vendredi 31 octobre 2025

Du "chat" des cathares à Halloween...



Suite de...

Jules Michelet (La sorcière,1862) a eu l'intuition que la sorcellerie était liée à des croyances populaires réelles et non à une simple invention. Carlo Ginzburg (Le Sabbat des sorcières, 1989) a ensuite utilisé la méthode historique rigoureuse pour prouver et décortiquer cette intuition, en distinguant clairement les fantasmes des juges des traditions des accusés.

La relation entre Michelet et Ginzburg sur la sorcellerie reflète, d'une autre façon, le débat sur l'étude du catharisme entre l'invention totale (thèse "déconstructiviste") et l'existence d'un substrat culturel réel, tel qu'on le trouve chez des auteurs plus anciens comme Napoléon Peyrat (Histoire des Albigeois, 1870-1872), ou récents, comme Jean Duvernoy (Le catharisme : La Religion des Cathares, 1976).

Ginzburg et les historiens comme Duvernoy (suivant l'intuition de Michelet et Peyrat) partagent la conviction qu'il est possible de dégager, par une lecture critique des sources judiciaires et répressives, la réalité d'un phénomène culturel ou religieux populaire qui a été la cible de la persécution, même si cette réalité est très différente du stéréotype que les persécuteurs ont créé.

Reprenons ce que nous développions précédemment, notant une diabolisation de l’enseignement cathare : "Le diable est le Créateur de la matière" (doctrine cathare) : donc les cathares honorent le diable en tant que créateur du monde (accusation polémique) : si le diable est le Maître du Monde, alors les hérétiques doivent nécessairement lui rendre un culte et l'adorer. Si le diable est un dieu (le Mauvais Principe pour les dyarchiens) et le Créateur du Monde, alors les hérétiques ne font que l'honorer en tant que créateur et maître des choses terrestres. Un culte du diable est mis en scène dans un rite infâme et anti-chrétien (inversion du culte, rejet des sacrements, actes obscènes) et prend la forme d'une adoration d'un animal (le chat-diable : katze / ketzer ; catus / cathari), symbole de la bestialité, de la luxure, et de la matière. Culte que l'on trouve dénoncé concernant les dualistes (i.e. cathares) chez Gautier Map (Nord), Alain de Lille (Occitanie), Conrad de Marbourg (Rhénanie).

Réputés par leur ennemis, sur la base de leur dualisme, "adorateurs du diable", la persécution des cathares va s'étendre à d'autres "adorateurs du diable", les "sorciers" et "sorcières". On les retrouve dès le XIVe s., avant l'explosion des persécutions aux XV-XVIIe s., dans un culte du chat (d'origine anti-cathare) — cf. la reprise du chat noir dans l'imaginaire sur les sorcières — devenant un culte du bouc (renvoyant aux figures des divinités sylvestres, aux faunes, et aux satyres).

Derrière ces dérives, il y a (comme l'a perçu Duvernoy dans la suite de l'intuitif Peyrat) un réel mouvement dualiste pour les cathares ; de même qu'il y a un réel reliquat d’un culte chamanique de Diane pour les sorciers et sorcières (comme l'a perçu Ginzburg dans la suite de l'intuitif Michelet) ; cela derrière l'interprétation paranoïaque qui a tout confondu : les sorcières (daïmoniales) se rendant au sabbat (juif) pour leurs vauderies (vaudoises) ! L'imagination a fait le diabolique, mais n'a pas éliminé le réel duquel elle s'est autorisée, à l'appui des persécutions et de la torture et d'un poids théologique remontant à Antiquité chrétienne, voyant glisser le sens du grec daïmon au terrifiant démon.

Dans le contexte philosophique et culturel grec (avant sa "christianisation" complète), le terme daïmon n'avait pas la connotation forcément maléfique qu'il a prise par la suite. Un daïmon était généralement considéré comme une entité spirituelle intermédiaire entre les dieux et les mortels. Il pouvait être un esprit de héros défunts, une divinité mineure, ou un génie. Il était moralement ambivalent. Il pouvait être un eudemon (bon esprit, d'où le mot "eudémonisme") ou un kakodemon (mauvais esprit). Socrate, par exemple, parlait de son daimonion comme d'une voix intérieure, un signe divin ou une intuition morale.

Dans le judaïsme hellénistique et le Nouveau Testament, les divinités du polythéisme grec sont relues comme des idoles et comme telles des "esprits mauvais" qui égarent l'homme du culte du Dieu unique. Dans les Évangiles (et notamment Marc), le terme daimon et ses dérivés (daimonizomaï – être tourmenté par un démon) sont le plus souvent utilisés de manière interchangeable avec pneumata akatharta – les "esprits impurs". Ces esprits sont la cause de maladies et de souffrances, mais leur rôle principal est d'être des agents d'opposition à la souveraineté et à l'autorité divine, que le Christ et les Apôtres combattent spectaculairement, signe pour la foi qu'ils initient l'avènement du Royaume à venir.

Dans les relectures ultérieures du Nouveau Testament, apparaît au milieu du IIIe s. ce qui correspondra au futur ordre mineur d'exorciste : d'abord informel, comme en témoigne Hippolyte de Rome (dans sa Tradition Apostolique, 215 env. : « Si quelqu'un dit posséder le don d'exorcisme, il ne lui sera pas imposé les mains [il ne sera pas ordonné]. La grâce est pour lui manifeste. » Allusion aux Actes des Apôtres où le don l'Esprit peut suivre ou précéder l'imposition des mains - cf. Ac 11) ; d'abord informel, l'exorcisme comme ministère ordonné sera l'une des étapes préparatoires au baptême pour les catéchumènes. Il ne s'agissait pas de chasser un démon personnel, mais de purifier l'individu de l'emprise générale du péché originel. L'acte symbolisait la rupture avec les anciennes divinités (les daimones) et l'entrée sous la seigneurie du Christ.

Plus tard, en lien avec la conversion de l'Empire romain et la sacerdotalisation du ministère presbytéral, apparaîtra, outre l'ordre mineur d'exorciste (son obligation a été abolie par Paul VI en 1972) un ministère spécial d'exorcisme, relevant du pouvoir épiscopal et toujours en cours, mutatis mutandis, nettement atténué par la prudence — Code de Droit Canonique de 1983, can. 1172).

Mais au Moyen-Âge on n'en est pas à la prudence de 1983, et suite à la publication de la bulle pontificale Super illius specula, émise par Jean XXII vers 1326 ou 1327, on va passer à une autre étape : la bulle assimile les pratiques superstitieuses à l'hérésie. Le pape donne aux inquisiteurs le droit de poursuivre les auteurs de certaines pratiques magiques et d'invocation démoniaque comme des hérétiques — à l'instar des cathares. Hérétiques et donc légalement persécutables.
La bulle fournit le cadre juridique et théologique qui sera repris plus tard (plus d'un siècle après) par les auteurs du Malleus Maleficarum (1486-1487) et par les inquisiteurs qui lanceront la véritable chasse aux sorcières. Elle transforme le sorcier / la sorcière en adorateur du diable, un ennemi bien plus dangereux qu'un simple faiseur de maléfices.

L'idée qu'il s'agit, concernant les accusés, de sorciers, s'appuie sur la traduction latine (maleficus) d'un terme qui dans la Bible hébraïque vise essentiellement l'idolâtrie, et que la Bible des LXX (suivie par le Nouveau Testament) a rendu par pharmakon (que l'on pourrait traduire en termes modernes, pour rendre l'aspect néfaste dénoncé, par "empoisonneur").

Au Moyen Âge, suivant le latin, on a maleficus, ou malefica, traduit en français par sorcier, sorcière (jeteur de sort). Cela en lien avec l'idée de magie, dans une déformation du terme qui désigne d'abord les prêtres zoroastriens de la Perse, perçus positivement chez Matthieu (ch. 2, la visite des Mages). Un glissement ultérieur s'appuie sur le personnage de Simon le Mage (Actes 8, 9 sq.), présenté comme étant aussi douteux, voire charlatan...

Voilà quoiqu'il en soit qui, parlant du pouvoir des jeteurs de sorts, nous parle du pouvoir sur les sorts (avec ceux qui sont censés les jeter) de l'Église hiérarchique romaine, qui va de la sorte jusqu'au monde spirituel, des deux côtés du ciel. Cela fait partie de ce que la Réforme remettra en cause avec les Indulgences, qui disent aussi que l'Église romaine a pouvoir même sur ceux qui sont décédés (l'autre côté du ciel). (L'affichage des 95 de Luther contre les Indulgences est donné le 31 octobre, jour où cet acte fondateur est commémmoré — même date que Halloween : cf. infra.)

La Réforme se basant sur l’Épître aux Hébreux (2, 4), affirmera que ce pouvoir (et les miracles spectaculaires du Nouveau Testament) a cessé avec les Apôtres (ce qui inclut même les exorcismes spéciaux), et vaut aussi pour Marc 16,17-18, où ce qui est annoncé évoque clairement Paul — saisissant les serpents (Actes 28, 3) et maîtrisant les daïmonia (Ac 16, 16) —, mais pas les clercs ultérieurs !

Mais cela ne sera pas suffisant pour que le monde protestant du XVIe abandonne la chasse aux sorcières, non plus que son parallèle catholique, malgré la citation attribuée à Luther, du fait qu'elle cadre parfaitement avec son enseignement : répondant à une personne désespérée croyant avoir vendu son âme au diable, le Réformateur aurait répondu « Ta vente n'est pas valable, car ton âme ne t'appartient pas, elle appartient à Jésus-Christ. » — Luther : « Quand le diable te jette tes péchés à la figure et déclare que tu mérites la mort et l'enfer, dis-lui ceci : "J'admets que je mérite la mort et l'enfer. Qu'importe ? Car je connais Celui qui a souffert et a fait satisfaction à ma place. Il s'appelle Jésus-Christ, Fils de Dieu, et là où Il est, je serai aussi !" »

Cette conviction du Réformateur n'empêche pas qu'au civil (chez lui comme chez Calvin) on admet les théories issues du Moyen Âge tardif parlant de pactes avec le diable, ce qui, à soi seul, malgré l’inefficacité sur les âmes, vaut répression.

