lundi 17 novembre 2025

"Le début de la tyrannie"

Quid, nous demandions-nous, lorsque on n’a plus ni quête de la régénération, ni reconnaissance sérieuse de l’État de droit ?


Façon de passage de la démocratie à la tyrannie via la démagocratie (qui flatte d'un côté et consiste de l'autre à se contenter en tout d'un supposé "consentement")…

… phénomène remarqué dès la plus haute antiquité…

"Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants,
Lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles,
Lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter,
Lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne,
Alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie."

(Platon, La République, extrait et résumé du liv. VIII, 562-569. Cf. infra les commentaires)

Mise en garde relue dans le seconde épître à Timothée avertissant sur…

"des temps difficiles.
Les hommes seront épris d’eux-mêmes, attachés à l’argent, vaniteux, arrogants, médisants, rebelles à leurs parents, ingrats, immoraux,
insensibles, déloyaux, calomniateurs, intempérants, cruels, ennemis des gens de bien,
traîtres, emportés, enflés d’orgueil, aimant moins Dieu que leurs plaisirs,
ayant l’apparence de la piété, mais reniant ce qui en fait la force."

(2 Ti 3, 1-5)

… "en toute beauté, le début de la tyrannie."

mercredi 12 novembre 2025

"Syneidesis", ou "la loi dans les cœurs"

Nos sociétés sont extrêmement fragilisées lorsque des personnes qui aspirent aux plus hautes fonctions, voire les ont exercées, mettent en question les décisions de justice quand elles ne leur sont pas favorables, détournant ainsi l'attention de ce qui leur est reproché ou dont elles sont suspectées (de tentatives de corruption financière à dérives sexuelles, en passant par prise illégale d’intérêt) vers les instances qui les mettent en question sur leurs pratiques ; des mises en question des instances juridiques qui ouvrent la porte à toutes les démagogies et à tous les extrêmismes, allant jusqu’à la désignation de boucs émissaires — très visibles, par ex. dans la montée de l’antisémitisme (fût-ce sous d’autres termes, comme par ex. “antisionisme”). Mutatis mutandis, on a le même problème dans les Églises (suite aux dérives, entre autres sexuelles, dont plusieurs ont fait l’actualité) ; où l’on voit se cacher, par ex. derrière l’idée de “consentement” — fortement remise en cause par des féministes comme Manon Garcia (au plan philosophique et éthique) ou Catharine MacKinnon (au plan juridique) — tel ou tel mis en cause qui tente de détourner l’attention de la mise au jour de ses dérives vers celles ou ceux qui les ont mises au jour…

Ce faisant nos sociétés civiles ou institutions civiles, ou religieuses, ont fortement dérivé de ce que l’éthique de l'intériorité qui les avait fondées s'était efforcée de discerner… Un exemple illustrant la conscience du problème : Kant…



Il est connu que Kant a été éduqué dans ce courant du protestantisme luthérien qu’est le piétisme, qui met l'accent sur l'expérience intérieure de la foi, la régénération, la conversion personnelle et la sanctification — une amélioration morale constante et sérieuse.

Le piétisme requiert une révolution intérieure (une “régénération”) de la volonté, où la loi morale est reçue par conviction. Kant transpose cette exigence religieuse dans l'éthique pure : l'individu doit être régénéré moralement pour agir par pur respect du Devoir.

L'idéal révolutionnaire français, teinté par l’influence, parfois clairement revendiquée, des courants républicains puritains / calvinistes, portait l'espoir d'une régénération collective et politique de la nation, où les citoyens feraient preuve de vertu pour faire fonctionner la République — même vocabulaire, “régénération”, chez les révolutionnaires français, les puritains anglo-américains qui les ont influencés (en tatonnant comme eux, posant des réflexions allant de Hobbes à Locke et alii…), et Kant qui en fait la relecture : sous l’angle où l'accent est mis sur l'expérience morale intérieure, l'esprit puritain et le piétisme sont très proches. Pour Kant, cet idéal de vertu est la condition sine qua non pour que puisse réellement s'effectuer le projet politique de la Révolution (l'établissement d'une constitution républicaine fondée sur le Droit — avec ses limites, dont, hélas, les limites de l'universalisme : cf. les travaux de Charles W. Mills et ceux d'Amandine Gay ; cf. aussi, Raphaël Lagier, Les races humaines selon Kant, PUF 2004).

