enim veritatem dilexisti incerta et occulta sapientiae tuae manifestasti mihi
9 asparges me hysopo et mundabor lavabis me et super nivem dealbabor
10 auditui meo dabis gaudium et laetitiam exultabunt ossa humiliata
11 averte faciem tuam a peccatis meis et omnes iniquitates meas dele
12 cor mundum crea in me Deus et spiritum rectum innova in visceribus meis
13 ne proicias me a facie tua et spiritum sanctum tuum ne auferas a me
14 redde mihi laetitiam salutaris tui et spiritu principali confirma me
15 docebo iniquos vias tuas et impii ad te convertentur
16 libera me de sanguinibus Deus Deus salutis meae exultabit lingua mea iustitiam tuam
17 Domine labia mea aperies et os meum adnuntiabit laudem tuam
18 quoniam si voluisses sacrificium dedissem utique holocaustis non delectaberis
19 sacrificium Deo spiritus contribulatus cor contritum et humiliatum Deus non spernet
20 benigne fac Domine in bona voluntate tua Sion et aedificentur muri Hierusalem
21 tunc acceptabis sacrificium iustitiae oblationes et holocausta tunc inponent super altare tuum vitulos

jeudi 3 avril 2025

La bonne question...

"La question que je pose au RN et à d’autres, est la suivante : à partir de combien dans les sondages on estime être au-dessus des lois ? Marine Le Pen a toujours demandé une justice ferme…" (Prisca Thevenot)

https://x.com/FranceSouvUnie/status/1906974344405733871



Cf. Caroline Fourest :


mercredi 12 mars 2025

Requiem

Mozart - Lacrimosa | Requiem


Pyotr Ilyich Tchaikovsky - Hymne des Cherubim | Liturgie de saint Jean Chrysostome


King Crimson - Requiem | Beat

samedi 8 mars 2025

Ressentiment ou gratitude

« L’homme moderne a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence – à en vouloir au fait même qu’il n’est pas son propre créateur ni celui de l’univers. Dans ce ressentiment fondamental, il refuse de percevoir rime ou raison dans le monde donné […], il proclame ouvertement que tout est permis et croit secrètement que tout est possible […].
L'alternative à un tel ressentiment, base psychologique du nihilisme contemporain, serait une gratitude fondamentale pour les quelques choses élémentaires qui nous sont véritablement et invariablement données, comme la vie elle-même, l'existence de l'homme et le monde. »

(Hannah Arendt, "En guise de conclusion" (1951), Les origines du totalitarisme, Quarto Gallimard p. 872)

On discerne aisément, dans ces propos de Arendt de 1951, le point commun entre le "wokisme", le trumpisme et le poutinisme : autant de dénis du réel, malgré des différences apparentes ; un même ressentiment fondamental contre ce qui est, ouvrant à un bout sur le refus de réalités allant jusqu'au déni de la sexuation factuelle, à l'autre sur l'usage systématique du rejet de faits avérés (subsumés ici aussi sous le "ressenti"). Autant de ressentiments qui se nourrissent les uns des autres, dans un même bannissement de la gratitude pour ce qui est donné…




lundi 10 février 2025

Le 8 octobre : généalogie d'une haine vertueuse

Par Eva Illouz — extraits

4e de couverture :
Les grands événements ont leur jour d'après. C'est le sujet de ce Tract, qui s'interroge sur la révélation d'un antisémitisme de gauche au lendemain de l'attaque du Hamas contre Israël. Aurions-nous pu penser que, dans les milieux progressistes occidentaux, le 8 octobre 2023 puisse ne pas dire le jour de la compassion unanime à l'égard des victimes des atrocités de la veille ? Au lieu de cela, on entendit, à New York comme à Paris, des voix autorisées saluer, avec une émotion jubilatoire, un acte de résistance venant châtier l'oppresseur israélien. Décomplexé, cet antisionisme radical a eu pour terreau un système de pensées, la "théorie" qui, avec sa passion déconstructiviste, tend à plaquer une structure décoloniale sur les événements du monde, au mépris du fait brut et de sa complexité. On peut mettre au jour les causes d'une guerre ; on cherchera plutôt ici à retracer la généalogie intellectuelle de ce qui nie l'évidence du crime... Et à remonter aux sources de cet antisémitisme de confort où le Juif cristallise ce que certains esprits jugent bon de reprocher à une partie de l'humanité.


