Contre la concurrence des mémoires. Le nazisme, un débouché :
« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. » (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme)
Cf. aussi "Exploiter les masses, exploiter la race. Une histoire du capitalisme" (avec Sylvie Laurent)
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Ci-dessous un commentaire de Jean-Paul Sanfourche, qui nous situe entre désespérer et prier. En écho, Cioran écrivant : « L’enfer c’est la prière inconcevable »…
Jean-Paul Sanfourche : “
Abondance de documents et de références dans ce blog au chapitre « De plus » en date du 1er de ce mois. Matière à réfléchir. Peut-être à désespérer.
À prier aussi.
Lanzmann, Césaire, Sylvie Laurent.
Shoah, Colonialisme, Capitalisme racial.
Des violences de même nature, qui se nourrissent aux mêmes sources. Qui alimentent encore et toujours un fleuve dont rien ne semble vouloir arrêter le cours. Sous l’égide d’un universalisme né avec le colonialisme, l’agressivité impérialiste sévit sans relâche. Il faut effectivement relire Edgard Quinet, cité dans ce discours par Césaire, pour comprendre, à travers la chute de Rome, son effet destructeur. Celui que nous sommes en train de vivre, parfois dans une monstrueuse inconscience, une complicité aveugle. Dans cette irrésistible « dynamique », nos apathies, au mieux nos révoltes impuissantes, sont nos culpabilités.
A ces documents d’une irréprochable actualité, je me permets d’associer un extrait du journal de Imré Kertész (L’Observateur, p.180-181), afin de comprendre « de quoi il s’agit en réalité ».
Les petits totalitarismes (le nazisme, le communisme etc.) ne sont en fait que les reflets du grand totalitarisme de plus en plus dynamique qu’en général – en comparaison avec ces petits totalitarismes – on appelle liberté, liberté politique. Plus précisément : ces totalitarismes et fondamentalismes nationaux sont des tentatives d’abandon ou de rupture de la laisse que leur a passée au cou la dynamique qui dicte la démarche du monde – principalement l’économie et la finance américaines. Les idéologies qui sont les principes dominants de ces petits totalitarismes faussent cette réalité si parfaitement que les dirigeants politiques de ces totalitarismes eux-mêmes ne connaissent pas exactement le contenu réel de leur activité et de leur but (…) Au début du soviétisme transparaissait encore « quelque chose d’autre », une sorte de résignation concernant les bien matériels, l’idéal de la vie communautaire, mais cela n’a duré qu’un moment (…) l’essentiel est que le diable niche dans les choses – la grande dynamique, la défense contre la liberté qui écrase tout va encore souvent prendre la forme de différents fascismes et ce n’est pas tout : outre l’antiaméricanisme criard et viscéral, personne ne saura de quoi il s’agit en réalité. »
C’est certainement ce « quelque chose d’autre » qui fait écrire à Césaire en 1950, dans son discours publié par les éditions communistes Réclame :
« C’est une société nouvelle qu’il nous faut, avec l’aide de tous nos frères esclaves, créer, riche de toute la puissance productive moderne, chaude de toute la fraternité antique. Que cela soit possible, l’Union Soviétique nous en donne quelques exemples… » Union Soviétique qui participait (tout le monde l’ignorait alors) de ce « grand totalitarisme ». Césaire, dans l’exaltation stalinienne du « réalisme soviétique », ignorait lui aussi, qu’il espérait en un monde qui n’était qu’une nouvelle « machine à écraser, à broyer, à abrutir les peuples. » En 1953, de Moscou, Césaire loue « l’œuvre grandiose » de Staline. Il est bien évident qu’il ne pouvait jouer plus longtemps les « idiots utiles » du totalitarisme, ni s’en accommoder. Et sa lettre à Thorez, en 1956, date à laquelle il rompt avec le PCF, nous permet de mettre en perspective ce pamphlet, frappé au lyrisme enthousiaste des néophytes, sans rien lui ôter de sa force et de son actualité. Il écrit :
« La lutte des peuples coloniaux contre le colonialisme (…) est beaucoup plus complexe que la lutte de l’ouvrier contre le capitalisme français. »
Il faut aussi citer des écrits ultérieurs de Césaire, sans nullement vouloir atténuer son propos, mais pour mieux l’éclairer et ainsi éviter de fâcheux contre sens, qui seraient une injure à son égard :
« Je n’ai jamais accepté de considérer que tous nos malheurs venaient des autres. Bien sûr, c’est toujours la faute à quelqu’un : à l’Europe, à Napoléon, à qui l’on voudra… Oui, mais depuis, deux ou trois siècles se sont écoulés ! Et dans l’intervalle, de nombreuses nations ont réussi à s’en sortir. J’en suis donc persuadé : nous avons une part de responsabilité (…). Il faut que l’Afrique se fasse une raison et cherche des voies de son propre salut. » (Aimé Césaire, Revue Jeune Afrique, publié en 1966).
Césaire n’a jamais, comme on l’insinue parfois, désigné l’Occident comme l’unique coupable. Car il savait « de quoi il s’agit en réalité ». Il connaissait les « principes dominants ».
Prier ? Après Shoah, j’ai relu intensément la conférence de Hans Jonas (Le concept de Dieu après Auschwitz.) « Quel Dieu a pu laisser faire cela ? » Le Dieu de l’Histoire s’effacerait-il derrière ce Dieu souffrant, en devenir, en péril et soucieux ? Serait-il « en agonie jusqu’à la fin du monde » comme l’écrit Pascal, le janséniste ? Lui apportons-nous toute l’aide dont il aurait besoin, s’étant dépouillé de sa toute-puissance ?
Sentinelle, où en est la nuit ?
”