L'essence même de la contribution éthique de Kant consiste en une universalisation de concepts théologiques centraux, les reliant à la possibilité (et la difficulté) de la moralité humaine.

La régénération morale intérieure de la conscience (qui a tout d'une relecture de l'épître de Paul aux Romains, ch. 1-3), est le point de départ de la réflexion éthique de Kant. Paul aux Romains (2, 14-15) affirme : « Quand les païens, qui n’ont point la loi, font naturellement ce que prescrit la loi, ils sont, eux qui n’ont point la loi, une loi pour eux-mêmes ; ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leur cœur, leur conscience (syneidesis) en rend témoignage, et leurs pensées tantôt les accusent tantôt les défendent… » La syneidesis commune à toute l'humanité est pour Paul la loi intérieure, avec la nécessité de l'inscription de cette loi dans les cœurs (cf. les prophètes Jérémie, ch. 31, et Ézéchiel, ch. 36) ce qui est exactement la régénération : ces versets de Paul fondent sa théologie d'une loi naturelle ou d'un sens moral inné et universel, même chez ceux qui n'ont pas reçu la révélation explicite (la loi/nomos mosaïque). La syneidesis (conscience) est cette voix intérieure qui agit comme juge, tantôt accusant, tantôt défendant.

La « loi inscrite dans le cœur » est l'expression de la Raison pratique de Kant que chaque être humain possède. C'est la source de l'Impératif catégorique (agir de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle).

La syneidesis est le tribunal intérieur qui nous juge selon cette Loi morale universelle que nous nous donnons à nous-mêmes. Cette conscience morale universelle est ce qui rend possible l'idéal de la régénération morale intérieure : si la loi n'était pas déjà en nous, toute moralisation serait une contrainte extérieure et non un devoir libre.

Pourtant, Kant doit aussi constater l'inverse : l'existence du Mal radical (das Radikal Böse). Toujours en conformité avec son héritage piétiste, et en accord avec l'observation de l'histoire (comme les dérives de la Révolution), cet idéal de la régénération se heurte à la réalité du Mal radical comme un obstacle intérieur insurmontable par la simple loi politique.

L’existence du Mal radical fonde la nécessité de la régénération. La présence de la conscience, syneidesis, n'implique pas que nous obéissons automatiquement et toujours à ses commandements. Kant constate que l'homme a une propension innée à subordonner cette Loi morale, syneidesis, à des motifs égoïstes (selon le Mal radical). Il choisit de ne pas suivre la loi qu'il reconnaît pourtant (cf. Romains 7). C'est pourquoi la régénération (ou la « révolution de la disposition » dans son cœur) est nécessaire. Il ne suffit pas d'avoir la conscience de la Loi ; il faut une conversion ou un changement du fondement suprême de toutes nos maximes.

Pour Kant, la syneidesis (Romains 2, 14-15) est le point d'appui de toute moralité et de tout espoir de régénération. Mais à cause du Mal Radical (l'écho du "tous ont péché" – Ro 3, 23 / "tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu"), cette conscience n'est jamais suffisante en elle-même ; elle appelle une régénération intérieure radicale pour être vraiment effective. C'est ce combat qui définit l'existence morale de l'homme.

Kant constate que, sans la régénération morale intérieure (cette vertu que le piétisme et les lumières, dans la lignée britannique, exigeaient), le projet politique de la Révolution ne peut pas fonctionner. La loi extérieure seule ne suffit pas à rendre les hommes justes ou vertueux.

La nature du Mal radical n’est pas simple ignorance, mais relève d'une propension universelle et innée de la volonté humaine à subordonner le respect de la Loi morale à l'intérêt personnel. C'est une perversion dans le fondement même de toutes nos maximes.

