vendredi 19 juin 2020

In memoriam - un inédit de Michel Roquebert


Michel Roquebert, éminent historien du catharisme, est décédé ce 15 juin 2020 à l'âge de 91 ans. Ses travaux demeurent incontournables. À l'oral, lors de ses conférences, comme à l'écrit, dans ses nombreux livres dont les cinq volumes de sa monumentale Épopée cathare, il était proprement passionnant. Le temps rendra indispensable son oeuvre pour laquelle déjà les hommages se multiplient. À titre d'exemple on trouvera ici, sous la plume d'Annie Cazenave : Michel Roquebert : monumental !


Inédit :
« Doit-on revisiter l’Histoire ? » par Michel Roquebert

« Doit-on revisiter l’Histoire ? » Ce thème judicieusement choisi touche à la fois à la finalité et aux méthodes de la recherche historique. Brûlante question, en un temps où l'on a tendance à tout vouloir « revisiter » (…)

L’Histoire « revisitée » ne manque pas d'exemples, même et surtout peut-être en ce qui concerne le catharisme, de révisions drastiques qui désorientent l'amateur d'histoire en dénaturant la matière historique elle-même. (…) Cette journée du 16 mars est aussi celle du souvenir, celle de l'hommage que des hommes et des femmes jugent nécessaire de rendre, à Montségur même, aux victimes de cet acte odieux qui fut perpétré le 16 mars 1244 au pied du pog. Vous savez que, de ces 225 victimes, 63 seulement ont pu, à ce jour, être identifiées. Vous ne trouverez leurs noms sur aucune plaque commémorative – plus tard, un jour, peut-être… – mais je peux vous dire que ces noms n'arrêtent pas de chanter dans ma tête. Parce que j'ai vécu ici dix ans, et qu'à la maison 120 de la Grand-Rue, – c'était alors le nom de la Rue du Village – j'ai obstinément cherché à arracher à l'oubli, autant que je l'ai pu, ces hommes et ces femmes, et ce qu'avait été leur existence au sommet du pog. Vous qui avez vécu et êtes morts auprès d’Esclarmonde et de Corba de Péreille : Pierre ARRAU, Raymonde BARBE, Étienne BOUTARRA, Pons CAPELLE, Jean COMBEL, Guillaume DELPECH, Guillaume GARNIER, Raymond ISARN, Jean LAGARDE, Jean REY, Bertrand MARTY, Pierre DUMAS, Martin ROLAND, Pierre SIRVEN, Guillaume DEJEAN, et plusieurs dizaines d’autres, vous ne vous doutiez pas que huit siècles après vous, vos noms sonneraient si familièrement à nos oreilles : ils ont l'air de sortir de l'annuaire téléphonique…

Si dix années durant vous avez habité avec moi le 120 de la Grand-Rue, c’est parce que vous y étiez les incontournables fantômes de mes rêveries et de mes recherches, et que depuis lors vous n'avez cessé de m'accompagner, de cette présence silencieuse et muette, et pourtant si éloquente, qui me dit toujours que vous êtes autant de symboles des atrocités auxquelles conduit la pensée lorsqu'elle est dévoyée.

Il y a 800 ans, le religieusement correct avait décidé que vous étiez le Mal absolu, et qu’il fallait se débarrasser de vous par tous les moyens. Alors on vous a brûlés vifs. On vous a brûlés vifs au nom des Évangiles, alors que les Évangiles, c’étaient vous.

« Oui, j'ai "revisité" l'histoire de Montségur »

Et pourtant, pour vous trouver, vous retrouver, il m'a fallu « revisiter » l’Histoire… Oui, aussi paradoxal que cela puisse paraître après ce que j’ai dit de « Carmen », je crois qu'il est nécessaire de la revisiter sans cesse. Parce que l'histoire n'est jamais écrite une fois pour toutes. Pour la simple raison que le temps historique lui-même bouge, et que la matière de l'histoire est un paysage qui change sans cesse au fur et à mesure que le grand wagon du Temps avance sur ses rails. Tout, la perspective, les couleurs, la lumière changent. Le regard sur l'histoire change, d'abord, bien sûr, parce qu'il y a les découvertes qui nécessairement le modifient. Mais pas seulement : l’historien ne peut s'abstraire de son époque. Les concepts changent, de nouveaux apparaissent, les moyens et les méthodes de la recherche évoluent. Et puis il y a aussi, malheureusement, l'air du temps, les modes, les nouvelles idées reçues : il n'est pas toujours facile d'y échapper…

Oui, j'ai « revisité » l'histoire de Montségur. Ce n'est pas le moment de vous infliger les détails de mes démarches. Sachez simplement que j'ai évité les modes, au demeurant contradictoires, qui, à mes yeux, polluaient une saine recherche : la mode qui poussait à alimenter les dérives ésotériques, à flatter le goût du mystère et les fantasmes des chercheurs de trésor, et celle qui, inversement, si l'on peut dire, tentait de réduire l’histoire de Montségur à quelque épisode insignifiant et même à nier la réalité du bûcher.

