
Même si Jeanne d’Arc (1412-1431) a vécu avant la Réforme et a été canonisée par l’Église romaine au XXe s., il est légitime pour les protestants de s'intéresser à sa posture. Plusieurs éléments le justifient :
Face à l’autorité ecclésiastique, Jeanne d’Arc a été perçue par ses juges comme une femme « contestataire », car elle se référait à ses voix et à sa conscience plutôt qu’à l’autorité de l’Église « militante » (terrestre), ce qui l’a fait condamner pour hérésie et schisme. Ce refus de se soumettre aveuglément à l’institution ecclésiastique rappelle l’attitude de figures protestantes ou pré-réformatrices comme Jean Hus ou John Wyclif, qui mettaient aussi en avant la primauté de la conscience et de la relation directe à Dieu.
Jeanne affirmait que ses voix et visions venaient directement de Dieu (cf. Exode 20, 18 : “le peuple voyait les voix”), ce qui, selon ses juges, signifiait qu’elle plaçait son jugement au-dessus de l’autorité ecclésiastique. Ce refus de se soumettre inconditionnellement à l’autorité ecclésiastique était considéré comme hérétique.
Comme d’autres réformateurs ou pré-réformateurs (Jean Hus vient d’être condamné et brûlé, en 1415, lors du Concile de Constance), Jeanne a été condamnée pour hérésie malgré sa revendication d’une foi droite et son appel au pape, qui fut ignoré. Cette situation la rapproche de ceux qui, plus tard, seront exclus de l’Église catholique romaine mais continueront à se réclamer du christianisme authentique.
Ainsi, si après sa mort, Jeanne a été réhabilitée, récupérée par l’Église catholique romaine et canonisée, son image a été aussi revendiquée par d’autres courants, notamment protestants et laïques, comme symbole de liberté de conscience, de résistance à l’oppression religieuse et politique, et de fidélité à l’appel intérieur.
Jeanne agit dans le contexte de la guerre de Cent Ans, où la défense de la foi et du territoire est centrale. Une part de son inspiration est chevaleresque : elle incarne l’idéal chevaleresque de défense de la chrétienté et du roi. Comme, mutatis mutandis, les membres des ordres militaires du Moyen Âge, elle associe la foi et l’action armée. Ce qui marque une distance certaine d’avec la future Réforme protestante…
Même si Jeanne d’Arc n’était donc pas protestante au sens confessionnel, son parcours, sa condamnation et sa posture face à l’autorité ecclésiastique permettent aux protestants, de façon légitime, de la revendiquer comme une figure annonciatrice de la liberté de conscience et du rapport personnel à Dieu.
Les Réformateurs du XVIe s. ont mis en avant l’idée de la liberté chrétienne et de l’égalité de tous les croyants (sacerdoce universel) devant Dieu, concepts absents ou marginaux dans le catholicisme médiéval. C'est pourquoi on a pu voir en Jeanne une précurseure de cette liberté de conscience, car elle a agi selon ses convictions personnelles, même contre les autorités religieuses et politiques.
C’est surtout à partir du XIXe siècle que certains ont vu en Jeanne d’Arc cette figure annonciatrice de la liberté de conscience, la rapprochant ainsi de l’esprit de la Réforme, voire de Luther lui-même : lors de l’inauguration d’une statue de Jeanne à Nancy en 1890, le pasteur protestant Émile Nyegaard a développé l’idée que Jeanne incarnait la liberté de conscience, refusant de se soumettre à une autorité humaine lorsque sa conscience était en jeu. Il affirmait : « Oui, Jeanne d’Arc a été une héroïne de la liberté de conscience ! » et rapprochait son attitude de celle de Luther à Worms. Son propos a déclenché le courroux de l’évêque catholique de Nancy de l’époque, Charles-François Turinaz, qui a vu dans cette interprétation une remise en cause de l’autorité de l’Église (à nouveau !) et une récupération protestante de la figure de Jeanne d’Arc.