Ce Mal radical est l'obstacle intérieur qui rend la régénération complète (l'établissement permanent et parfait du règne de la vertu) historiquement impossible par les seules forces humaines. Il explique les rechutes, l'égoïsme et la violence qui ont dénaturé l'idéal révolutionnaire (la Terreur).

Cette lecture kantienne du Mal radical correspond une relecture de Paul aux Romains 1-3, Paul conclut que "tous ont péché" (Romains 3, 23) et que la Loi seule (la Torah, mais aussi la conscience) ne peut pas rendre l'homme juste ; elle ne fait que révéler le péché. L'humanité est sous l'emprise du péché.

Le Mal radical est l'équivalent philosophique de cette emprise. C'est le constat tragique (commun à Paul) d'une corruption fondamentale de la volonté humaine qui précède toute action.

L'héritage piétiste donne à Kant l'idéal d'une régénération morale nécessaire à la réussite politique de la Révolution. La relecture de Paul aux Romains (le "tous ont péché") lui donne le constat inverse du Mal radical, qui est l'obstacle infranchissable à cette même régénération. Le projet révolutionnaire, bien que signe d'un progrès moral possible, est donc condamné à un combat incessant et imparfait contre cette tare intérieure de l'humanité.

*

Le Mal radical sert de principe explicatif fondamental chez Kant pour comprendre pourquoi l'événement historique le plus prometteur pour l'humanité — la Révolution française, porteuse de l'idéal de régénération — a été simultanément le théâtre de dérives et de faillites.

La Terreur est, bien sûr, la manifestation la plus extrême du Mal Radical.

Elle représente la subordination totale du droit et du devoir à des maximes égoïstes ou tyranniques déguisées en vertu. Au lieu de laisser l'Impératif catégorique guider la législation, les acteurs de la Terreur ont agi sous l'empire de la passion, de la peur ou de l'intérêt personnel (au motif de sauver la Révolution à tout prix), justifiant l'usage de la violence.

C'est l'illustration historique du fait que l'homme, même lorsqu'il vise un bien suprême (la liberté politique), reste un être dont la volonté est fondamentalement pervertie (le Mal radical) et capable d'inverser l'ordre des maximes.

Mais, en-deçà de la Terreur, ce qui lui correspond est le manque de civisme et la corruption : les dérives quotidiennes. Le Mal radical explique aussi l'échec de la régénération à un niveau plus ordinaire et persistant. Il empêche l'instauration durable de la République (au sens kantien d'État de Droit) en minant l'engagement des citoyens.

La tendance à subordonner la loi morale (ne pas voler, ne pas abuser de son pouvoir, etc.) au mobile sensible de l'enrichissement personnel (ou autres bénéfices personnels), se traduit en défaut d'effectivité de la justice et de l'État de Droit. L'intérêt privé prime sur le bien commun. Exercer pleinement ses devoirs de citoyen demande un effort. Le défaut de la vertu nécessaire au fonctionnement d'une république la sape. La paresse morale entrave le progrès politique.

Pour Kant, ces dérives (Terreur, corruption, manque de civisme) sont toutes des symptômes d'un défaut de régénération causé par le Mal radical universel ("tous ont péché").

Le Mal radical est l'obstacle intérieur qui fait de la régénération morale la condition sine qua non, mais aussi l'entreprise la plus difficile de l'humanité. Le projet de la Révolution ne peut être effectif que si la régénération politique (l'établissement de lois justes) est accompagnée d'une régénération éthique (la conversion de la disposition de la volonté), chose que le Mal radical rend structurellement incertaine.

*

Les traditions puritaines (anglo-américaines), une des sources de la révolution française, et la philosophie morale kantienne partagent un même point de départ rigoureux : l'établissement d'un ordre juste et stable exige un changement moral radical chez les individus.