D'où la chasse aux sorcières aussi avérée dans le monde protestant que catholique, monde catholique où la fonction d'exorciste s'est maintenue. Elle fera retour dans le protestantisme, mais de façon informelle, dans les mouvements charismatiques et pentecôtistes, risquant un retour à un passé terrible ignoré... Vu la leçon reçue du passé, le côté formel de l'Église catholique permettra à celle-ci (qui n'a pourtant rien abandonné de sa compréhension des choses) de limiter par la suite fortement les dégats.

Avant que les philosophes des Lumières ne remettent en question l'existence même du surnaturel diabolique agissant sur les personnes, des juristes et des penseurs ont utilisé la raison pour dénoncer la méthode judiciaire des procès : côté catholique, des figures comme le jésuite Friedrich Spee (Cautio Criminalis, 1631) n'ont pas nié la possibilité du diable, mais ont utilisé la raison pratique pour déconstruire les aveux. Spee a démontré que les aveux des sorcières étaient illogiques, contradictoires et produits uniquement par la torture. Son argument reposait sur le principe rationnel de la non-fiabilité des preuves obtenues sous la contrainte.
Paradoxalement, les tribunaux de l'Inquisition romaine et de l'Inquisition espagnole ont souvent été plus sceptiques et moins sanglants dans les procès de sorcellerie que les tribunaux civils et épiscopaux locaux, exigeant des preuves plus rigoureuses et rejetant la réalité du sabbat. Cette distinction permet à l'Église de pointer du doigt les abus de l'autorité séculière plutôt que de l'institution ecclésiale centrale.

Chez les Réformés, des théologiens comme le Hollandais Balthasar Bekker (Le Monde Enchanté, 1691) ont appliqué une forme précoce de rationalisme cartésien à la théologie (Bekker emboîte le pas à Johann Weyer qui, dès le XVIe s., avance dans Des prestiges des démons, publié en 1563, que la sorcière est la victime d'une illusion ou d'une maladie, pas une hérétique puissante). En insistant sur l'ordre et la rationalité de la Création de Dieu, il a soutenu que le diable était trop limité pour exercer un pouvoir magique réel, réduisant la sorcellerie à l'illusion ou à l'impossibilité et minant ainsi sa base légale. Le scepticisme poussait à ignorer le pacte démoniaque (l'aspect irrationnel / surnaturel) et à se concentrer uniquement sur le dommage réel et prouvable (le maleficium) ou, selon la lecture que faisait déjà la LXX, l'empoisonnement (crime matériel). Si l'accusation ne tenait que sur des actes illusoires (vol de nuit, sabbat), elle devait être rejetée.

Ce mouvement de la fin du XVIIe siècle a ainsi transformé la question de la sorcellerie, la faisant passer d'une question théologique (le péché d'hérésie / démonolâtrie) à une question juridique et pénale (le crime d'escroquerie, de fraude, ou même d'homicide — où il serait prudent désormais de traduire le vocable biblique, non par "sorcier/sorcière" ou "magicien/ne", mais plus littéralement, comme l'avaient fait la LXX et le Nouveau Testament, par "empoisonneur/euse").

Les Lumières, ensuite, ont simplement codifié et popularisé ces arguments rationalistes et sceptiques, faisant de l'arrêt des procès un principe central de leur programme de réforme — qui vaudra aux Églises un discrédit durable pour un passé terrible, arrière-plan d'une future popularité des sorcières...

*

Le passage des bûchers à la popularité actuelle des sorcières (notamment à Halloween, mais aussi dans la culture populaire moderne) est un fascinant renversement de l'image historiquement négative et terrifiante en une figure festive, puissante et parfois même iconique. Ce cheminement est le résultat d'une réappropriation culturelle progressive. (Cf. en parallèle antécédent, le mythe, christianisé, du Père Noël.)

Le féminisme a réhabilité l'image de la sorcière en transformant le récit de son accusation en celui d'une victime / héroïne : pour de nombreuses féministes, la chasse aux sorcières n'était pas un simple zèle religieux contre le diable, mais une campagne systémique pour contrôler et éliminer les femmes qui échappaient à l'autorité masculine (médecins populaires, sages-femmes, femmes célibataires, veuves). Elle est vue comme le premier grand féminicide de masse de l'ère moderne. Le cri de ralliement "We are the granddaughters of the witches you couldn't burn" (Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n'avez pas réussi à brûler) résume cette réappropriation.

Après la fin des procès de sorcellerie, l'image de la sorcière a migré du tribunal vers la fiction, évoluant en plusieurs étapes : initialement, la sorcière reste une figure de méchante dans le folklore et les contes de fées. Elle est la femme âgée, méchante, qui utilise la magie, i.e. l'empoisonnement, pour nuire : la sorcière moderne se consolide autour de clichés visuels popularisés par la littérature jeunesse et le cinéma : nez crochu, chapeau pointu, balai, chat noir (l'image de la sorcière, par ex. celle de Blanche-Neige, est souvent liée au poison, reprenant la tradition de la LXX — pharmakon). Ces éléments renforcent une figure grotesque et inoffensive, éloignée de la menace sérieuse du pacte démoniaque. À partir des années 1960 et 1970, la sorcière est réhabilitée, le plus souvent sous l'influence des mouvements féministes. Elle devient le symbole de la femme puissante, indépendante, non-conformiste et en accord avec la nature. Des séries télévisées et des romans (comme Ma sorcière bien-aimée ou plus tard Harry Potter) transforment la sorcière de victime ou de méchante en héroïne ou en figure de résistance.

Le rôle de la sorcière à Halloween est central dans sa popularité actuelle : Halloween est lié à la fête celte de Samhain, marquant la frontière entre le monde des vivants et celui des morts. La sorcière, historiquement associée aux rites de la marge entre les deux mondes, à la nuit et au contact avec l'au-delà, s'intègre naturellement à ce thème. Dans le contexte de la fête moderne, la sorcière est une figure de costume qui sert à canaliser la peur de manière ludique et contrôlée. L'image est devenue totalement sécularisée ; elle n'est plus une menace spirituelle ou légale, mais un divertissement. Elle est devenue une icône incontournable, aux côtés des fantômes et des vampires, car elle représente un surnaturel censément non religieux idéal pour une fête moderne. (L'image de la sorcière est devenue un produit culturel très rentable, de la mode aux films pour adolescents, soulignant souvent ses qualités de sagesse, d'autonomie et de connexion mystique.)

Écho médiéval : le chat noir des cathares, le chapeau pointu imposé aux juifs, le sabbat... mais comme symbole de libération ! Effet imprévu des dérives antérieures...

R.P.

mardi 14 octobre 2025

"Relève-toi, va. Ta foi t’a sauvé"

Luc 17, 11-19. Les lépreux sont guéris alors qu'ils sont en route, signe de leur foi. Neuf continuent de faire ce que Jésus a demandé : conformément à la Loi (Lv 14, 2-3), ils vont faire constater leur guérison au prêtre. Le dixième ne le fait pas. On comprend pourquoi au v.16 : “c'était un Samaritain” : difficile d’aller chez le prêtre qui n’est pas du temple de son culte !
Il revient donc sur ses pas, désobéissant à la Loi et à Jésus. Sa désobéissance ne ressemble-t-elle pas à celle qui avait tenté Naamân (2 R 5, 12) ? Les autres ont obéi. Mais c'est lui dont Jésus va dire qu'il a donné gloire à Dieu !
N'ayant rien fait de ce qu'il aurait dû faire, il ne pourra pas s'appuyer sur son faire ! Il n’a plus que sa foi. “Relève-toi, va. Ta foi t’a sauvé.” (v. 19). “Si nous sommes infidèles, il demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même” (2 Ti 2, 13).

(Textes du jour / dimanche 12 oct. 2025 : 2 Rois 5, 14-17 ; Psaume 98 ; 2 Timothée 2, 8-13 ; Luc 17, 11-19)


Psaume 98, str. 2 (trad. Théodore de Bèze 1519-1605 / rév. Roger Chapal 1912-1997)
Dieu fait à son peuple connaître / Sa grâce et sa fidélité ; / Et sa justice va paraître / Devant les peuples assemblés. / Vous qui comptiez sur sa promesse, / Voyez : le Seigneur se souvient ! / Il nous secourt dans sa tendresse, / Il nous relève et nous soutient.




Notre Dieu,
Nous voici devant toi sans rien à nous, pas même notre obéissance. Nous ne pouvons compter que sur toi. Ta parole seule peut nous relever, cette parole que Jésus a prononcée : “relève toi. Ta foi t’a sauvé”.
Puisque l’obéissance nous manque, pour de nombreux prétextes, nous reviendrons à toi pour entendre Jésus nous dire que n’ayant pour nous que ta grâce, c’est à toi seul qu’est la gloire.
Nous recevons dans notre infidélité la promesse renouvelée de ta fidélité, pour que, sauvés par la foi, tu nous relèves en nous mettant sur le chemin de ton écoute, pour une obéissance confiante, fondée en toi seul. Amen…

RP, méditation "Parole pour tous", 12/10/2025

lundi 13 octobre 2025

Un autre discours (2)

Si des textes (Sira et hadiths qui fondent la Sira), datant du temps du califat abbasside, soit deux siècles après l’Hégire, font hélas autorité dans l’islam politique, c’est en oblitérant une autre tradition, plus ancienne, initiée par la figure de Rabia al-Adawiyya de Bassora (env. 713-801), elle-même disciple de Hassan de Bassora (al-Basri), né dix ans seulement après la mort de Mahomet. On connaît Rabia par Attar, qui, lui, écrivait fin XIIe-début XIIIe s. Le fait qu’à cette époque tardive, où c’est devenu inconcevable, il présente Rabia comme une sorte de moniale, avec célibat consacré, témoigne en faveur de l'authenticité de la vie consacrée de celle qui veut imiter son prophète, qui n’a donc rien d’un guerrier ni d’un calife avec harem, contrairement aux califes qui feront appuyer leurs pratiques en les faisant attribuer à un prophète guerrier donné en des textes écrits à leur époque (deux siècles après l’Hégire)…

Le lien d'Hassan et de celle qui a vécu après lui, la plus assoiffée des assoiffés de Dieu, Rabia, est un lien spirituel. Attar nous dit qu'Hassan lui demanda : « "Te marieras-tu un jour ?" Elle répondit : "Le mariage est souhaitable à qui a la possibilité de choisir. Moi je n'ai pas le choix. J'appartiens à mon Seigneur" ». Et c'est Hassan, qui par la plume d'Attar, raconte : « Je passai avec elle une nuit et une journée entières à discuter de la Voie et des Mystères, si bien que nous avions fini par oublier qu'elle était une femme et moi un homme » (Rabi'a al-Adawiyya, trad. Salah Stétié, in Râbi'a de feu et de larmes, Albin Michel, p. 111).