P. 4-7 :
Certains événements surgissent sur la scène du monde et y marquent immédiatement une rupture fondamentale. Le 7 octobre est l’un d’eux. Le Hamas, cette organisation qui, en 2007, avait pris le pouvoir par la force dans la bande de Gaza (en tuant des membres du parti opposé, le Fatah) et qui a été classée par les États-Unis et l’Union européenne comme terroriste, commettait des crimes contre l’humanité, tuant près de 1 200 Israéliens, civils pour la plupart. Même les plus sinistrement accoutumés à la sauvagerie humaine ont frémi devant la cruauté délibérée de ces massacres : enfants et bébés tués à bout portant, violences et sévices sexuels d’une intensité rare, familles entières carbonisées, parades publiques de cadavres au milieu de foules dansant et chantant, le tout filmé avec jubilation et diffusé dans le monde entier par le biais des réseaux sociaux. Il s’agissait là d’un régime nouveau de l’atrocité : loin de se cacher, les terroristes s’exhibaient fièrement au moyen de caméras GoPro et diffusaient les images de leurs meurtres en direct. Plus choquantes encore que ce régime « festif » du crime contre l’humanité, furent les réactions d’un nombre étonnant de progressistes qui se sont joints au chœur joyeux des foules gazaouies.
Pour autant que je me souvienne, aucun autre massacre – au Soudan du Sud, au Congo, en Éthiopie, au Sri Lanka, en Syrie ou en Ukraine – n’a fait autant d’heureux en Occident et dans les pays musulmans. Le dimanche 8 octobre, lors d’un rassemblement « All Out for Palestine » dans la ville démocrate de New York, on pouvait voir des personnes en liesse mimer l’acte d’égorger. Bret Stephens, chroniqueur au New York Times, assistait à ce rassemblement. Il y cherchait, écrit-il, des expressions de tristesse ou d’empathie, même forcées ou convenues. Il n’en trouva aucune et n’y discerna qu’« ivresse et jubilation ». Ce cas fut loin d’être isolé. Joseph Massad, professeur d’origine jordanienne enseignant à l’université de Columbia, avait qualifié le massacre de « stupéfiant », « innovant » et « impressionnant ». Russell Rickford, historien de Cornell spécialisé dans la tradition du radicalisme noir, s’est dit « exalté » par l’annonce du massacre. Au Royaume-Uni, à Brighton, lors d’un rassemblement similaire, un manifestant prit un mégaphone pour qualifier les attentats de « beaux », « inspirants » et « réussis ». Et ce, alors que nous savions déjà que des bébés et des enfants en bas âge avaient été sauvagement massacrés.
En France, le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), créé en 2009, publiait un communiqué officiel sur cette journée du 7 octobre affirmant son « soutien aux Palestiniens et aux moyens de luttes qu’ils et elles ont choisi pour résister ». Le mouvement post-colonial PIR (parti des Indigènes de la République) fêtait le massacre comme une résistance héroïque. Un membre du groupe juif français de gauche, l’UJFP (l’Union juive française pour la paix), a comparé le Hamas au groupe Manouchian, c’est-à-dire au groupe d’étrangers qui ont rejoint la Résistance française contre les nazis, pour être ensuite capturés et exécutés par ces derniers. Sur le podcast Democracy now !, la professeure de rhétorique américaine Judith Butler voyait dans les atrocités un fait de résistance. Aux États-Unis, trente-trois groupes d’étudiants de Harvard ont attribué l’entière responsabilité du massacre… à Israël lui-même. Parmi les centaines de déclarations que j’ai lues, celle-ci, exprimée par Andreas Malm, professeur vedette d’écologie humaine à l’université de Lund à Malmö, paraît exemplaire : « La première chose que nous avons dite dans ces premières heures [du 7 octobre] ne consistait pas tant en des mots qu’en des cris de jubilation. Ceux d’entre nous qui ont vécu leur vie avec et à travers la question de la Palestine ne pouvaient pas réagir autrement aux scènes de la résistance prenant d’assaut le checkpoint d’Erez : ce labyrinthe de tours en béton, d’enclos et de systèmes de surveillance, cette installation consommée de canons, de scanners et de caméras – certainement le monument le plus monstrueux à la domination d’un autre peuple dans lequel j’ai jamais pénétré – tout d’un coup entre les mains de combattants palestiniens qui avaient maîtrisé les soldats de l’occupation et arraché leur drapeau. Comment ne pas crier d’étonnement et de joie ? »
Des femmes avaient été tuées d’une balle dans la tête en même temps qu’elles étaient violées, d’autres avaient été retrouvées avec le bassin brisé tant les assauts sexuels avaient été violents ou bien retrouvées mortes avec des clous dans les parties génitales9. Face à ces faits, ce professeur dont le salaire est payé par une université dans une grande démocratie, n’éprouvait qu’une jubilation devant des terroristes en route vers leur pogrom. Que les Palestiniens aient pu éprouver une certaine Schadenfreude (joie mauvaise) pouvait peut-être s’expliquer à la lumière d’un conflit vieux d’un siècle ; mais qu’en était-il des Canadiens, Américains, Suédois ou Français ordinaires pour qui aucune mémoire personnelle n’était en jeu ? Comment expliquer leur joie étrange ou leur indifférence face à la nouvelle du pogrom ? L’excitation des universités, des intellectuels et des artistes du monde fut d’une uniformité morne et stupéfiante. […]


jeudi 23 janvier 2025

Poursuite du vent...

King Crimson - I Talk To The Wind (1969)


J'ai eu à cœur de connaître la sagesse
et de connaître la folie et la sottise ;
j'ai connu que cela aussi, c'est poursuite du vent…
(Ecclésiaste 1, v. 17)