Le système puritain est fondé sur la notion de Pacte/Alliance (Covenant), structuré principalement autour du :
— “pacte de grâce”, l'accord de salut entre Dieu et l'individu, reçu par la foi, qui se manifeste par une régénération (conversion) véritable, profonde et visible par la vertu et l'expérience religieuse.
— “pacte social”, l'accord fondateur de la société. Pour les Puritains, la société idéale (typifiée en principe par l'Église visible) doit être composée de personnes qui vivent de la régénération, condition d'entrée et de maintien dans le pacte. Sans ce renouvellement intérieur, le pacte est vidé de sa substance spirituelle.

L'idéal républicain de la Révolution française est la reprise et l’extension de cette exigence (Toussaint Louverture étant le symbole concret de son universalisation).

La régénération est le passage de la subjectivité égoïste à l'autonomie morale et au civisme vertueux. La République est le pacte social qui ne peut fonctionner que si les citoyens subordonnent leur intérêt personnel à la loi universelle (la Loi Morale / Loi du Droit).

Pour Kant, issu du piétisme (proche de l'esprit puritain par l'accent mis sur l'expérience morale intérieure), la régénération morale intérieure (la révolution de la disposition) est le prérequis transcendantal à toute régénération politique effective.

La dérive de la Révolution et la nécessité du Half-Covenant aux États-Unis puritains trouvent leur explication philosophique dans le péché originel ou / i.e. le Mal radical kantien. Le Mal radical kantien est la faillite universelle de l'exigence de régénération (Kant lui-même en est victime, par ex. quand il adhère au mythe de la hiérarchie des "races").

Il est l'équivalent philosophique du constat théologique paulinien : « tous ont péché » (Romains 3, 23).

Il rend la régénération individuelle complète et universelle impossible à atteindre par les seules forces humaines.

Le Mal radical explique pourquoi, même après la Révolution (ou la "conversion" puritaine), les hommes retombent dans la corruption, le manque de civisme et la Terreur, ou la non-abolition de l'esclavage et donc le racisme. Le Pacte/Alliance (Covenant), qu'il soit politique ou religieux, est constamment menacé de l'intérieur par l'égoïsme fondamental des volontés.

Le Half-Covenant, ou Half-Way Covenant (Demi-Pacte), adopté par certaines Églises puritaines en Nouvelle-Angleterre au XVIIe siècle est une réponse pragmatique et institutionnelle à la même problématique que celle soulevée par le Mal radical kantien ; dans une sorte de compromis nécessité par le Mal radical.

Le Half-Covenant est, en termes théologico-politiques, la reconnaissance institutionnelle de la force du Mal radical…

… Fondant l'admission qu'il est impossible d'établir un ordre fondé uniquement sur une régénération parfaite et universelle. Le piétisme kantien et la Révolution ont pu rêver d'une régénération complète (un État de Vertu), mais le Mal radical impose une solution de rechange (le Half-Covenant puritain ou l'État de droit / le Rechtsstaat kantien) qui gère l'imperfection humaine plutôt que de l'éradiquer, garantissant la légalité et l'ordre social malgré le défaut de moralité intérieure.

Quid lorsque on n’a plus ni quête de la régénération, ni reconnaissance sérieuse de l'État de droit ?

RP

vendredi 7 novembre 2025

Iéna 1806 ou relire l'Histoire



Quand les Iraniennes se dévoilent, que dévoilent-elles de l’Histoire ?

Le combat idéologique que Fukuyama pensait terminé le 9 novembre 1989 avec la chute du Mur de Berlin a repris de plus belle… lit-on couramment. Ainsi nous ne serions pas parvenus à la “Fin de l'Histoire”, mais nous serions plutôt dans une période de “retour de l'Histoire” marquée par la remise en cause de la démocratie libérale par de nouveaux compétiteurs idéologiques… sauf si la “fin de l’histoire” de 1989 avait juste imité une fin qui aurait eu lieu avec la bataille de Iéna le 14 octobre 1806 !… Retour à la bataille de Iéna mais dans une relecture désabusée du devenir dernier homme… l'hypothèse de Fukuyama retournant alors à la source hégélienne de la “Fin de l'Histoire” (la Bataille de Iéna), la victoire apparente de la démocratie libérale en 1989 étant comme une répétition ou une confirmation désabusée de l'événement originel. Le véritable "point final" philosophique – débouchant sur le "Dernier Homme" – se serait produit beaucoup plus tôt.

