
Luc 21, 5-6
Comme quelques-uns parlaient du temple en évoquant les belles pierres et les offrandes dont il était orné, il dit :
Les jours viendront où, de ce que vous voyez, il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée.
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Voilà un texte qui a été utilisé dans une ancienne vision chrétienne pour dire que le destin des juifs était d'être dispersés (diaspora) en punition de la non-reconnaissance du Christ.
Une vision des choses en principe abandonnée qui a eu pourtant des tenants jusqu’à assez récemment. Ainsi Georges Bernanos écrivant le 24 mai 1944 dans O Jornal, presse brésilienne : « Il y a une question juive. Ce n'est pas moi qui le dis, les faits le prouvent. Qu'après deux millénaires le sentiment raciste [sic] et nationaliste juif soit si évident pour tout le monde que personne n'ait paru trouver extraordinaire qu'en 1918 les alliés victorieux aient songé à leur restituer une patrie, cela ne démontre-t-il pas que la prise de Jérusalem par Titus n'a pas résolu le problème ? Ceux qui parlent ainsi se font traiter d'antisémites. Ce mot me fait de plus en plus horreur, Hitler l'a déshonoré à jamais. »
Les “antisionistes” revendiqués jugent couramment “légère” la réception traumatisée du 7-octobre, en renvoyant à un passé remontant à 1948, qui expliquerait le violence inouïe déployée en ce sinistre jour de Simhat Torah de 2023 : “il faut voir la violence d'aujourd'hui dans un contexte plus large”, entend-on asséner par ceux qui veulent distinguer cela de l’antisémitisme antécédent, Et tous de s’essayer à affiner la distinction — parlant qui d’antisionisme, qui de “contresionnisme” ou autres vocables expliquant que l’antisionisme est un phénomène récent, et politique, jurant rejeter l’antisémitisme antérieur, et “racial”. À y regarder de plus près, à mieux élargir le contexte, en remontant plus haut dans l'histoire, il apparaît que le compliment, “légèreté”, pourrait être retourné, comme peut être retournée la précédence dans le rapport antisémitisme-antisionisme.
Dans son texte de 1944, Bernanos reprend et corrige ce qu’il écrivait en 1931 dans La Grande Peur des bien-pensants, où, dans un passage où il soutient l'œuvre de l’antisémite revendiqué Édouard Drumont, La France juive, il dénonce violemment l'influence qu'il juge corruptrice des juifs sur la société française et l'esprit chrétien : « Il y a des jours, écrivait-il en 1931, où je regrette que Titus n’ait pas mis le couteau à la gorge du dernier juif, car ce que nous payons aujourd’hui, ce n’est pas le crime d’un peuple, mais le crime de n’avoir pas été jusqu’au bout du crime. »
Ainsi, explique Bernanos, c’est la faute (l'attachement à une terre), qui entraîne un antisionisme spirituel, qui a précédé sa conséquence : la haine antisémite (l'antisémitisme racial). L'antisémitisme trouve ainsi sa racine théologique dans l'erreur spirituelle de l'attachement des juifs à leur terre, lié au refus de son dépassement dans le christianisme. C'est bien un antisionisme (sans le mot, et entendu comme l'opposition spirituelle à la revendication juive de la terre) — et pas l'inverse — qui précède l'antisémitisme dans le temps historique, et surtout dans l'ordre théologique et moral.
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« Il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée », annonçait Jésus parlant du second Temple de Jérusalem, bientôt détruit par Titus.
La destruction du premier temple, en 586 av. J.C., marque, et la perte de souveraineté d’Israël, et la perte, alors provisoire, de la possibilité de sacrifier. Cette perte devient définitive en 70 — jusqu’au Royaume où subsiste comme seul sacrifice la seule action de grâce ; selon ce que le Talmud annonce que dans le Royaume de Dieu, les sacrifices seront abolis, sauf le sacrifice d’action de grâce.
