lundi 9 juin 2014

Scientifique


"[...] une vérité scientifique [...] est perpétuellement provisoire et sera falsifiée demain. Le mythe de la science nous impressionne ; mais ne confondons pas la science et sa scolastique ; la science ne retrouve pas des vérités, mathématisables ou formalisables, elle découvre des faits inconnus qu'on peut gloser de mille manières ; découvrir une particule subatomique, une recette technique qui réussit ou la molécule de l'ADN, cela n'a rien de plus sublime que de découvrir les infusoires, le cap de Bonne-Espérance, le Nouveau Monde ou l'anatomie d'un organe. Ou la civilisation sumérienne. Les sciences ne sont pas plus sérieuses que les lettres et, puisqu'en histoire les faits ne sont pas séparables d'une interprétation et qu'on peut imaginer toutes les interprétations que l'on veut, il doit en être de même dans les sciences exactes."
(Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Seuil, Points/Essais, p. 125.)

C.G. Jung, Problèmes de l'âme moderne, in La réalité de l'âme 2, p. 960

mercredi 4 juin 2014

Démythologiser ?


C.-G. Jung, Les racines de la conscience, in La réalité de l'âme I, La Pochothèque, 1998, p, 732-733 :

« J'extrais d'un article théologique (protestant) la phrase suivante : "Nous nous comprenons — que ce soit d'une façon naturaliste ou idéaliste — comme des êtres unitaires et non si singulièrement partagés que des puissances étrangères puissent intervenir dans notre vie intérieure, comme le suppose le Nouveau Testament. [Theologische Zeitschrift, 8e année, 1952, n° 2, p. 117. C'est moi qui souligne, précise Jung.]" L'auteur ignore manifestement que, depuis plus d'un demi-siècle déjà, la science a constaté et démontré expérimentalement le caractère labile et dissociable de la conscience. Nos intentions conscientes sont pour ainsi dire sans arrêt troublées et traversées, dans une mesure plus ou moins grande, par des intrusions inconscientes dont les causes profondes nous demeurent d'abord incompréhensibles. La psyché est loin de constituer une unité ; elle est au contraire un mélange bouillonnant d'impulsions contradictoires, d'obstructions et d'affects, et son état de conflit est pour beaucoup d'hommes si insupportable qu'ils vont jusqu'à souhaiter pour eux-mêmes la rédemption célébrée par la théologie. Rédemption de quoi ? Naturellement, d'un état psychique extrêmement précaire. L'unité de la conscience, de la prétendue personnalité, n'est pas une réalité mais un desideratum. [...]
Je ne fais pas de différence entre cet état et celui des possédés de l'Évangile. Que je croie à un démon du royaume des airs ou à un facteur situé dans l'inconscient et qui me joue un tour diabolique, cela n'a aucune importance. Le fait que l'homme est menacé par des forces étrangères dans son unité imaginaire demeure le même, avant comme après. La théologie ferait sans doute mieux de prendre finalement une bonne fois en considération ces faits psychologiques plutôt que de continuer, avec des siècles de retard, à "démythologiser" comme à l'époque des lumières. »

mardi 3 juin 2014

Œcuménisme


Tombes d'une femme catholique et de son mari protestant, qui n'ont pas été autorisés à être enterrés ensemble. Roermond, Pays-Bas, 1888 (vu ici).

mardi 6 mai 2014

Voile

 

"Elles cachent ce que peut-être personne ne regarderait si elles ne le cachaient pas." (Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, Gallimard 2003, p. 24.)

"Sa beauté, dont elle ne s'était pas particulièrement souciée jusqu'alors, comme toutes les femmes vraiment belles, se trouva soudain ravagée par une petite vérole confluente qui brouilla ses jolis traits et ne lui laissa que les yeux magnifiques d'une sibylle égyptienne. Le hideux voile noir qui lui avait toujours paru le symbole de la servitude devint alors un refuge derrière lequel elle pourrait dissimuler les ruines d'une beauté qui avait été jadis tenue pour tellement remarquable." (Lawrence Durrell, Balthazar [1958] - Le Quatuor d’Alexandrie II, Pochothèque, p. 295.)

jeudi 24 avril 2014

Cimetière

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Sites de la Seconde Guerre mondiale en Normandie

mardi 1 avril 2014

Le chant du veilleur

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Sur Kierkegaard, un livre du pasteur Flemming Fleinert-Jensen : Søren Kierkegaard, Le chant du veilleur, Olivétan, coll. « figures protestantes », 2011.