Pour les hégéliens (et Fukuyama qui s'inspire de Kojève), la Bataille de Iéna, où Napoléon vainquit la Prusse le 14 octobre 1806, est considérée comme le moment où l'Esprit (la Raison, la Liberté) s'est réalisé dans le monde avec l'exportation des principes de la Révolution française (liberté individuelle et reconnaissance universelle) à travers l'Europe.

Peut-être est-ce cela, cette hypothèse de relecture, qu’en se dévoilant, dévoilent aujourd'hui les Iraniennes.

À Iéna, le principe de l'État rationnel, fondé sur la liberté et la reconnaissance universelle (égalité en droit), a vaincu l'Ancien Régime (l’irrationnel) partout en Europe.

Pour Hegel, cela signifiait que l'idéal de l'État avait été trouvé, mettant fin à la lutte idéologique fondamentale.

Si la Fin de l'Histoire est bien 1806, alors toute l'histoire qui suit (y compris les guerres mondiales, le communisme, 1989, et suites jusqu’à aujourd’hui) n'est qu'une longue et douloureuse post-histoire où l'idéal désiré est déjà connu (au-delà de ses contradictions, comme celles dévoilées par Marx, et aussi, déjà avant lui, par Schopenhauer, puis Kierkegaard) et où les luttes ne sont que des tentatives de le réaliser ou des retours de flamme archaïques.

Dans cette optique, l'échec du communisme en 1989 n'est pas la victoire de la démocratie libérale, mais la simple disparition d’un des derniers souhaits d’offrir une reconnaissance supérieure. L'enthousiasme de 1989 n'était qu'une imitation de la vraie Révolution, une simple clarification technique. Elle a confirmé que le seul modèle survivant était bien celui dont le principe avait été établi à Iéna, mais sans la ferveur idéologique de l'époque napoléonienne.

La vraie victoire de 1989 est alors juste celle du "Dernier Homme" (« Si le surhomme nietzschéen est resté de l'ordre du mythe, le dernier des hommes, en revanche, s'est réalisé historiquement » dixit Cioran). Une fois le communisme éliminé, il ne reste plus rien pour défier la vie de consommation et de confort. La fin de l'Histoire n'est plus une promesse d'apothéose, mais une réalité sociologique faite d'apathie et d'absence d'idéal héroïque.

Si la Fin de l'Histoire est 1806, alors les nouvelles révoltes que nous voyons aujourd'hui (islamisme, populisme, radicalismes d’ultra-gauche, ou d’ultra-droite) ne sont plus des luttes pour déterminer le meilleur régime (l'enjeu d'Iéna), mais des révoltes psychologiques contre l'ennui et le manque de sens du “Dernier Homme” : c'est la révolte du Thymos (le désir de reconnaissance) insatisfait contre la vie pacifique et consommée de la post-histoire, demandant juste qu’on la laisse tranquillement s’auto-détruire en détruisant la planète…

L'islamisme, le radicalisme, etc., deviennent des échappatoires eschatologiques pour ceux qui refusent d'accepter qu'aucune cause politique ne vaille plus la peine de mourir depuis la confirmation désabusée de 1989.

Illustration tragique : De “Brazil” à “Chicken for KFC”

Cf. "Syneidesis", ou "la loi dans les cœurs"


RP

lundi 3 novembre 2025

"Pas pierre sur pierre qui ne soit renversée"



Luc 21, 5-6
Comme quelques-uns parlaient du temple en évoquant les belles pierres et les offrandes dont il était orné, il dit :
Les jours viendront où, de ce que vous voyez, il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée.
*
Voilà un texte qui a été utilisé dans une ancienne vision chrétienne pour dire que le destin des juifs était d'être dispersés (diaspora) en punition de la non-reconnaissance du Christ.