Le retour de l’exil de 587-586 à Babylone laissera le pays sous la souveraineté de la Perse, puis des divers empires, malgré quelques moments de résistance glorieux comme sous les Grecs, débouchant sur la restauration d’une dynastie sacerdotale, aux prétentions devenant royales. Mais pas de royauté légitime davidique. Et donc pas de réintégration totale de la souveraineté. Plus de royaume davidique souverain d’Israël. C’est au point que Jean le Baptiste annonce encore, au temps romain, la fin de l’exil (fin qui pour lui n’a donc pas vraiment eu lieu) et la venue du Royaume. Au point qu’au début du livre des Actes des Apôtres, les disciples interrogent encore le Ressuscité sur le jour de la restauration du Royaume d’Israël !
Plus de royaume souverain religieux d’Israël, que n'est pas l’État moderne d’Israël, laïque ! héritier de l’État de droit moderne, appelé au XVIIe s. "République de Hébreux". Or c’est là la vocation de l’État moderne d’Israël comme témoin de la République des Hébreux suivant la vocation biblique souhaitée par le prophète Samuel (1 Sa 8, 7) reprise à l'ère moderne dans l'État de droit, reprise et universalisation de la Parole du Sinaï (via les "trois révolutions puritaines" : anglaise, américaine, française — à travers tous les soubresauts, violence et ratés, hélas inéluctables de ce côté-ci du temps). Vincent Peillon souligne le constat qu'en fait Joseph Salvador (1796-1873), qui “formule une véritable apologie du judaïsme. Ce dernier, restitué à sa fierté, fournit un modèle et une inspiration pour la politique démocratique, républicaine, libérale, socialiste, cosmopolitique qui se cherche depuis les Révolutions d’Angleterre, d’Amérique et de France. Pour s’accomplir, la modernité doit donc retourner à ses sources juives, à la religion mère des monothéismes chrétien et musulman, à La Loi de Moïse et à la République des Hébreux.”
Or, c’est la vocation de l’Israël moderne et de l’espérance sioniste alliée à la décolonisation juive…
Il n’y aura pas de reprise dans l'histoire moderne de souveraineté politico-religieuse, ni en chrétienté, ni en Israël, d’un État, ni a fortiori d’une Église ! C’est l’erreur des chrétientés médiévales byzantine et latine (auxquelles l’islam a emboîté le pas) que d’avoir cru le contraire. Le Messie à venir — ou à revenir — seul a reçu d'instaurer le Royaume de Dieu.
Les auteurs du Nouveau Testament, à l’instar des scribes pharisiens, ont tiré eux aussi cette conséquence qui s’impose de la perte de souveraineté politique du royaume biblique d’Israël : pas de royaume jusqu’à la venue du Messie. Un Royaume dont la Loi est jusque là inscrite dans les cœurs, et qui n’a donc pas d’institutions pénales "célestes" comme avant -587/-586. En -586, cette application-là de la Torah prend fin — laissant à découvrir ce qu'est la nature du Règne de Dieu, d'un tout autre ordre !… Au-dedans de vous… Et au plan politique, dans l'État de droit.
La dynastie sacerdotale, elle, qui s’est maintenue pendant le premier exil à Babylone, a repris ses fonctions après le retour de Babylone. Le Temple a été rebâti. Il est encore en activité à l’époque du Nouveau Testament — géré par la caste sacerdotale des Sadducéens. Ce second Temple, comme on sait, sera détruit, comme l’annonçait Jésus, en 70, par la Rome de Titus : « pas pierre sur pierre qui ne soit renversée »…
Alors disparaîtront, et la dynastie sacerdotale des Sadducéens, et les sacrifices. Le domaine sacrificiel sacerdotal de la Torah prend fin en 70.
De la Loi, de la Torah, qui ne passera pas jusqu’à ce que passent les cieux et la terre (Matthieu 5, 18), subsiste alors, jusqu’à la venue des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, sa dimension morale, dont (de même que l'Église dans le cadre de l'élargissement de l'unique alliance abrahamique puis sinaïtique), Israël a vocation première à être témoin, sous tous ses angles, selon tous les usages que l’on en peut faire — c’est ce qu’avaient parfaitement compris les victimes du 7 octobre, pour la grande majorité partisans d’un vrai dialogue pacifique judéo-arabe. Au cœur de cette perception morale du message biblique, l’action de grâce, où s’établit l’amour pour Dieu (Deutéronome 6, 5), qui se traduit en amour pour le prochain (Lévitique 19, 18).