Ce parallèle a été repris par d’autres intellectuels, comme Georges Bernard Shaw qui, dans la préface de sa pièce Jeanne d’Arc (1923), la qualifie de « première protestante », soulignant son libre examen face à l’institution ecclésiale. Paul Viallaneix, éditorialiste protestant, a également souligné, dans son introduction à Michelet, la « conscience totalement révoltée » de Jeanne, établissant à nouveau le lien avec Luther — ou, plus récemment (XXe s.), dans une perspective féministe, Andrea Dworkin.
Faut-il la percevoir comme une béguine ou inspirée par ce mouvement féminin chrétien du Moyen Âge de femmes pieuses, souvent célibataires, vivant en communauté ou de manière autonome ? On est aussi à l’époque de la Devotio Moderna. Même si Jeanne n’est pas directement liée à ces mouvements, on est dans le même contexte spirituel et historique du Moyen Âge tardif.
Lors de son procès, Jeanne a réaffirmé la primauté de sa conscience et de ses voix sur les injonctions des autorités religieuses de son temps. Cette fermeté face à l’Église institutionnelle évoque bien celle de Martin Luther, qui lui aussi s’est tenu face à l’autorité papale au nom de sa foi et de sa conscience.
En outre, au temps de Jeanne d’Arc, la papauté venait tout juste de sortir du Grand Schisme d’Occident (1378-1417), période où plusieurs papes rivaux se disputaient l’autorité sur l’Église. Cette division reflétait les rivalités politiques de l’époque. L’Angleterre, l’Empire germanique, la Flandre, l’Italie du Nord et la Scandinavie reconnaissaient le pape romain (Urbain VI puis ses successeurs), alors que la France, l’Écosse, la Castille, l’Aragon, le Portugal, Naples et la Provence soutenaient le pape d’Avignon (Clément VII puis Benoît XIII). La guerre de Cent Ans entre la France et l’Angleterre se situe dans ce contexte.
Certes, après le concile de Constance, un seul pape est reconnu : Martin V (pape de 1417 à 1431). S’il n’a pas pris ouvertement parti pour les Anglais, il n’a pas non plus soutenu Jeanne ni contesté la légitimité de son procès. Cette « neutralité » a contribué à l’idée que la papauté n’était pas du côté de Charles VII et de Jeanne d’Arc. Si le pape n’était pas officiellement pour les Anglais, l’Église institutionnelle locale, sous contrôle anglais, a organisé le procès sans intervention du pape.
Jeanne d’Arc a explicitement demandé à ce que ses actes et ses paroles soient envoyés au pape. Son appel n’a pas été pris en compte ; les autorités anglaises ne voulaient pas qu’elle soit transférée à Rome, car elles tenaient à la juger et à la condamner à Rouen.
Le contexte du récent Grand Schisme d’Occident a donc eu une incidence sur la situation de Jeanne d’Arc dans son soutien au roi capétien Charles VII. Le schisme, qui s’est achevé peu avant l’épopée de Jeanne, ayant vu l’Angleterre soutenir le pape de Rome, la France (les Capétiens) celui d’Avignon, les tensions et les alliances forgées pendant cette période restaient vives après le retour à une papauté unique. Lorsque Jeanne d’Arc intervient, Charles VII est contesté, son autorité affaiblie par la guerre civile entre Armagnacs (partisans du roi) et Bourguignons (alliés des Anglais), et par l’occupation anglaise du nord du royaume. Le sacre de Charles VII à Reims, rendu possible grâce à Jeanne, marque un retour à la légitimité capétienne, à la fois dynastique et religieuse (d’une dynastie restée suspecte aux yeux de Rome), dans un contexte où l’unité de l’Église et du royaume était encore fragile.
Ainsi, le passé du schisme et les divisions religieuses et politiques qui en découlaient ont contribué à faire de l’engagement de Jeanne d’Arc en faveur du roi capétien un acte hautement symbolique — via la revendication d’une relation directe avec le divin, malgré l’autorité ecclésiale. Ce qui sonne indubitablement protestant !
RP, 21.06.25
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