Une vision des choses en principe abandonnée qui a eu pourtant des tenants jusqu’à assez récemment. Ainsi Georges Bernanos écrivant le 24 mai 1944 dans O Jornal, presse brésilienne : « Il y a une question juive. Ce n'est pas moi qui le dis, les faits le prouvent. Qu'après deux millénaires le sentiment raciste [sic] et nationaliste juif soit si évident pour tout le monde que personne n'ait paru trouver extraordinaire qu'en 1918 les alliés victorieux aient songé à leur restituer une patrie, cela ne démontre-t-il pas que la prise de Jérusalem par Titus n'a pas résolu le problème ? Ceux qui parlent ainsi se font traiter d'antisémites. Ce mot me fait de plus en plus horreur, Hitler l'a déshonoré à jamais. »

Les “antisionistes” revendiqués jugent couramment “légère” la réception traumatisée du 7-octobre, en renvoyant à un passé remontant à 1948, qui expliquerait le violence inouïe déployée en ce sinistre jour de Simhat Torah de 2023 : “il faut voir la violence d'aujourd'hui dans un contexte plus large”, entend-on asséner par ceux qui veulent distinguer cela de l’antisémitisme antécédent, Et tous de s’essayer à affiner la distinction — parlant qui d’antisionisme, qui de “contresionnisme” ou autres vocables expliquant que l’antisionisme est un phénomène politique contemporain, jurant rejeter l’antisémitisme antérieur, et “racial”. À y regarder de plus près, à mieux élargir le contexte, en remontant plus haut dans l'histoire, il apparaît que le compliment, “légèreté”, pourrait être retourné, comme peut être retournée la précédence dans le rapport antisémitisme-antisionisme.

Dans son texte de 1944, Bernanos reprend et corrige ce qu’il écrivait en 1931 dans La Grande Peur des bien-pensants, où, dans un passage où il soutient l'œuvre de l’antisémite revendiqué Édouard Drumont, La France juive, il dénonce violemment l'influence qu'il juge corruptrice des juifs sur la société française et l'esprit chrétien : « Il y a des jours, écrivait-il en 1931, où je regrette que Titus n’ait pas mis le couteau à la gorge du dernier juif, car ce que nous payons aujourd’hui, ce n’est pas le crime d’un peuple, mais le crime de n’avoir pas été jusqu’au bout du crime. »

Ainsi, explique Bernanos, c’est la "faute" (l'attachement à une terre), qui entraîne un antisionisme spirituel, qui a précédé sa conséquence : la haine antisémite (l'antisémitisme racial). L'antisémitisme trouve ainsi sa racine théologique dans l'"erreur spirituelle" de l'attachement des juifs à leur terre, lié au refus de son dépassement dans le christianisme. C'est bien un antisionisme (sans le mot, et entendu comme l'opposition spirituelle à la revendication juive de la terre) — et pas l'inverse — qui précède l'antisémitisme dans le temps historique, et surtout dans l'ordre théologique et moral.

*

« Il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée », annonçait Jésus parlant du second Temple de Jérusalem, bientôt détruit par Titus.

La destruction du premier temple, en 586 av. J.C., marque, et la perte de souveraineté d’Israël, et la perte, alors provisoire, de la possibilité de sacrifier. Cette perte devient définitive en 70 — jusqu’au Royaume où subsiste comme seul sacrifice la seule action de grâce ; selon ce que le Talmud annonce que dans le Royaume de Dieu, les sacrifices seront abolis, sauf le sacrifice d’action de grâce.

Le retour de l’exil de -587/-586 à Babylone laissera le pays sous la souveraineté de la Perse, puis des divers empires, malgré quelques moments de résistance glorieux comme sous les Grecs, débouchant sur la restauration d’une dynastie sacerdotale, aux prétentions devenant royales. Mais pas de royauté légitime davidique. Et donc pas de réintégration totale de l'ancienne souveraineté. Plus de royaume davidique souverain d’Israël. C’est au point que Jean le Baptiste annonce encore, au temps romain, la fin de l’exil (fin qui pour lui n’a donc pas vraiment eu lieu) et la venue du Royaume. Au point qu’au début du livre des Actes des Apôtres, les disciples interrogent encore le Ressuscité sur le jour de la restauration du Royaume d’Israël (Ac 1, 6) !