Au long d’un tracé bio/bibliographique, le livre nous présente, deux siècles après la naissance de Kierkegaard (1813-1855), son œuvre éminemment actuelle.

En regard de deux thèmes majeurs : l’amour et la foi, Flemming Fleinert-Jensen opte pour distinguer essentiellement « registre humain et registre chrétien » (p. 34) comme clefs de lecture de Kierkegaard, au-delà de la classique distinction entre les stades éthique, esthétique et religieux.

« D’une orthodoxie imperturbable » (p. 30), Kierkegaard « soutient l’enracinement de la révélation chrétienne dans un événement historique » (p. 83). Il affirme que « le christianisme n’est […] pas une doctrine, mais le fait que Dieu a existé » — « il s’agit bien entendu de l’Incarnation du verbe », précise F.F.-J. (p. 135). Ce qui non seulement n’empêche pas, mais induit que « si la foi chrétienne est traitée comme un fait objectif, dont l’orthodoxie garantit la sincérité […], elle se transforme en un phénomène qui a perdu son caractère authentiquement chrétien » (p. 137).

Quand « la pensée objective oublie que l’homme n’est pas un objet qu’on peut comprendre en le rangeant dans des catégories scientifiques ou philosophiques » (p. 131), c’est un rappel libérateur pour aujourd’hui que nous offre F.F.-J. de la part du « veilleur de Copenhague ».

RP, octobre 2013

vendredi 14 mars 2014

Subtilité

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« Voici ce que mon âme cherche encore, et que je n’ai point trouvé. J’ai trouvé un homme entre mille ; mais je n’ai pas trouvé une femme entre elles toutes. Seulement, voici ce que j’ai trouvé, c’est que Dieu a fait les hommes droits ; mais ils ont cherché beaucoup de détours. » (Ecclésiaste, 7, 28-29)


« Des comparaisons comme celles que Myrdal, Hacker et Dickson établissent entre les attributs prêtés aux Noirs d’une part et aux femmes de l’autre, révèlent que l'opinion publique leur trouve des caractéristiques identiques : intelligence inférieure, désirs instinctifs et sensuels, nature émotive, à la fois enfantine et primitive, exploits sexuels ou goût pour le sexe, satisfaction de leur sort, qui vient conforter la thèse selon laquelle celui-ci est juste, habitudes de ruse et de dissimulation. Les deux groupes sont contraints d'adopter la même tactique de conciliation : prendre des manières engageantes ou suppliantes, destinées à plaire, étudier les points faibles du groupe dominant et la meilleure manière de l’influencer ou de le corrompre, feindre la faiblesse et l’ignorance en faisant mine de réclamer des directives. Il est amusant de constater que la littérature misogyne se concentre justement sur ces traits de caractère là, dirige les attaques les plus féroces contre la ruse et la corruption féminines, surtout quand elles comportent un élément de sexualité, ou, selon certaines sources, "d’impudeur". »
(Kate Millett, Sexual Politics [1969/70], La politique du mâle, éd. des femmes, 2007)


« On rencontre la Subtilité :
chez les théologiens. Ne pouvant prouver ce qu'ils avancent, ils sont tenus de pratiquer tant de distinctions qu'elles égarent l'esprit : ce qu'ils veulent. Quelle virtuosité ne faut-il pas pour classer les anges par dizaines d'espèces ! N'insistons pas sur Dieu : son « infini », en les usant, a fait tomber en déliquescence nombre de cerveaux ;
chez les oisifs, — chez les mondains, chez les races nonchalantes, chez tous ceux qui se nourrissent de mots. La conversation — mère de la subtilité... Pour y avoir été insensibles, les Allemands se sont engloutis dans la métaphysique. Mais les peuples bavards, les Grecs anciens et les Français, rompus aux grâces de l'esprit, ont excellé dans la technique des riens ;
chez les persécutés. Astreints au mensonge, à la ruse, à la resquille, ils mènent une vie double et fausse : l'insincérité — par besoin — excite l'intelligence. Sûrs d'eux, les Anglais sont endormants : ils payent ainsi les siècles de liberté où ils purent vivre sans recourir à l'astuce, au sourire sournois, aux expédients. On comprend pourquoi, à l'antipode, les Juifs ont le privilège d'être le peuple le plus éveillé ;
chez les femmes. Condamnées à la pudeur, elles doivent camoufler leurs désirs, et mentir : le mensonge est une forme de talent, alors que le respect de la « vérité » va de pair avec la grossièreté et la lourdeur ;
chez les tarés — qui ne sont pas internés..., chez ceux dont rêverait un code pénal idéal. »