Paul Delvaux – La Fiancée de la Nuit


« "D’où viens-tu ?" lui fut-il demandé. "De l’autre monde – Et où vas-tu ? – Vers l’autre monde – Que fais-tu donc en ce monde ? – Je me ris de lui" – "Comment cela ?"
– "Je mange son pain tout en me consacrant au travail de l’autre monde." »
(Râbi’a al-Adawiyya, ibid., Propos XXVI)

vendredi 10 octobre 2025

Gaza / Israël. Un autre discours

"LIBÉRONS LES PALESTINIENS DE GAZA DU HAMAS" écrit le jeune avocat gazaoui Moumen Al-Natour dans le Wall Street Journal du 8 octobre. On souhaite que ses vœux se réalisent. Texte original ICI.


Traduction française ICI. Cf. texte ci-dessous :

« Deux hommes armés et masqués du Hamas sont venus à la porte de mon appartement de Gaza en juillet et m’ont ordonné de me présenter à l’hôpital al-Shifa pour un interrogatoire ce soir-là. J’avais été actif dans les manifestations anti-Hamas qui avaient éclaté dans toute la bande ce mois-là, appelant le groupe à accepter un cessez-le-feu et à quitter Gaza. Le Hamas considérait les manifestants comme une menace.
Comme dans la plupart des hôpitaux de Gaza, le Hamas maintient une salle de de torture à al-Shifa, dissimulée parmi les services hospitaliers et les blocs opératoires. Je connais cet endroit car j’ai été arrêté par le Hamas à vingt reprises et torturé plus d’une fois. Étant donné la tension croissante dans la bande et la répression brutale du Hamas contre l’opposition, je savais ce que signifiait obéir aux hommes armés : j’aurais de la chance si je m’en sortais avec seulement des os brisés cette nuit-là.
Pendant la guerre, le nombre de dissidents assassinés par les agents de l’unité Arrow du Hamas a fortement augmenté, leurs corps étant jetés dans la rue ou livrés à la porte de leurs familles. À mesure que le Hamas perd le contrôle de Gaza, la violence s’aggrave. Dans les jours et les semaines précédant la visite chez moi, des militants du Hamas ont torturé le journaliste local Ahmed al-Masri pour avoir rejoint les manifestations, lui brisant les pieds et lui tirant dans les jambes, selon les témoignages. Ils ont poignardé à mort l’activiste Uday al-Rubaie et ont jeté son corps du haut d’une tour. Le Hamas est une mafia terroriste qui se nourrit de la peur, et je reconnais que j’étais effrayé cette nuit-là en envisageant mes options. J’ai choisi de tenter ma chance en fuyant la ville, sans savoir où je trouverais sécurité ou abri. Depuis, je suis resté en mouvement, gardant un profil bas et me réfugiant dans des zones qui ne sont plus contrôlées par le Hamas.
Mais au milieu des destructions généralisées, j’ai vu des signes de renouveau. Certains quartiers gèrent désormais eux-mêmes leurs approvisionnements alimentaires et ont rouvert des écoles et des mosquées. Certaines zones se sont même armées pour empêcher le Hamas de revenir et de ramener la guerre avec lui.
À Rafah Est, Khan Younis Est et dans certaines parties du nord de Gaza, les gens peuvent accéder aux soins médicaux et acheter leur nourriture sur les marchés à des prix normaux, plutôt qu’aux tarifs exorbitants pratiqués dans les territoires contrôlés par le Hamas. Seules quelques milliers de personnes vivent dans ces zones plus stables, mais sur les réseaux sociaux, les publications de Gazaouis cherchant à s’y installer pour fuir la guerre sont innombrables. Tout le monde n’y parvient pas : un couple âgé que je connaissais à Gaza a été tué par le Hamas en tentant de fuir vers l’une de ces zones. Ces villes ne devraient pas être une exception — c’est pourquoi le plan de paix en 20 points du président Trump a ravivé l’espoir des Gazaouis d’un avenir plus stable.
La force du plan de M. Trump réside dans la clause 17 : même si le Hamas refuse de signer l’accord, les États-Unis, avec leurs partenaires régionaux, établiront une administration civile indépendante pour gérer les vastes zones de Gaza déjà débarrassées des combattants du Hamas. Un corps de maintien de la paix international composé de forces palestiniennes et arabes soutiendra la nouvelle administration civile, garantissant que le Hamas ne reprenne jamais le contrôle. En retour, Israël retirera ses forces de ces zones.
Il est difficile de surestimer à quel point cela serait révolutionnaire. La population civile pourrait, en relativement peu de temps, vivre en paix sans pénuries dans la grande majorité de Gaza.
Israël ayant déjà accepté le plan de M. Trump, la proposition peut être mise en œuvre dans les zones contrôlées par les Forces de défense israéliennes, même si les dirigeants du Hamas refusent de signer. Mon espoir est que cette guerre se termine par la libération des otages, la fin de la tyrannie du Hamas et la renaissance de Gaza comme lieu ouvert à la paix et à la prospérité. Un jour, je rêve que les Israéliens reviennent à Gaza comme amis et visiteurs, traversant librement une terre qui ne serait plus gouvernée par la terreur. Ce long processus peut commencer aujourd’hui, avec ou sans le consentement du Hamas.
Au nom des Palestiniens que la peur des cachots de torture et de l’unité Arrow a réduit au silence : Monsieur Trump, nous acceptons votre proposition. »

— Moumen Al-Natour est avocat à Gaza et président de la Jeunesse palestinienne pour le développement.

mardi 7 octobre 2025

7 octobre, deux ans après


Le 7 octobre 2023, il y a deux ans, en ce jour saint de Shabbat et de Simhat Torah, les islamistes du mouvement Hamas se sont livrés à un massacre génocidaire d’une barbarie inouïe, en terre d’Israël, transformant ce jour de fête en jour de deuil.

Deux ans après, les fêtes du mois de Tichri 5786 restent marquées par l’angoisse et l’attente de la libération des 48 otages, toujours aux mains des terroristes du Hamas et de leurs complices, et de la fin du calvaire des habitants de Gaza.

La suite ICI / éditorial AJCF octobre 2025

Voir aussi :






Soirée d'hommage aux victimes du 7-Octobre et de soutien aux otages en entier ICI.

mardi 30 septembre 2025

Tibet / Chine — passé cathare / "forteresses royales"

Le pog de Montségur (photo sur le fb de Chantal Audabram)


Un parallèle troublant… celui de deux exemples qui soulèvent la question de la substitution d'une mémoire et d'une identité locales (Tibet / cathares) par une histoire et une identité imposées par une puissance centrale ou dominante (Chine / Royauté française).


1. Effacement du Tibet par la Chine

La politique chinoise au Tibet depuis l'annexion en 1950 est souvent décrite comme une tentative de sinisation et d'effacement culturel.

Substitution culturelle et religieuse : Le bouddhisme tibétain, pilier de l'identité tibétaine, a été sévèrement réprimé, notamment lors de la Révolution culturelle (destruction de plus de 90 % des monastères, d'après certaines estimations).

Contrôle politique et démographique : La région a été intégrée, et son autonomie est considérée comme un mythe par les critiques. L'arrivée massive de colons Han (ethnie majoritaire chinoise), encouragée par des projets d'infrastructure comme la voie ferrée vers Lhassa, a rendu les Tibétains minoritaires dans de nombreuses villes, menaçant ainsi la cohésion et l'identité tibétaines.

Langue et éducation : Le chinois (mandarin) est devenu la langue principale de l'enseignement au-delà du primaire, limitant la diffusion de la langue tibétaine dans l'espace public et administratif, contribuant à un effacement progressif.

Réécriture de l'histoire : Le gouvernement chinois publie des "Livres blancs" qui présentent le Tibet comme faisant historiquement et intégralement partie de la Chine, transformant son histoire en une région "libérée" du "servage théocratique" en 1959, niant l'existence d'un Tibet indépendant.

Le nom officiel utilisé par la Chine pour désigner la région correspondant au Tibet central et occidental est Xizang.

L'utilisation insistante de ce terme par le gouvernement chinois, y compris dans ses communications internationales (comme dans les "Livres blancs" officiels) au lieu du terme historique et largement reconnu de "Tibet", est un point de friction majeur et est perçue par beaucoup comme une stratégie d'effacement de l'identité tibétaine.


2. Effacement du passé cathare par les "Forteresses Royales"

Dans le Sud de la France, l'histoire des châteaux désignés habituellement sous le nom de "châteaux cathares" est étroitement liée à la Croisade contre les Albigeois (1209-1229) et à la répression du catharisme.

Le catharisme et les châteaux : Les cathares, religieux ascétiques, ne possédaient pas de biens matériels et n'ont pas construit de forteresses. En revanche, certains châteaux (comme Montségur, Quéribus, Peyrepertuse) étaient des possessions de seigneurs locaux (les "faidits") qui étaient des soutiens et des protecteurs du catharisme, voire parfois des croyants des cathares. Ces forteresses sont devenues des lieux de résistance, Montségur étant le symbole le plus poignant (chute en 1244).

La reprise royale : Après la victoire de la royauté française sur les seigneurs occitans, les châteaux clés qui avaient résisté ou servi de refuge aux cathares ont été confisqués par le roi de France (Saint Louis IX, puis Philippe le Hardi). Ils ont été massivement reconstruits, démolis et rebâtis selon les plans capétiens (un style très rationnel et efficace, comme les modèles du Louvre), et transformés en forteresses royales avancées sur la nouvelle frontière avec l'Aragon.

La dénomination "Forteresses Royales du Languedoc" est utilisée, notamment pour une candidature à l'UNESCO, pour souligner le devenir architectural et stratégique de ces sites après la croisade. C'est l'étape où ils sont devenus des symboles du pouvoir centralisateur français et de l'annexion du Languedoc au Royaume. Le terme "châteaux cathares" évoque le drame historique et la résistance occitane-cathare, même s'il est historiquement imprécis quant aux constructions originelles.

Le passage du statut de refuges cathares / châteaux seigneuriaux occitans à celui de "forteresses royales" symbolise l'effacement politique et militaire de l'autonomie occitane et du catharisme, et l'implantation durable d'une nouvelle identité royale et française dans le Languedoc.