Cela en un Temple qui n’est pas fait de mains d’hommes, selon la parole de l’Exode (25, 8) : « Ils me feront un sanctuaire, et j’habiterai au milieu d’eux. »
Écho chez le prophète Jérémie (ch. 31, v. 33) : « Voici l'alliance que je ferai avec la maison d'Israël, Après ces jours-là, dit l'Éternel : Je mettrai ma loi au dedans d'eux, Je l'écrirai dans leur cœur ; et je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. » Jérémie repris par l’Épître aux Hébreux (9, 16-20).
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Deux conséquences : la première, liée à la perte définitive de toute souveraineté religieuse temporelle, déjà advenue depuis la première destruction du Temple, en 586, laisse ses témoins en proie à toutes les menaces et persécutions, sans protection temporelle, militaire ou policière — cela dès avant la seconde destruction, et jusqu'à l'établissement d'un nouvel abri, d'un État sûr.
Deuxième conséquence, scellée définitivement par la seconde destruction du Temple : le dévoilement du sens du Temple. Dieu demeure au milieu de vous, en vous, selon la parole : « ils me feront un temple et je demeurerai au milieu d’eux ». Parole dont tout le sens éclate paradoxalement lorsque le Temple est détruit ! Ce n’est pas en ces murs, qui en sont le symbole, que Dieu demeure, mais au sein du peuple !… élargi selon la foi chrétienne, aux nations, selon un élargissement (qui s’étend dans un second temps à l’islam) de la perception de la promesse à Abraham : "Regarde vers le ciel, et compte les étoiles, si tu peux les compter. Et il lui dit: Telle sera ta postérité. Abram eut confiance en l'Éternel, qui le lui imputa à justice…" (Genèse 15, 5-6), "… comme les étoiles du ciel et le sable sur le bord de la mer" (Gn 22, 17).
La présence de Dieu est donnée dans une parole qui nous échappe, qui retentit jusqu’au jour du Royaume en des murs qui ne sauraient la retenir… Non plus que nos mots ne sauraient le faire.
La libre parole de Dieu ne s’enfermant pas plus en des mots qui la portent (Ro 10, 14, "comment en entendront-ils, si personne ne proclame ?") ; qu’en des murs qui la symbolisent ("l'an prochain à Jérusalem"), lorsqu’éclate le sens de l’éclatement des murs c'est dans l’effusion de la parole qu’ils signifient ; au jour où s’abat la menace.
C’est de la parole éternelle qui ne se fixe pas plus dans des mots que dans les murs du Temple qu’il est question ! C’est cette parole dont la destruction du Temple symbolise aussi l’effusion…
Dès les origines, il est question de la parole qui précède et fonde le monde quand elle est énoncée. « Au commencement était la parole » dit Jean 1, 1 en écho à la Genèse où Dieu parle et la chose advient : « Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut ». C'est une parole qui précède même le son.
Dès les origines, « les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’étendue manifeste l’œuvre de ses mains. Le jour en instruit un autre jour, la nuit en donne connaissance à une autre nuit. Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles dont le son ne soit point entendu » (Psaume 19, 1-3).
Une parole qui est infiniment au-delà des mots qui en énoncent l’écho dans le temps comme elle est au-delà des murs du Temple dont il ne restera pas pierre sur pierre. Voilà donc que leur éclatement annonce paradoxalement la proche réconciliation de toutes choses.
Où cette prophétie redoutable sur la fin de Jérusalem et la destruction du Temple s’avère parole de consolation en vue de la destruction dont la menace plane : c’est ici que son sens éternel se dévoile, alors que s’annonce la réconciliation du monde par l’effusion de la parole du retour à Dieu de toute la création plongée dans la soif de sa source, dans le manque de sa source prête à jaillir du Temple renversé… de notre monde renversé. C'est d'une parole de pardon qu'il s'agit, pardon dans le retour à Dieu de tout ce qui charge notre conscience.
Au cœur de la détresse luit la promesse — « je demeurerai au milieu d’eux » ; reprise en écho par le Ressuscité « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du temps ».
RP