Plus de royaume souverain religieux d’Israël, que n'est pas l’État moderne d’Israël, laïque ! héritier de l’État de droit moderne, appelé au XVIIe s. "République de Hébreux". Or c’est là la vocation de l’État moderne d’Israël comme témoin de la République des Hébreux suivant la vocation biblique souhaitée par le prophète Samuel (1 Sa 8, 7) reprise à l'ère moderne dans l'État de droit, reprise et universalisation de la Parole du Sinaï (via les "trois révolutions puritaines" : anglaise, américaine, française — à travers tous les soubresauts, violence et ratés, hélas inéluctables de ce côté-ci du temps). Vincent Peillon souligne le constat qu'en fait Joseph Salvador (1796-1873), qui “formule une véritable apologie du judaïsme. Ce dernier, restitué à sa fierté, fournit un modèle et une inspiration pour la politique démocratique, républicaine, libérale, socialiste, cosmopolitique qui se cherche depuis les Révolutions d’Angleterre, d’Amérique et de France. Pour s’accomplir, la modernité doit donc retourner à ses sources juives, à la religion mère des monothéismes chrétien et musulman, à La Loi de Moïse et à la République des Hébreux.

Or, c’est la vocation de l’Israël moderne et de l’espérance sioniste alliée à la décolonisation juive

Il n’y aura pas de reprise dans l'histoire moderne de souveraineté politico-religieuse, ni en chrétienté, ni en Israël, d’un État, ni a fortiori d’une Église ou d'un culte ! C’est l’erreur des chrétientés médiévales byzantine et latine (auxquelles l’islam a emboîté le pas) que d’avoir cru le contraire. Le Messie à venir — ou à revenir — seul a reçu d'instaurer le Royaume de Dieu.

Les auteurs du Nouveau Testament, à l’instar des scribes pharisiens, ont tiré eux aussi cette conséquence qui s’impose de la perte de souveraineté politique du royaume biblique d’Israël : pas de royaume jusqu’à la venue du Messie. Un Royaume dont la Loi est jusque là inscrite dans les cœurs, et qui n’a donc pas d’institutions pénales "célestes" comme avant -587/-586. En -586, cette application-là de la Torah prend fin — laissant à découvrir ce qu'est la nature du Règne de Dieu, d'un tout autre ordre !… Au-dedans de vous… Et au plan politique, dans l'État de droit.

La dynastie sacerdotale, elle, qui s’est maintenue pendant le premier exil à Babylone, a repris ses fonctions après le retour de Babylone. Le Temple a été rebâti. Il est encore en activité à l’époque du Nouveau Testament — géré par la caste sacerdotale des Sadducéens. Ce second Temple, comme on sait, sera détruit, comme l’annonçait Jésus, en 70, par la Rome de Titus : « pas pierre sur pierre qui ne soit renversée »

Alors disparaîtront, et la dynastie sacerdotale des Sadducéens, et les sacrifices. Le domaine sacrificiel sacerdotal de la Torah prend fin en 70.

De la Loi, de la Torah, qui ne passera pas jusqu’à ce que passent les cieux et la terre (Matthieu 5, 18), subsiste alors, jusqu’à la venue des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, sa dimension morale, dont (de même que l'Église dans le cadre de l'élargissement de l'unique alliance abrahamique puis sinaïtique), Israël a vocation première à être témoin, sous tous ses angles, selon tous les usages que l’on en peut faire — c’est ce qu’avaient parfaitement compris les victimes du 7 octobre, pour la grande majorité partisans d’un vrai dialogue pacifique judéo-arabe. Au cœur de cette perception morale du message biblique, l’action de grâce, où s’établit l’amour pour Dieu (Deutéronome 6, 5), qui se traduit en amour pour le prochain (Lévitique 19, 18).