Dans les deux cas, la question pose une tension entre la mémoire locale (culture tibétaine et bouddhisme / mémoire occitane et cathare) et le récit historique et politique de la puissance dominante (sinisation par la Chine / annexion et construction nationale par la France capétienne).

Au Tibet, un processus d'assimilation sous une forte répression, tandis que le Pays cathare est un exemple historique de substitution politique et de récupération architecturale et mémorielle par l'État central : la dénomination ne peut qu'être sujette à débat !


lundi 22 septembre 2025

Shana tova 5786


Roch Hashana 5786
Bonne année !

mardi 2 septembre 2025

Il suffirait que le Hamas...



Il suffirait que le Hamas libère les otages et reconnaisse sa défaite militaire, inéluctable, en déposant les armes, et les souffrances des Palestiniens cesseraient ipso facto. Cela ne laisse aucun doute : quel intérêt aurait Israël, déjà défait médiatiquement, à continuer une guerre qui le ruine un peu plus chaque jour médiatiquement. La propagande du Hamas, relayée par son alliée théologique qatarie / PSG, Al-Jazira, est déjà universellement répercutée par les instances internationales de toute sorte. Une propagande médiatique qui se traduit par l'obtention d'une de leurs revendications : la reconnaissance par des pays de plus en plus nombreux d’un État palestinien, c’est-à-dire actuellement (et l'organisation s'en est félicitée, parlant de "première étape"), de facto, d’un État-Hamas, comme le rappelle Salman Rushdie.

La guerre s’arrêterait si la haine islamiste d’Israël et des juifs n’était pas infiniment plus grande que le souci des Palestiniens. Le refus des chefs du Hamas de reconnaître leur défaite militaire inéluctable, déjà factuelle, ne traduit rien d’autre que cette haine d’Israël : quel qu'en soit le prix pour les civils palestiniens, faire payer à l'État hébreu le plus cher possible, en termes de discrédit mondial, sa supériorité militaire, sans laquelle Israël aurait été déjà rayé de la carte, “de la rivière à la mer” — par des répliques démultipliées du 7 octobre pour ceux qui ne pourraient pas fuir, par la confrontation pour ceux qui le pourraient à un antisémitisme, pardon “antisionisme”, décuplé dans le reste du monde (cf. par ex. leur accueil en Grèce), dès le 8 octobre, trois semaines avant la réplique de Tsahal (qui depuis sert de prétexte).

Aucun autre moteur que cet “antisionisme” : les Palestiniens ne sont pas le sujet (pas plus que leur faim) ! Akram Belkaïd dans un éditorial du Monde diplomatique daté de Septembre 2025, intitulé “Complicités arabes”, écrit d’entrée, dans un article certes anti-israélien : « Les pays arabes ne porteront pas secours à Gaza. Aucun d’entre eux n’a engagé la moindre initiative diplomatique d’envergure pour empêcher la réoccupation de l’enclave et mettre fin au déluge israélien de feu et d’acier qu’elle subit depuis bientôt deux ans. […] Contrairement à ce qui advint en 1973 pendant la guerre d’Octobre [i.e. de Kippour], l’Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole (Opaep) ne cherche pas à convaincre les autres producteurs de restreindre les livraisons d’or noir […]. Certains événements symbolisent parfaitement ce changement d’époque : alors que les armes américaines continuent d’affluer en Israël […], l’USS Forrest Sherman, un destroyer de la marine de guerre des États-Unis, fait tranquillement escale à Alger en mai. […] Georges Ibrahim Abdallah fustige les peuples autant — sinon plus — que leurs dirigeants. “Les enfants de Palestine meurent de faim, déclarait-il à son arrivée à Beyrouth. C’est une honte pour l’histoire. Une honte pour les masses arabes, plus encore que pour les régimes. Les régimes, on les connaît. Combien de martyrs sont tombés dans les manifestations ? En tentant de franchir les frontières de Gaza ? Aucun.” » Complicité arabe certes pas pro-israélienne mais qui n’a que faire des Palestiniens. Comme en Occident, on s’auto-justifie en se considérant dans le “bon camp”, le même “bon camp” que pour les Occidentaux…

Les complices occidentaux des islamistes du Hamas — volens nolens, et même s’ils s’en défendent —, ont pour leur part repris en boucle la propagande de l’organisation terroriste : dès le 8 octobre, à l’instar des campus américains, la gauche "radicale" française parle, à propos de l’horreur du 7 octobre, de “résistance” (comme si en France la résistance avait consisté à violer massivement les femmes, à assassiner les enfants, et à publier fièrement cela — sur Internet en 2023 !). Dès le 8 octobre le NPA parle explicitement de “résistance”, quand LFI prend de longs jours avant de concéder du bout des lèvres le terme de terrorisme. On est avant la réplique d’Israël à Gaza, ayant pour but de libérer les otages et de défaire le Hamas ; Israël qui n’a plus le choix : c’est tout simplement sa survie qui est en jeu. Le Hamas ne s’en cache pas. Il préfère se cacher dans ses tunnels — creusés, en plus de l’achat d’armes, grâce aux énormes subventions reçues pendant des années (avec, à l'époque, l'aval de Netanyahou), et qui n’ont pas servi à la population qui sert à présent de bouclier humain pour discréditer un peu plus Israël, qui y joue rien moins que sa survie. Caché dans ses tunnels, le Hamas se cache médiatiquement derrière la souffrance des Gazaouis, dans une confusion avec ses victimes qui ne heurte pas les bonnes consciences occidentales, s’auto-justifiant sans risque derrière leur auto-proclamée “compassion” des Palestiniens qui ne dénonce jamais leurs bourreaux — façon flottilles qui s’auto-glorifient des “risques” qu’elles prennent, et qui consistent à être arraisonnés et accueillis avec café-croissants par Tsahal… Et les “antisionistes” occidentaux de s’auto-réjouir d’être si bons quand ils se contentent de faire d’Israël le bouc émissaire de leur culpabilité d’enfants de puissances ex-coloniales. Israël pourtant, de fait décolonisé en 1948 pour une décolonisation ipso facto refusée par les Arabes, qui ont rejeté toutes les propositions, refus aujourd’hui porté essentiellement par l’islamisme : un État juif souverain est, islamistement parlant, inconcevable.

Et les “antisionistes” occidentaux de ne pas voir qu’ils ne font que réactiver le plus classique des antisémitismes. Georges Bernanos, introduisant un sien propos célèbre, clame son antisionisme : « Il y a une question juive. Ce n'est pas moi qui le dis, les faits le prouvent. Qu'après deux millénaires le sentiment raciste et nationaliste juif soit si évident pour tout le monde que personne n'ait paru trouver extraordinaire qu'en 1918 les alliés victorieux aient songé à leur restituer une patrie, cela ne démontre-t-il pas que la prise de Jérusalem par Titus n'a pas résolu le problème ? Ceux qui parlent ainsi se font traiter d'antisémites. Ce mot me fait de plus en plus horreur, Hitler l'a déshonoré à jamais. » (Bernanos, 24 mai 1944 dans O Jornal, presse brésilienne, reproduit dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes (1948), Gallimard, p. 421-422.)

Le mot antisémitisme déshonoré (qui aujourd’hui se déclarerait antisémite ?), en accord avec Bernanos on a trouvé le nouveau terme, substitué à antisémitisme par Staline, puis dévoilé pour ce qu’il est par Vladimir Jankélévitch (L'Imprescriptible, 1965) : « L'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d'être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. » On en est là…


PS : la lettre du président de l'AJCF : Interdit aux juifs ?


vendredi 29 août 2025

Trois fléaux, trois menaces


Illustration : Maggie Hall


« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme, lequel eut l'imprudence d'affirmer : “Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…” L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commentateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, Gallimard, 1979, p. 60-61)

« Le jour du Seigneur viendra comme un voleur ; en ce jour, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. » (2 Pierre 3.10)

1er fléau, la menace écologique que l’on ne corrigera pas. Trop inféodés au capitalisme consumériste (y compris les tenants de la gauche “radicale” comme l'avait été le communisme soviétique — cf., entre autres, Tchernobyl). Entre autres vérifications du fait qu’on ne corrigera rien : le refus récent, à Genève, de l'accord sur la limitation des plastiques (cf. l'analyse de J.-P. Sanfourche sur Forum protestant) : géré par autant de pays et lobbys qui ne veulent pas d’accord, tous inféodés à Mammon, y compris le commun des mortels qui tenons à notre consumérisme / « Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. » (Matthieu 6.24 ; cf. // Luc 16.13)

2e fléau, lié au premier, les replis identitaires sur les intérêts à court terme de chacun, chaque nation : « Une nation s’élèvera contre une nation, et un royaume contre un royaume » (Matthieu 14.7). Les identitarismes — russe, tentant de conquérir l’Ukraine, fût-ce au prix de bombardements des civils (ou : "Les Américains vont s'entendre avec les Russes et leur laisser l'Europe", aurait estimé Cioran en 1986 selon Anca Visdei, Cioran ou le gai désespoir, L'Archipel p. 383) ; repli américain, taxant le monde entier et méprisant la menace écologique ; ou les nostalgiques des communismes meurtriers du XXe siècle (nostalgie russe aussi, et nord-coréenne ou chinoise), ne dédaignant pas de s’allier avec l’identitarisme de l’islam politique (pourtant auto-suicidé — pléonasme volontaire — contre les tours de New York, cela confirmé le 7 octobre 2023), apparemment très opposé à toute gauche “radicale” ou “wokiste”, mais de facto similaire quant aux nostalgies meurtrières.

3e fléau, tous ces identitarismes ont “bénéficié” de la prolifération nucléaire et se sont dotés, ou essaient de se doter de la Bombe (de beaucoup de bombes, de nos jours toutes 100 fois plus puissantes que celle d'Hiroshima)… jusqu’au jour où, si les guerres en multiplication et la menace écologique n’ont pas accompli la catastrophe, tel ou tel “dérapage” nucléaire s’en chargera… hâtant le jour où « les cieux enflammés se dissoudront et les éléments embrasés se fondront » (2 Pierre 3.12).


