Coloration autochtone en Occident d'une théologie cathare qui, quelles que soient ses originalités, s’inculture pleinement dans les traditions diverses de l'Occident où elle se déploie… Illustration :
Dans un bel article intitulé « Rêver. Le mot, la chose, l'histoire » (Terrain, n° 26, 1996, pp. 69-82), l'ethnologue et anthropologue Daniel Fabre rapporte « une brève histoire que Félix Arnaudin recueillit en 1881 de la bouche d'un métayer de Labouheyre, dans la Grande Lande, et qu'il intitule Lou rèbe, le rêve, en occitanisant le mot français : « Un jour deux hommes voyageaient ensemble. Comme ils s'étaient arrêtés en chemin pour laisser tomber la chaleur, l'un d'eux s'endormit à l'ombre. Tandis que l'homme dormait, l'autre vit une mouche sortir de la bouche de son compagnon et entrer dans le squelette d'une tête de cheval dont elle visita tous les recoins. Puis elle revint dans la bouche du dormeur. Celui-ci dit à son réveil : "Si tu savais le beau rêve [rèbe] que je viens de faire ! J'ai rêvé [qu'ey sauneyat] que j'étais dans un château où il y avait une infinité de chambres, toutes plus belles les unes que les autres : jamais tu ne voudrais le croire. Et sous ce château était enterré un grand trésor." L'autre lui dit alors : "Veux-tu que je te dise où tu es allé ? Tu es allé dans cette tête de cheval… J'ai vu ton âme sortir de ta bouche sous la forme d'une mouche et se promener dans tous les recoins de ces ossements, puis elle est entrée dans ta bouche." Alors ces deux hommes soulevèrent cette tête et creusèrent dessous, et ils découvrirent le trésor. »
Daniel Fabre poursuit en rappelant qu'il existe « une version très proche [qui] a été en 1320 couchée dans le procès-verbal d'interrogatoire du berger Pierre Maury qui comparut à Pamiers devant l'évêque inquisiteur Jacques Fournier. Dans le monde des derniers cathares pyrénéens, une tête d'âne est visitée par une âme-lézard. Enfin, si nous remontons encore dans le temps, jusqu'au viiie siècle, nous découvrons la première attestation de ce thème dans l'Histoire des Lombards de Paul Diacre. L'aventure est attribuée au roi de Bourgogne Gontran (561-592). C'est un petit serpent qui, sorti de la bouche du souverain endormi, cherche à franchir un ruisseau. L'écuyer qui assiste à la scène pose son épée en guise de pont, le serpenteau s'enfonce dans un trou de la montagne puis réintègre le corps endormi avec la vision, bientôt confirmée, d'un fabuleux trésor.
« Que retenir de ce récit tôt fixé et parfaitement stable tout au long de douze siècle d'histoire ? – demande Daniel Fabre – Quelles sont les intentions du narrateur ? Question d'autant plus légitime qu'il s'agit évidemment d'un exemplum, d'un conte à intention démonstrative qui illustre et dévoile un sens, un enseignement pleinement cerné et maîtrisé par qui le profère – du moins dans la période médiévale de sa diffusion. A un premier niveau, nous reconnaissons là une description – presque une définition – du rêve qui résulte d'un véritable protocole expérimental. Il y a en effet deux personnages, le rêveur et l'observateur, l'un vit le rêve de l'intérieur, l'autre le perçoit du dehors. Ils confrontent ensuite leurs expériences et tombent d'accord autour des preuves matérielles – la tête de cheval d'abord, le trésor ensuite – qui confirment et unifient leurs deux visions. Donc la vérité jaillit de la rencontre de deux points de vue opposés – subjectif et objectif, si l'on veut. Quant aux éléments que cette petite histoire vise à établir, on peut en distinguer trois.
« Le premier concerne le mécanisme du rêve. Au cours de celui-ci "quelque chose", figuré par un petit animal (mouche, souris, lézard…), sort de la bouche du dormeur. Rêver, c'est se dissocier, laisser aller ce que les conteurs appellent tout simplement l'âme. Le rêveur a conscience d'être dans un château, l'observateur lui révèle que son âme est allée ailleurs, qu'elle a effectivement visité un équivalent du château rêvé. Le prêcheur cathare du comté de Foix exploite cette proposition de façon plus raffinée. Selon lui, l'homme est composé de trois parties : le corps, l'âme (anima) qui ne s'en détache qu'après la mort (pour rejoindre le corps céleste qu'elle a dû abandonner le jour de la chute) et l'esprit (spiritus) qui est à la fois invisible et matériel – d'où sa représentation comme une petite bête furtive – et qui a la faculté de se détacher du corps et d'aller çà et là pendant le sommeil. […] »
Voilà un prédicateur du XIVe siècle qui use d'un récit traditionnel que l'on trouve du VIIIe jusqu’au XIXe siècle, pour décrire une conception évidemment cathare, pour ce que l'on en sait par ailleurs, des rapports de l'âme avec le double préexistant… À moins que le secrétaire inquisitorial qui recueille cette histoire n'ait une connaissance telle d'un mouvement ayant une conception si évidemment non-catholique, parlant de chute de l'âme qui n'anime dès lors plus, jusqu'à union avec son esprit, son corps préexistant resté au ciel !
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Mon cher collègue et ami Michel Jas cite le professeur James C. VanderKam reprenant un propos de 1966 de son célèbre confrère Frank Cross : […]
À suivre ici…
Comme le suggère le pasteur Michel Jas, on pourrait superposer à Qumrân et Esséniens d’un côté, les auteurs des textes dualistes et les cathares de l'autre. Ces derniers ne se donnent jamais eux-mêmes ces qualificatifs – cathares, manichéens, albigeois, etc. – qui les catégorisent dans des textes non-cathares décrivant les cathares, à l'instar de Josèphe non-essénien décrivant ses Esséniens. Descriptions certes approximatives, mais suffisamment claires toutefois pour qu'on ne puisse pas douter de l'objet décrit : la secte de Qumrân d'un côté ; les auteurs des textes dualistes médiévaux de l'autre – sauf à penser que les auteurs de ces textes nombreux aient été ignorés de leurs contemporains, tandis que ces contemporains auraient abondamment écrit sur des gens qui ressemblent fort à ceux dont on a les écrits (théologie, rituels, traduction du Nouveau Testament…), sans être eux ! ; et que ceux décrits n'aient pour leur part laissé aucun texte !… Sauf toutefois un traité anonyme de théologie cathare reproduit contre les cathares dans un texte catholique, le Liber contra Manicheos attribué à Durant de Huesca, se proposant d'en réfuter la doctrine…
Voilà un document, ce Liber contra Manicheos, où se croisent les cathares, manichéens, etc., des polémistes qui les nomment ainsi, et les hérétiques du traité anonyme que le Liber contra Manicheos présente comme traité cathare à réfuter, et dont la théologie correspond à celle d'un autre texte hérétique connu comme le Livre des deux Principes ! Où le Liber contra Manicheos devient, comme dans la version du rêve donnée par Paul Diacre, l'épée servant de pont : « l'écuyer qui assiste à la scène pose son épée en guise de pont, le serpenteau s'enfonce dans un trou de la montagne puis réintègre le corps endormi avec la vision, bientôt confirmée, d'un fabuleux trésor. »
… Comme dans cette histoire d'esprit en forme de lézard, mouche, ou autre dans un rêve, et qui sert ici, selon l'inquisiteur, à décrire une anthropologie typique de ce que l'on sait de celle des cathares (si on veut bien les appeler ainsi)… Voilà qui laisse rêveur…
RP