Cela en un Temple qui n’est pas fait de mains d’hommes, selon la parole de l’Exode (25, 8) : « Ils me feront un sanctuaire, et j’habiterai au milieu d’eux. »

Écho chez le prophète Jérémie (ch. 31, v. 33) : « Voici l'alliance que je ferai avec la maison d'Israël, Après ces jours-là, dit l'Éternel : Je mettrai ma loi au dedans d'eux, Je l'écrirai dans leur cœur ; et je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. » Jérémie repris par l’Épître aux Hébreux (9, 16-20).

*

Deux conséquences : la première, liée à la perte définitive de toute souveraineté religieuse temporelle, déjà advenue depuis la première destruction du Temple, en -586, laisse ses témoins en proie à toutes les menaces et persécutions, sans protection temporelle, militaire ou policière — cela dès avant la seconde destruction, et jusqu'à l'établissement d'un nouvel abri, d'un État sûr.

Deuxième conséquence, scellée définitivement par la seconde destruction du Temple : le dévoilement du sens du Temple. Dieu demeure au milieu de vous, en vous, selon la parole : « ils me feront un temple et je demeurerai au milieu d’eux ». Parole dont tout le sens éclate paradoxalement lorsque le Temple est détruit ! Ce n’est pas en ces murs, qui en sont le symbole, que Dieu demeure, mais au sein du peuple !… élargi, selon la foi chrétienne, aux nations, selon un élargissement (qui s’étend dans un second temps à l’islam) de la perception de la promesse à Abraham : "Regarde vers le ciel, et compte les étoiles, si tu peux les compter. Et il lui dit: Telle sera ta postérité. Abram eut confiance en l'Éternel, qui le lui imputa à justice…" (Genèse 15, 5-6), … une descendance "comme les étoiles du ciel et le sable sur le bord de la mer" (Gn 22, 17).

La présence de Dieu est donnée dans une parole qui nous échappe, qui retentit jusqu’au jour du Royaume en des murs qui ne sauraient la retenir… Non plus que nos mots ne sauraient le faire.

La libre parole de Dieu ne s’enfermant pas plus en des mots qui la portent (Ro 10, 14, "comment en entendront-ils, si personne ne proclame ?") ; qu’en des murs qui la symbolisent ("l'an prochain à Jérusalem"), lorsqu’éclate le sens de l’éclatement des murs c'est dans l’effusion de la parole qu’ils signifient ; au jour où s’abat la menace.

C’est de la parole éternelle qui ne se fixe pas plus dans des mots que dans les murs du Temple qu’il est question ! C’est cette parole dont la destruction du Temple symbolise aussi l’effusion…

Dès les origines, il est question de la parole qui précède et fonde le monde quand elle est énoncée. « Au commencement était la parole » dit Jean 1, 1 en écho à la Genèse où Dieu parle et la chose advient : « Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut ». C'est une parole qui précède même le son.

Dès les origines, « les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’étendue manifeste l’œuvre de ses mains. Le jour en instruit un autre jour, la nuit en donne connaissance à une autre nuit. Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles dont le son ne soit point entendu » (Psaume 19, 1-3).

Une parole qui est infiniment au-delà des mots qui en énoncent l’écho dans le temps comme elle est au-delà des murs du Temple dont il ne restera pas pierre sur pierre. Voilà donc que leur éclatement annonce paradoxalement la proche réconciliation de toutes choses.

Où cette prophétie redoutable sur la fin de Jérusalem et la destruction du Temple s’avère parole de consolation en vue de la destruction dont la menace plane : c’est ici que son sens éternel se dévoile, alors que s’annonce la réconciliation du monde par l’effusion de la parole du retour à Dieu de toute la création plongée dans la soif de sa source, dans le manque de sa source prête à jaillir du Temple renversé… de notre monde renversé. C'est d'une parole de pardon qu'il s'agit, pardon dans le retour à Dieu de tout ce qui charge notre conscience.

Au cœur de la détresse luit la promesse« je demeurerai au milieu d’eux » (Ex 25, 8) ; reprise en écho par le Ressuscité « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du temps » (Mt 28, 20).

RP