Søren Kierkegaard, « nous demande d'imaginer un très grand navire confortablement aménagé. C'est vers le soir. Les passagers s'amusent, tout resplendit. Ce n'est que liesse et réjouissance. Mais sur le pont, le capitaine voit un point blanc grossir à l'horizon et dit : "La nuit sera terrible". Il distribue les ordres nécessaires aux membres de l'équipage. Puis, ouvrant sa Bible, il lit juste ce passage : "Cette nuit-même, ton âme te sera redemandée". Pendant ce temps. Dans les salons on continue de festoyer. Les bouchons de champagne sautent. L’orchestre joue de plus en plus fort. On boit à la santé du capitaine. Et "La nuit sera terrible".

« Kierkegaard imagine alors une situation plus effrayante encore. Les conditions sont exactement les mêmes avec cette différence que, cette fois-ci, le capitaine est au salon, rit et danse, il est même le plus gai de tous. C'est un passager qui voit le point menaçant à l'horizon. Il fait demander au capitaine de monter un instant sur le pont. Il tarde ; enfin il arrive. Mais il ne veut rien entendre et plaisantant, il se hâte de rejoindre en bas la société bruyante et désordonnée des passagers qui boivent à sa santé dans l'allégresse générale. Et il adresse ses remerciements chaleureux".

« Le monde occidental en général et ses Églises en particulier
— commente le professeur Jean Brun qui cite Kierkegaard en 1976, deux ans après le premier “choc pétrolier” — ressemblent de plus en plus à ce navire que le point menaçant à l'horizon engloutira lorsqu'il deviendra typhon. Tout le monde danse dans les salons. Les capitaines sablent le champagne et maudissent les pessimistes qui scrutent l'horizon et qui n'ont confiance ni dans le dieu Progrès ni dans les capacités des Grands Timoniers qui prétendent tenir solidement la barre et diriger fermement le navire social alors qu'ils ne font que l'infléchir selon les courants définis par les sondages d'opinions, cette boussole sans Nord prise aujourd'hui comme compas suprême. » (Jean Brun, citant Søren Kierkegaard, Note du Journal de 1855, dans L'Instant, trad. P.-H. Tisseau, 1948, p. 247 — in « Sablons le champagne », Foi et vie, Janvier-Février 1976.)

*

PS : « Un jour, un incendie se déclara dans les coulisses d’un grand théâtre. Un clown, qui venait juste de jouer son rôle dans le spectacle, revint sur la piste pour en avertir le public : Sortez, sortez vite, le théâtre est en feu ! Les spectateurs, pensant tout de suite que ce n’était qu’une bonne blague faisant partie du spectacle, se mirent à rire et à applaudir. Le clown répéta alors l’avertissement : Sortez ! Mais sortez donc ! Malheureusement, plus il insistait, plus les applaudissements augmentaient.
Je pense que c'est ainsi que le monde périra, dans l'exultation générale des têtes spirituelles croyant qu'il s'agit d'une plaisanterie. »
(Søren Kierkegaard, Ou bien… ou bien, coll. Bouquins p. 38)



Illustration : Lonni Sue Johnson

jeudi 28 août 2025

À propos des citadelles du vertige classées par l'Unesco comme "forteresses royales"

Une tribune de l'Obs, écrite par Arnaud Fossier, nous affirme "que nous ne les connaissons [les hérétiques cathares] qu’au travers de traités rédigés par des clercs catholiques à la fin du XIIe siècle, qui leur sont naturellement très hostiles".
C'est nettement incomplet, pour ne pas dire faux ! Les cathares nous ont laissé, notamment :

deux traités de théologie en latin : un "traité anonyme" conservé dans un Liber Contra Manicheos (daté selon les spécialistes soit du début XIIIe soit de la fin du XIIe siècle, Occitanie), et, développant une théologie similaire, le Livre des deux Principes / Liber de duobus Principiis (XIIIe siècle, Italie), au titre éloquent sur leur théologie ;
trois rituels : un en latin, en annexe du Livre des deux Principes ; deux en occitan, un dit de Lyon (où il est conservé), en annexe d'un Nouveau Testament traduit en occitan par les cathares, un dit de Dublin (où il est conservé) ; auxquels rituels cathares on peut ajouter le rituel bosniaque de Radoslav, parallèle bogomile attestant le contact bogomilo-cathare ;
d'autres traités de théologie produits par les cathares accompagnant le "rituel de Dublin" : une longue glose du Pater, une Apologie de la vraie Église de Dieu. (voir les PRÉCISIONS ICI et ICI).

RP

(Sur ces citadelles du vertiges, VOIR ICI)


Articles sur les cathares ICI, ICI, et ICI.

mardi 26 août 2025

Mémoire de la St-Barthélémy 1572


D'après l'historien Jérémie Foa

Diffusé le mardi 26 août à 21h10 sur France 2 :

première partie
deuxième partie

Le titre du film, très juste, ouvrira sur la tentation de certains de renvoyer dos-à-dos les bourreaux et les victimes, croyants les uns comme les autres. Tentation qui fait bon marché de ce que le fanatisme totalitaire, débuté en effet en Occident moderne avec le catholicisme de l'Inquisition, a connu des concurrents athées au XXe siècle (nazisme, marxismes, etc.), qui ont battu tous les records antécédents, et de loin, en nombre de massacres — athées aujourd'hui concurrencés à leur tour par l'islam partout où il est au pouvoir : Iran, Afghanistan, etc., et partout où il essaie d'y être, universellement : projets salafistes et fréristes d'al Qaïda, Daesh, Boko Haram, Hamas, etc., etc. (sans oublier ceux qui les soutiennent), qui eux justifieraient bien le titre du film, légèrement repensé par ceux qui n'oublient pas le passage athée du XXe : tuer au nom d'une idéologie, i.e. (c'est rendu clairement visible par le totalitarisme islamique) : au nom d'une idole, fût-elle idole unique.

*

Sur la St-Barthélémy 1572 proprement dite, n’oublions pas la thèse essentielle de Jean-Louis Bourgeon, appuyée sur des lettres et témoignages qui montrent que la royauté n'aurait pas exécuté les chefs protestants, mais s’est vantée a posteriori d’un contrôle qu’elle n’avait pas réellement afin de garder la légitimité politique.
Jean-Louis Bourgeon s'appuie notamment sur la lettre de Louis de Gonzague, duc de Nevers, écrite à Catherine de Médicis le 20 août 1573, un an après la Saint-Barthélemy, pour montrer que la royauté a surtout cherché à “sauver la face” et à se présenter comme en contrôle, alors qu'en réalité elle était dépassée par les événements (cf. Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, tome 160, 2014, pp. 709-732).
Le duc de Nevers décrit la Saint-Barthélemy comme une “sédition”, une “rébellion” et une “émeute générale”, au lieu du fruit d’une décision de la famille royale. Selon cette source, la royauté fut une cible des violences et de la manipulation des grands seigneurs catholiques, et non le véritable instigateur du massacre.
Il extrait de la lettre la notion d’une “querelle du bien public couverte du manteau de Religion”, où la royauté doit se justifier face à une population qui la considère comme “faillible” ou “complice”.
Bref, la politique de communication royale aurait consisté à donner l’illusion d’une maîtrise, notamment en revendiquant l’exécution des chefs huguenots pour rassurer le public et éviter d’apparaître impuissant devant le peuple et les factions radicales.

*

Retour à l'actualité… La haine fanatique vertueuse contre l'hérésie que souligne le film évoque redoutablement la haine antisémite vertueuse actuelle, fanatique de même, qui semble ne plus connaître de frein contre un terrible déchaînement…

Ci-dessous, comme arrière-plan : l'affaire Mortara… Voir le film de Marco Bellocchio sur l'histoire d'Edgardo Mortara. Dans le film, intitulé L'enlèvement, parmi les musiques qui l'accompagnent :

— la scène onirique de la décrucifixion d'un crucifix, musique d'après Arvo Pärt, Cantus in Memoriam Benjamin Britten :


— la scène de l'enlèvement nocturne d'Edgardo Mortara, musique d'après Sergei Rachmaninov, L'île des morts :


samedi 23 août 2025

Vie juste ?

“Il n’y a pas de vie juste dans un monde faux.” (Theodor Adorno, Minima Moralia, 1944, Payot 1983)

Relecture par Adorno de ce que l’on doit à Augustin… On doit à Augustin la relecture lucide comme péché originel, c’est-à-dire fait moral, participé par tous (“un monde faux”), de l’exil métaphysique et de son illustration par le mythe origénien de la chute depuis la préexistence. On sait où conduit le rejet moderne du péché originel… et de la morale !…

Le péché orginel dit à juste titre la dégradation morale, aspect incontournable, le pôle ex-nihilo de l’être émané du créateur, selon un acte volontaire qui le produit selon son image, mais ipso facto dégradée.

RP


mercredi 20 août 2025

Les ex-châteaux cathares devenus "forteresses royales"

“L'an 1244 fut pris, dans le diocèse de Toulouse, un castrum inexpugnable. Deux cent vingt quatre hérétiques y furent brûlés”. Gérard de Frachet, o.p., décédé en 1271 (cité par Michel Roquebert, L'épopée cathare, vol.IV)
Image : reconstitution hypothétique de la butte de Montségur avant la conquête royale



… Œuvre d'un “comité scientifique” (Association Mission Patrimoine Mondial) chargé du dossier en vue d'un classement par l'Unesco, l'institution est censée suivre la thèse voulant qu'avant la conquête de ces lieux par la royauté française, il n'y ait rien eu sous les nouveaux remparts : captation ? remplacement ? substitution ? Comment faut-il appeler cela ? L'Unesco semble coutumière de l'adoption de ce genre d'avis “scientifiques”…

… On remplace, on substitue… Car AVANT cette substitution et reconstruction, il y avait bien quelque chose en ces lieux changés par la suite en “forteresses royales”. C'était des places fortes, nombreuses à avoir servi de refuge aux persécutés cathares (*) (encore faut-il qu'on leur concède d'avoir bien existé !), d'où la légitimité de l'ancienne appellation : “châteaux cathares”, même si les cathares n'étaient évidemment pas des bâtisseurs de châteaux. Ils y ont pourtant bien été pourchassés.