« Citoyen de Montségur »

Entre les délires de l'imagination d’une part, de l'autre le radicalisme critique qui conduit certains à écrire qu’il n'y a jamais eu de catharisme que dans l'esprit des clercs du XIIIème siècle, la voie est parfois étroite. Et parfois elle conduit à des révisions déchirantes, difficiles à assumer. J'ai vécu de très près celle qui a trait à la date de la construction du château que nous voyons toujours au sommet du pog. Un jour où il y avait une conférence sur Montségur, je ne me rappelle pas si c'était à Toulouse ou à Carcassonne, le hasard m'a fait rencontrer René Nelli. « Tu vas à la conférence ? », lui ai-je demandé. « Oh non, me dit-il avec un sourire un peu triste, je sais ce qui va s'y dire… »

Pardonnez-moi si j'évoque un peu trop mon histoire personnelle !... Mais je me sens si proche de vous que je ne peux m'empêcher de revivre en pensée les heures, les jours, les années passées ici, et de saluer les amis qui y demeurent encore, (…) Enfin, tous ceux que je ne connais pas, à qui j’adresse le salut fraternel d’un homme fier que le maire Michel François** l’ait fait, il y a quelques années, « citoyen de Montségur ».

« Je demeure donc, à jamais, l’un des vôtres. »

Michel Roquebert

(** Michel François a été maire de Montségur de 2008 à 2014)

mardi 9 juin 2020

Le racisme, c’est quand ça ne compte pas

« Le racisme, c’est quand ça ne compte pas. Quand ils ne comptent pas. Quand on peut faire n’importe quoi avec eux, ça ne compte pas, parce qu’ils ne sont pas comme nous. Tu comprends ? Ils ne sont pas des nôtres. On peut s’en servir sans déchoir. On ne perd pas sa dignité, son “honneur”. Ils sont tellement différents de nous qu’il n’y a pas à se gêner, il ne peut y avoir… il ne peut y avoir jugement voilà. On peut leur faire faire n’importe quelle besogne parce que de toute façon, le jugement qu’ils portent sur nous, ça n’existe pas, ça ne peut pas salir… C’est ça, le racisme. » (Romain Gary)




vendredi 5 juin 2020

La prochaine fois, le feu

De Minneapolis à Washington et à Paris, des deux côtés de l’Atlantique et ailleurs, des années 1960 à aujourd'hui, même constat… Même déni d'un héritage esclavagiste et colonial à exorciser enfin de l'inconscient collectif…

C'est dans le contexte de la lutte pour les Droits civiques de M.-L. King et des obstacles qu'il rencontre que James Baldwin écrit La prochaine fois, le feu, en 1963. Extrait :

« Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l’holocauste dont l’Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu’ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l’indifférence du monde à leur égard m’avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m’empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j’avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m’attendre le jour où les États-Unis décideraient d’assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l’aveuglette. » (James Baldwin, La prochaine fois, le feu, éd. folio, p. 77)

lundi 1 juin 2020

In memoriam

George Floyd était un homme de 46 ans. Il a trouvé la mort alors qu’un officier de police américain l’avait cloué au sol, un genou sur le cou pendant presque 7 minutes, jusqu’à ce qu’il suffoque. Voici ses derniers mots :

"Mon visage
Je n’ai rien fait de grave
S’il vous plaît
S’il vous plaît
S’il vous plaît je ne peux plus respirer
S’il vous plaît
S’il vous plaît quelqu’un
S’il vous plaît
Je ne peux pas respirer
Je ne peux pas respirer
S’il vous plaît
(inaudible)
Peux plus respirer, mon visage
Lève-toi
Je ne peux pas respirer
S’il vous plaît (inaudible)
M*rde, je ne peux pas respirer
Je...
Je ne peux pas bouger
Maman
Maman
Je ne peux pas
Mes genoux
Mes bourses



Ça y est
Ça y est
Je suis claustrophobe
J’ai mal au ventre
J’ai mal au cou
J’ai mal partout
De l’eau, quelque chose
S’il vous plaît
S’il vous plaît
Officier je ne peux plus respirer
Ne me tuez pas
Vous allez me tuer
Allez
Je ne peux plus respirer
Je ne peux plus respirer
Ils vont me tuer
Ils vont me tuer
Je ne peux plus respirer
Je ne peux plus respirer
S’il vous plaît monsieur
S’il vous plaît
S’il vous plaît
S’il vous plaît je ne peux plus respirer"
Ses yeux se sont alors fermés. Ses supplications ont cessé. Quelques instants plus tard, George Floyd était déclaré mort.