L'Unesco est apparemment coutumière du fait, disais-je :
Le 18 octobre 2016 la même Unesco approuvait une résolution sur les problèmes Israël-Palestine, postulant qu'avant la colonisation arabe de ladite terre au VIIe siècle, colonisation arabe qui faisait elle-même suite à la colonisation romaine puis byzantine, il n'y a aurait rien eu : la destruction des symboles juifs, comme le temple en 70, aurait vu disparaître la population juive : sa soumission par Rome puis par les Arabes aurait impliqué qu'il n'y avait plus de juifs (il y en a toujours eu, leurs descendants fussent-il parfois, pour certains, pas pour tous, convertis au christiansime sous la colonisation byzantine ou à l'islam sous la colonisation arabe, puis turque).
L'Unesco suivait donc, en 2016, la thèse de l'occultation totale du fait qu'il y avait là d'abord un temple, thèse qui se traduisait par la disparition du nom “Mont du Temple" pour ne retenir que celui de sa reconstruction ultérieure en Al-Aqsa Mosque/Al-Haram Al Sharif

Comme aujourd'hui, en ex-terre d'Oc, les forteresses reconstruites — comme l'a montré Michel Roquebert écrivant sur ces “citadelles du vertige” (**) — en “forteresses royales”, recouvrent sous l'oubli et l'occultation, selon la thèse “scientifique” proposée à l'Unesco, plusieurs lieux de refuge (*) des cathares disparus.

RP

(*) Châteaux ayant servi de refuge aux cathares :
Montségur : C’est le plus célèbre, véritable place forte cathare. Il abrita la communauté et l’Église cathare, assiégée en 1243-1244. Plus de 200 cathares y périrent sur le bûcher à la reddition.
Quéribus : Après la chute de Montségur, il servit de dernier refuge à certains cathares qui s’y replièrent. Il fut l’une des deux dernières places fortes à tomber.
Puilaurens : A accueilli des cathares persécutés, bien que le château n’ait pas subi d’assaut majeur. Il reste un site avéré d’accueil de cathares.
Roquefixade : Également mentionné comme ayant servi de refuge et de lieu de résistance pour les albigeois cathares.
Lastours (ensemble de 4 châteaux) : Sous le site croisé de Lastours, Cabaret fut un pôle important pour l’activité religieuse cathare et a abrité notamment des maisons d’évêques cathares. Il fut assiégé à deux reprises, résistant longtemps à la Croisade.
Termes : Fut soutenu par des seigneurs favorables aux cathares et subit un siège, mais il est plus symboliquement associé à la Croisade qu’à un refuge actif de cathares.
D’autres châteaux, comme Peyrepertuse ou Aguilar, sont aujourd’hui inclus dans le parcours touristique dit du Pays cathare, mais leur rôle d’abri effectif pour les cathares est discuté.

(**) Pourquoi ne pas proposer ce titre, “citadelles du vertige”, qui aurait l'avantage de ne pas se prononcer sur la question de l'avant ou après conquête ?


Articles sur les cathares ICI, ICI, et ICI.

mardi 19 août 2025

Comment peut-on croire qu’ils n’aient pas existé ?



Il s’agit de l'hérésie cathare… L’idée de l’“invention” de l’hérésie en question a germé dans l’esprit de quelques participants à un colloque intitulé “Inventer l’hérésie ?” (Nice 1996, actes parus en 1998), titre avec un point d’interrogation, mais finissant par postuler sa réponse et débouchant finalement sur l'affirmation selon laquelle l’hérésie serait le fruit, sous-entendu dans le point d'interrogation, d’une invention de ses ennemis. L’idée est brillante mais commence par un déficit troublant : l'ignorance (délibérée ?) de la question théologique ! Décidément troublant quand on parle d’hérésie médiévale !

Ce pourquoi je n’ai jamais pu adhérer au postulat, ni aux débouchés et développements de cette idée de base — depuis la négation du nom cathare qui est attribué à l’hérésie par, entre autres, un concile œcuménique médiéval (Latran III, 1179) (rien que ça !), jusqu’à la non-prise en compte de ce que signifie un tel mot, référence allusive au dualisme de l'hérésie, qui fait alors souvent préférer à ce mot celui de “manichéisme”, ce terme qui désignait le dualisme avant que ce nouveau mot, “dualisme”, ne soit forgé au XVIIe siècle par Pierre Bayle…

S’ajoutent d’autres développements des partisans de l’“invention” de l’hérésie, depuis l’appui sur Raffaello Morghen lu très rapidement : dans les années 1950, l’historien italien insiste pertinemment sur la dimension de protestation morale de l’hérésie, sans nier pour autant sa spécificité dogmatique : dualiste, i.e. au Moyen Âge (avant l'existence du mot “dualiste”) manichéenne, ou cathare… Jusqu’à l'affirmation que le mot, cathare, serait apparu dans mouvements régionalistes occitans des années 1960… concédant parfois qu’il aurait été inventé au XIXe s. par l'historien protestant alsacien Charles Schmidt — au prix de l’oubli de Bossuet qui l’emploie deux siècles avant Schmidt pour contrer les protestants qui préfèrent parler d’Albigeois pour éviter la connotation dualiste de cathares. Schmidt ne fait que concéder à Bossuet qu’en regard des sources médiévales (qui ne sont pas que rhénanes !) il faut bien parler de cathares, i.e. manichéens… Et, last but not least, l’ignorance totale de l'œuvre de Jean Duvernoy qui, dès les années 1970, mettait en lumière l'essentiel, la thèse utile, des affirmations des partisans de l’“invention”…

On pourrait multiplier les exemples des déficits de la thèse de l’“invention”, dont la faille première est l’ignorance (délibérée ?) de la question théologique… Ce pourquoi je n’ai jamais pu adhérer à cette thèse qui semble avoir fini par emporter une adhésion médiatique assez vaste : je suis entré en étude du catharisme par la théologie de Thomas d’Aquin, sans m’être tout d’abord penché sur la question cathare. Sauf une note de bas de page de mon mémoire de maîtrise, soutenu en Janvier 1984, première interrogation dans un travail qui s'intéressait à la découverte de la nature via l'Aristote arabe par ce théologien du XIIIe siècle, découverte à la base de sa relecture d’Augustin, qui serait aussi celle des Réformateurs, notamment Calvin.

Mon interrogation d’alors, au cœur du constat de cette lecture similaire d’Augustin : pourquoi Thomas avait-il besoin d’aller risquer d’être taxé d’hérésie (et il verra plusieurs de ses thèses condamnées deux ans après sa mort, en 1277 par l’évêque de Paris, avec l'aristotélisme averroïste visé) ? Pourquoi ce risque : ne pouvait-il pas se contenter de son Augustin en l'état, comme tout le monde ? Mais voilà, il se trouve qu’il est entré, au grand dam de ses proches, chez les dominicains, dont la vocation initiale, celle de Dominique, est précisément de lutter contre l’hérésie “manichéenne” par la prédication et l'imitation de l’humilité des hérétiques : l'Ordre des Prêcheurs de Dominique sera mendiant. Or, à lire son introduction de sa Somme contre les Gentils, on voit clairement que Thomas s’intéresse à ces hérétiques que son ordre a vocation de combattre. C’est ce qu’en retiendra Guillaume de Tocco, son hagiographe du début XIVe siècle, au temps de la canonisation de Thomas : à la table du roi (saint) Louis IX, on le voit s'écriant “j’ai trouvé contre les manichéens !” Il a trouvé quoi ? Ce que lui ont indiqué les philosophes arabes, principalement Averroès (musulman) et Maïmonide (juif), ce qui pour lui s’interprête ainsi : si l’on veut être efficace contre les “manichéens” (i.e. “cathares”), qui attribuent la nature au Mauvais, on ne peut pas se contenter d’Augustin, pour qui elle est déficiente, abîmée par le néant. Il y faut, certes en le corrigeant, ce que les philosophes arabes ont reçu d’Aristote : une nature dont l’existence est positive en soi, relevant radicalement du Dieu créateur et bon. Et Thomas d'emboîter le pas à son maître, dominicain aussi, Albert le Grand, en introduisant Aristote dans la théologie chrétienne — à l’instar aussi du franciscain Bonaventure. Mais allant plus loin que son maître et que le franciscain, il renverse la problématique en partant carrément de l'Aristote arabe, certes en le corrigeant pour le rendre chrétiennement acceptable.

L'instrument conceptuel ainsi forgé par Thomas, non sans poser problème à l'institution catholique nettement embarrassée elle aussi, sera jugé suffisamment efficace, par les dominicains d’abord, avant d’être utilisé plus largement, pour être adopté.

La méthode sera fructueuse au point d’être même développée par les mêmes dominicains, élargie par exemple à la question du néant par son confrère Maître Eckhart : pour les cathares, d’après leurs textes (ignorés comme le reste de la théologie par la théorie de l’“invention” de l’hérésie), le néant est attribué, comme toute la création matérielle, au Mauvais. Thomas a pris en charge la question de la création matérielle, Maître Eckhart pensera le néant (ce qui lui vaudra condamnation aussi), comme ne relevant pas du Mauvais, mais au contraire de l’ultime, divin, empruntant pour sa part, essentiellement à Maïmonide, sa théologie négative. Deux exemples de théologiens dominicains attelés à poser une autre théologie que celle sur laquelle s’appuyait le catharisme (aussi bien que le pouvoir temporel de la hiérarchie papale).

La question demeure : comment peut-on croire que les hérétiques n'aient pas existé, notamment si l’on admet que les dominicains des XIIIe et XIVe siècles ont existé, eux et leur théologie ? À moins que l’on ne fasse l'impasse sur leurs théologies respectives…

RP

Articles sur les cathares ICI, ICI, et ICI.

dimanche 17 août 2025

“Donnez-moi un enfant jusqu’à l’âge de sept ans, je vous montrerai l’homme.”



La formule est attribuée souvent à Aristote, plus souvent à Ignace de Loyola et aux jésuites. Si rien n’atteste que l’un ou les autres en soient les auteurs, tout atteste la vérité du dicton. Quatre exemples (parmi tant d’autres !) :

Les mamelouks. Leur nom, issu de l’arabe “mamlûk”, signifie “possédé” ou “esclave”. Arrachés à leur terre natale dès l’enfance, ils étaient principalement d’origine circassienne, turque, ou d’Asie centrale, de provenances religieuses diverses, principalement païens ou chrétiens, enlevés et vendus très jeunes puis convertis à l’islam et formés pour la guerre. En Égypte et en Syrie, ils finirent par former une élite militaire musulmane qui fonda sa propre dynastie : le sultanat mamelouk régna sur l’Égypte de 1250 à 1517, avant d’être renversé par les Ottomans. Ils jouèrent encore un rôle important jusqu’à l’invasion de l’Égypte par Bonaparte en 1798, puis furent définitivement éliminés par Muhammad Ali Pacha au début du XIXᵉ siècle.

L’affaire Mortara. Edgardo Mortara, un garçon juif de 6 ans vivant à Bologne, est enlevé à sa famille par les autorités papales pour être élevé dans la foi catholique. Le motif : on a découvert que leur ancienne nourrice, catholique, avait secrètement “ondoyé” Edgardo pendant une maladie, pour le protéger des limbes ou de l’enfer, croyant qu’il risquait de mourir. Selon la loi des États pontificaux de l’époque, un enfant ainsi baptisé ne pouvait rester dans une famille juive, car il était considéré comme chrétien. L’enlèvement intervient la nuit du 23 juin 1858.
À l'âge de 16 ans, Edgardo Mortara entre au séminaire des chanoines réguliers du Latran à Poitiers. En 1873, il est ordonné prêtre dans l'ordre des Augustins sous le nom de “Révérend Père Pio Maria Mortara”. Il a ensuite mené une carrière de missionnaire pontifical, prêchant en Europe, notamment en Italie, en France, en Espagne, et en Allemagne, ainsi qu’aux États-Unis, où son prosélytisme auprès des juifs a suscité des réserves. Il s’est retiré en 1906 à l’abbaye du Bouhay, près de Liège, où il est décédé en 1940 à l’âge de 88 ans. Son corps repose dans la sépulture des Chanoines Réguliers du Latran. (Voir l'excellent film, L’enlèvement, réalisé par Marco Bellocchio, sorti en 2023.)

Le “placement” des enfants ukrainiens élevés très jeunes dans la Russie de Poutine… Qu’en adviendra-t-il ? Qu’adviendra-t-il de leur ukrainianité ?

La jeune fille gazaouie admise à Sciences Po Lille en 2025 grâce à une bourse et un visa étudiant accordés dans le cadre d’un programme destiné aux étudiants gazaouis. On s’étonne un peu plus tard de découvrir qu’elle publiait sur X des messages antisémites, allant jusqu’à la louange d’Hitler, avant de l’exfiltrer vers le Qatar, un des principaux soutiens du Hamas, tandis qu’un organisme comme France Universités défend le maintien du programme qui vise à accueillir en France des étudiants étrangers en situation d’urgence, notamment Gazaouis — jugeant donc exceptionnel le cas de cette jeune femme.
Juste que le Hamas est au pouvoir à Gaza depuis 20 ans, que tous les jeunes gazaouis de moins de 25 ans ont reçu toute leur éducation sur la base des manuels scolaires utilisés à Gaza, notamment ceux publiés par l’Autorité palestinienne et utilisés dans la bande de Gaza, qui ont été récemment dénoncés pour véhiculer des contenus antisémites. Les nouveaux manuels, introduits en septembre 2024, continuent selon un rapport d’IMPACT-se d’inciter à la haine des juifs, glorifier le martyre et le jihad, et véhiculer une rhétorique déshumanisante des Israéliens et des juifs, notamment en littérature, histoire et même en mathématiques — manuels financés par l’UE. Si le financement par l’UE est ancien, les versements importants et ciblés se sont intensifiés depuis 2021, avec une montée notable en 2024 et un plan d’aide accru prévu jusqu'en 2027. Le Parlement européen a conditionné en avril 2024 son aide financière à la réforme de ces contenus. Malgré cela, les manuels demeurent imprégnés de cette rhétorique et les écoles continuent d’exposer les élèves à des messages glorifiant la “résistance” armée et la haine, enracinant un cadre d’éducation marqué par la violence et l’hostilité.
Ces manuels omettent également la Shoah et proposent des représentations biaisées et radicales du conflit israélo-palestinien, faisant de ces supports pédagogiques un terreau propice à l’extrémisme (et aux progroms façon 7 octobre) dans la région.
Un “enseignement” que ne questionnent pas les politiques français qui disent “soutenir les Palestiniens”, éduqués par le Hamas, comme les possesseurs des mamelouks prétendaient les soutenir en leur inculquant leur nouvelle religion, comme le Vatican prétendait soutenir son “protégé” juif ou Poutine soutenir via une bonne éducation russe les enfants ukrainiens…
Comment un jeune, éduqué depuis la maternelle ou l’école primaire selon ces manuels antisémites peut-il avoir les moyens de penser autrement que cette jeune Gazaouie ?

“Donnez-moi un enfant jusqu’à l’âge de sept ans, je vous montrerai l’homme”… Ou… un avenir désespérant !

mardi 12 août 2025

Visionnaire Jankélévitch (1965)

“L'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d'être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort.” (Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible, 1965)

mercredi 6 août 2025

Il y a 80 ans...

Hiroshima était la cible prioritaire pour le bombardement. Le 6 août 1945, le temps était clair au-dessus de la ville. Le B-29 Enola Gay piloté par Paul Tibbets était parti à 2h45 de l'île de Tinian. L'avion transportait avec lui la bombe Little Boy. Celle-ci fut armée en vol par le capitaine de marine William Parsons après le décollage.

Le second lieutenant, Morris R. Jeppson, fut le dernier à toucher la bombe lorsqu'il plaça les fusibles d'armement. Peu avant 8h15, Enola Gay arriva au-dessus de la ville. L'ordre de bombarder fut donné par Tibbets, le major Thomas Ferebee s'exécuta en visant le pont Aioi en forme de « T », celui-ci constituant un point de repère idéal au centre de la ville. Peu après 8h15, la bombe Little Boy sortit de la soute à une altitude de 9 450 m. À 8h16m2s, après environ 43 secondes de chute libre, activée par les capteurs d'altitude et ses radars, elle explosa à 580 mètres à la verticale de l'hôpital Shima, en plein cœur de l'agglomération, à 170 m au sud-est du pont visé, libérant une énergie équivalente à environ 15 000 tonnes de TNT.




Une énorme bulle de gaz incandescent de plus de 400 mètres de diamètre se forma en quelques fractions de secondes, émettant un puissant rayonnement thermique. En dessous, la température des surfaces exposées à ce rayonnement s'est élevée un bref instant, très superficiellement, à peut-être 4000°C. Des incendies se déclenchèrent, même à plusieurs kilomètres. Les personnes exposées à ce flash furent brûlées. Celles protégées à l'intérieur ou par l’ombre des bâtiments furent ensevelies ou blessées par les projections de débris quand quelques secondes plus tard l'onde de choc arriva sur elles. Des vents de 300 à 800 km/h dévastèrent les rues et les habitations. Le long calvaire des survivants ne faisait que commencer alors que le champignon atomique, aspirant la poussière et les débris, débutait son ascension de plusieurs kilomètres.

Un énorme foyer généralisé se déclencha rapidement avec des pics de température en certains endroits. Si certaines zones furent épargnées lors de l'explosion, elles devaient par la suite affronter un déluge de feu causé par les mouvements intenses des masses d'air.

Enola Gay avait entre-temps effectué un virage serré à 155° vers le nord-ouest et rebroussait chemin. Les membres de l'équipage, protégés par des lunettes, purent assister à l'explosion. Bob Lewis, le copilote d'Enola Gay, s'écrie : « Mon Dieu, qu'avons-nous fait ? Même si je vis cent ans, je garderai à jamais ces quelques minutes à l'esprit. »

Quelques heures après l'explosion, le nuage atomique ayant atteint des zones plus froides et s'étant chargé d'humidité, la pluie se mit à tomber sur Hiroshima. C'était une pluie qui contenait des poussières radioactives et des cendres qui lui donnaient une teinte proche du noir. C'est pour cela que cette pluie a été désignée par le terme de « black rain » dans la littérature anglo-saxonne.

Ces poussières ont porté sur une zone de 30 x 15 km2 au nord-ouest du point d’explosion.




Le matin du 9 août 1945 à 3h49, le B-29 Bockscar partit de Tinian en direction du Japon. À son bord, la bombe Fat Man.

À 11 h 02, une percée dans les nuages sur Nagasaki permit au bombardier de Bockscar, le capitaine « Kermit » Beahan, de viser la zone prévue, une vallée avec des industries. Fat Man fut alors larguée et explosa à 469 mètres d'altitude…



Orchestral Manœuvres in the Dark - Enola Gay


« 6 août [1966]. J’ai fait un rêve interminable : il s’agissait d’une guerre atomique entre l’Amérique et la Chine. Jamais à l’état de veille je n’aurais pu concevoir vision pareille ni détails plus affreux, plus magnifiques : une splendeur d’enfer. Tout l’avenir se déroulait là, dans mon cerveau. Les anciens avaient raison d’accorder une valeur prophétique aux rêves : toutes nos peurs secrètes s’y projettent, toutes nos peurs clairvoyantes. » (Emil Cioran, Cahier de Talamanca, Mercure de France p. 19)

« Avec l’expression ‘holocauste nucléaire’ la société humaine tout entière a assumé l’idée de sa propre consommation sacrificielle. (Non pour obtenir quelque chose, mais pour expier tout.) » (Guido Ceronetti, Le silence du corps, trad. André Maugé, LdP p. 85)

« Après une demi-heure, tout ce qui se trouve au-dessous de nous sera devenu un unique Hiroshima, une terre qui ne conservera pas la moindre trace du fait que nous avons été là. Regarde en bas : cette planète sans hommes au-dessous de toi — n'est-elle pas peut-être déjà la terre après ce jour ? » (Günther Anders, Hiroshima est partout (Hiroshima ist überall), 1982)

Tragique intuition ? : « […] en ce jour, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. » (2 Pierre 3, 10)




Cf. "Journal de la bombe, une vie atomique" (France culture)

jeudi 17 juillet 2025

Sur la dépigmentation des Sapiens européens



Inconsistance du racisme mélanophobe en regard des acquis des analyses ADN récentes de nos ancêtres finalement très proches de nous dans le temps. Sortis d’Afrique il y a 50 000 à 45 000 ans env., les Sapiens arrivés au Proche-Orient, au Maghreb et en Europe étaient “noirs”, de la même couleur de peau que leurs congénères africains sud-sahariens, cela jusqu’à tout récemment. Le racisme mélanophobe, apparu quelques brefs siècles après le “blanchissement” des ex-Africains (racisme consécutif aux déportations esclavagistes trans-sahariennes et trans-atlantiques), prend une nette allure d'absurdité, une façon de mépris de ses propres parents ! Autre façon de réponse à la question du légiste à Jésus : “Qui est mon prochain ?” (Luc 10, 25-37)

La dépigmentation, le “blanchissement” tardif des Sapiens non-sud-sahariens, fait référence au phénomène selon lequel les premiers Homo sapiens arrivés en Europe il y a environ 45 000 ans ne possédaient pas encore les adaptations génétiques, telles que la peau claire, que l’on observe actuellement chez la majorité des Européens modernes. Selon les données génétiques et archéologiques, la dépigmentation de la peau est un phénomène récent à l’échelle de l’histoire humaine. Les analyses montrent que les premiers Homo sapiens arrivés en Europe (il y a env. 45 000 ans) avaient une peau foncée, et que la majorité des populations non-sud-sahariennes sont restées à peau foncée jusqu’à une période très récente. Par exemple, il y a 9 000 à 10 000 ans, des individus comme l'homme de Cheddar (dans l’Angleterre actuelle) avaient la peau foncée.

Les premiers Homo sapiens européens présentaient une pigmentation foncée, similaire à celle présente en Afrique d’où ils venaient : les allèles associés à une peau claire ne sont devenus majoritaires dans les populations européennes qu’à une période beaucoup plus tardive, notamment après la révolution néolithique et l'arrivée d'agriculteurs venus du Proche-Orient. Ce processus s'est produit il y a environ 8 000 à 7 000 ans pour certains allèles majeurs, bien après la première arrivée de notre espèce sur le continent.

La date de “blanchissement”, de la perte de la mélanine des Sapiens européens, est aujourd'hui connue grâce à l'analyse de l'ADN ancien extrait de restes humains, combinée à des méthodes de datation comme le carbone 14. Les généticiens recherchent particulièrement la présence de gènes liés à la pigmentation claire (notamment les variantes des gènes SLC24A5, SLC45A2 et HERC2) dans les squelettes préhistoriques.

Les gènes associés à la peau claire sont apparus et ont été détectés principalement grâce à l’ADN datant du Néolithique (moins de 10 000 ans) et se sont répandus lors de diverses vagues migratoires, notamment avec l'arrivée des agriculteurs venus d’Anatolie (il y a env. 10 000 ans) et, plus encore, avec les migrations des éleveurs Yamnaya, un peuple de pasteurs cavaliers originaires des steppes au nord de la mer Noire, dans les actuelles Russie et Ukraine, qui ont migré massivement vers l’Europe il y a environ 4 800 à 5 000 ans. Ils sont aujourd'hui reconnus comme l’un des groupes ayant contribué de façon majeure à la formation génétique des Européens modernes.

Leur arrivée en Europe occidentale a constitué une des plus grandes migrations préhistoriques, entraînant un remaniement majeur du patrimoine génétique européen. On estime que, dans certaines populations du nord-ouest de l’Europe (comme les Norvégiens, Écossais, Irlandais, Islandais), l'ADN Yamnaya compose jusqu’à 50% de l’ascendance actuelle, et environ un tiers chez les Français.

Du point de vue physique, les études génétiques de restes Yamnaya montrent qu'ils avaient généralement les yeux marron, les cheveux foncés et une peau plus claire que celle des chasseurs-cueilleurs mésolithiques européens, mais plus foncée que celle des Européens du nord actuels. Les Yamnaya ont également contribué, via la diffusion de certains gènes, au développement de la peau plus claire et de certains traits comme des yeux plus clairs chez les Européens modernes — mais eux-mêmes n’étaient généralement pas blonds ni aux yeux bleus.

Les études récentes sur des centaines d'individus anciens estiment que la peau claire ne devient dominante en Europe qu’entre le Bronze et l’âge du Fer, soit entre environ 4 000 et 2 000 ans avant aujourd’hui. Encore il y a 5 000 ans, une majorité d’Européens avaient la peau intermédiaire à foncée.

Cela s’appuie donc :
- sur l’analyse de la fréquence des allèles responsables de la dépigmentation chez des individus datés précisément,
- la corrélation entre ces fréquences génétiques et l’âge des restes humains,
- la comparaison des phénotypes reconstitués sur plusieurs millénaires.

On connaît donc la date du “blanchissement” grâce au séquençage de l’ADN ancien et à l’identification des gènes de la dépigmentation sur des os ou dents datés. Ce processus s’est fait progressivement, devenant majoritaire seulement il y a entre 4 000 et 2 000 ans.

*

La dépigmentation progressive de la peau des populations européennes (y compris après l’arrivée des Yamnaya) est directement liée à la synthèse de la vitamine D. Dans les régions au faible ensoleillement comme l’Europe du Nord, une peau claire permet d’absorber plus de rayons UVB, favorisant la transformation du 7-déhydrocholestérol en vitamine D dans la peau.

Chez les premiers Homo sapiens d’Europe, la consommation abondante de poissons et de gibier riches en vitamine D permettait à la peau foncée de persister, car l’alimentation compensait le manque d’ensoleillement — la mélanine protégeant au contraire du trop vif rayonnement en UV des régions très ensoleillées. Le besoin évolutif d’avoir une peau claire n’était donc pas pressant tant que le régime alimentaire assurait un bon apport en vitamine D.

Le tournant s’opère avec l’avènement de l’agriculture, il y a environ 8 000 à 6 000 ans, lorsque l’alimentation devient principalement basée sur des céréales très pauvres en vitamine D. Cette modification majeure du régime a créé une pression sélective en faveur des individus capables de synthétiser plus efficacement la vitamine D à partir de la lumière solaire, donc en faveur des porteurs de gènes de dépigmentation (tels que SLC24A5 et SLC45A2).

C’est pourquoi, après l’arrivée de nouvelles populations comme les Yamnaya (qui ont introduit ou accru certains allèles de dépigmentation), la peau claire devient progressivement dominante : la sélection naturelle privilégie ceux qui peuvent mieux synthétiser cette vitamine essentielle, particulièrement dans les zones les moins ensoleillées.

En résumé, l’adaptation à la carence en vitamine D explique en grande partie pourquoi la sélection de la peau claire s’est accentuée en Europe, surtout après des changements alimentaires et migratoires majeurs.

*

Et les Gaulois ? L’arrivée des Celtes en Europe occidentale et leur expansion sont des processus étalés dans le temps et l’espace, différant selon les régions. Elle se déroule principalement entre 1200 et 400 av. J.-C., avec une diffusion maximale de leurs traditions et langues à la fin de l’âge du fer, avant le déclin progressif lié à la conquête romaine.

Les données génétiques récentes indiquent que les premiers Celtes avaient pour la plupart une peau intermédiaire à foncée comparée aux Européens du Nord actuels. Selon une étude publiée en 2025 analysant l’ADN de 348 individus anciens, la majorité des Européens avaient encore une peau foncée il y a seulement 3 000 ans, soit à l’époque de l’expansion celtique en Europe.

Il ressort de ces analyses que la pigmentation claire ne devient vraiment dominante qu’à l’âge du Fer, avec de fortes variations régionales. Au moment de la migration celtique, l’écrasante majorité des populations (y compris celtiques) possédaient encore une peau relativement sombre ou intermédiaire.

Seule une minorité présentait déjà une peau très claire : l’étude parle de 8% d’individus avec une pigmentation claire il y a 3 000 ans. Les populations du nord et du centre de l’Europe commencent alors à voir progresser les allèles de dépigmentation. La généralisation de la peau claire a donc été progressive et postérieure à l’expansion celtique ; ce n’est qu’aux plus récentes phases de l’âge du Fer que la majorité dans le nord de l’Europe devient à peau claire, tandis que la diversité de pigmentation persiste au sud et à l’ouest.

Concernant les stéréotypes historiques attribuant une chevelure rousse ou blonde aux Gaulois, au temps des premiers Celtes, la majorité avait une peau foncée à intermédiaire, bien plus sombre que celle des Européens du Nord actuels, avec une très faible proportion de peau claire, même si des mutations responsables de cheveux clairs étaient probablement présentes à faible fréquence dans certaines populations. Ce n’est que plus tard, sous l’influence des migrations et de la sélection naturelle, que la pigmentation claire s’est répandue en Europe du nord et centrale.

Finalement, selon une étude génétique récente, ce n'est qu’au IIIᵉ ou Vᵉ siècle après J.-C. que plus de la moitié de la population européenne acquiert une peau claire, marquant une transition lente et tardive dans l’histoire du continent. Au IIIᵉ siècle et au début du IVᵉ siècle, la majorité des Européens gardaient une pigmentation foncée, surtout dans le sud et l’ouest. Si le processus s’est fait progressivement, devenant majoritaire seulement il y a entre 4 000 et 2 000 ans, ce n’est donc que vers le IIIᵉ et Vᵉ siècle après J.-C. que la peau claire a commencé à se généraliser en Europe, principalement au nord et à l’est, tandis que le sud restait encore largement foncé.


(Cf.
- Jean-Paul Demoule, La préhistoire en 100 questions, Tallandier 2023
- Claudine Cohen, Femmes de la préhistoire, Tallandier 2021
- Jean-Jacques Hublin, La tyrannie du cerveau, Robert Laffont 2024
- Silvana Condemi, Néandertal à la plage, Dunod 2024
- Perplexity.ai, qui signale des sources scientifiques récentes)


PS (6 octobre 2025) : La récente réétude du crâne de Yunxian 2 (publiée en septembre 2025 dans la revue Science*), si ses conclusions sont retenues, implique que la séparation de la lignée Sapiens est beaucoup plus ancienne que ce qui est admis jusque là. Mais ça ne change rien à l'apparition d'Homo sapiens anatomiquement moderne, toujours datée des environs de 300 000 ans, ni donc à l'arrivée de Sapiens en Europe. Il s'agit seulement de l'origine de la lignée qui mène à Homo sapiens : dans le nouveau scénario, la lignée menant aux Néandertaliens et aux Dénisoviens serait un clade frère de la lignée d'Homo sapiens, mais leur divergence se situerait sur une échelle de temps beaucoup plus ancienne, autour du million d'années, donc potentiellement bien au-delà des 700 000 ans admis jusque là, même si la date exacte de la divergence spécifique Sapiens-Néandertal au sein de cette nouvelle structure n'est pas encore fermement établie. (* L'étude intitulée "The phylogenetic position of the Yunxian cranium elucidates the origin of Homo longi and the Denisovans" (La position phylogénétique du crâne de Yunxian élucide l'origine d'Homo longi et des Dénisoviens) a été publiée dans la revue Science le 25 septembre 2025, vol. 389, n° 6767, p. 1320-1324.)