(Cioran, Syllogismes de l'amertume, Œuvres, p. 760)


Cf. Virginia Woolf : « juste au moment où je pris la plume pour faire la critique du roman d'un homme célèbre, elle [l'Ange du Foyer] se glissa derrière moi et me murmura : "Ma chère, tu es une jeune femme. Tu écris sur le livre d'un homme. Sois bienveillante, sois tendre, flatte, mens, use de tous les artifices et des ruses de notre sexe. Ne laisse jamais personne deviner ce que tu penses par toi-même. Par-dessus tout, sois pure." Elle fit comme si elle guidait ma plume. […] »
(Virginia Woolf, "Des professions pour les femmes", Être femme, éd. de la variation, 2021, p. 59-60)


L'Ecclésiaste constate : un seul y échappe, un sur mille, un homme : le roi, qui n'a pas à ruser pour être reconnu…

*

« La liberté est le bien suprême pour ceux-là seuls qu'anime la volonté d'être hérétiques. » (Ibid. p. 801)

lundi 10 mars 2014

Chers rites et bénédictions

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Sur les fêtes religieuses des villages des Andes :

« Ces villages semblent voués, par la tradition festive du culte des saints, à l'endettement et à l'alcool. Chaque année, on choisit ceux auxquels reviendra l'honneur d'organiser la fête du saint local. C'est un honneur, certes, mais c'est aussi une charge très dispendieuse qui entraîne pour ces dignitaires sinon la ruine, au moins l'appauvrissement et un endettement durable. Les fêtes sont longues: elles ont naturellement une partie proprement liturgique, et une autre partie où les beuveries tiennent la plus grande place, aux frais de ceux à qui l'on a confié l'honorable responsabilité de l'organisation de l'ensemble.
Il va de soi qu'on ne peut pas se soustraire à ce qui est, en fait, une obligation à laquelle, les années passant, tout le monde se trouve soumis, une fois ou l'autre, à un rang plus ou moins ruineux dans la hiérarchie des dignitaires de la fête. Tout d'abord, la sainte ou le saint n'aimerait pas cela. L'ensemble du groupe non plus. Et, si ni le saint ni le groupe n'aiment cela, on imagine sans peine les conséquences d'un refus. Ainsi, d'année en année, les choses se reproduisent. On a l'impression d'une régulation désastreuse, qui vient de très loin et renouvelle toujours la même misère, non sans, naturellement, que les uns et les autres participent aux minables bénéfices secondaires de cette sorte de système. D'ouverture vers le changement, on ne voit pas l'ombre. Non sans doute qu'il soit impossible de rêver, d'imaginer autre chose. Mais quoi, et comment? Le discours traditionnel et les coutumes collent au groupe et le groupe social colle aux coutumes et au discours traditionnel. Ensemble, soudés, ils opposent une résistance trop forte aux velléités que certains individus pourraient concevoir. Ainsi la société continue d'exister et de s'affirmer elle-même dans ces fêtes qui l'exténuent. »

Alfred Métraux, « Fêtes religieuses et développement communautaire dans la région andine », in Religions et Magies indiennes d'Amérique du Sud, Gallimard, 1967, p. 237, cité par Henri Hatzfeld, Les racines de la religion, Seuil, 1993, p. 50-51.

samedi 22 février 2014

jeudi 13 février 2014

Derniers & premiers


"et les derniers seront les premiers". (Matthieu 20, 16)
Cette promesse à elle seule suffirait à expliquer la fortune du christianisme.

(Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1977, p. 16.)

dimanche 26 janvier 2014

"Le songe de Scipion"


Cicéron, La République, livre VI / « Le songe de Scipion » / § 3 & 6 à 19 (trad. A. F. Villemain) :

III. Après un repas d'une magnificence royale, notre entretien continua fort avant dans la nuit. Le vieux roi [africain de Numidie, Masinissa,] ne parlait que de Scipion l'Africain [l'aïeul du Scipion rêvant] ; et il avait présentes à la mémoire toutes ses actions et même ses paroles. Ensuite, lorsque nous fûmes retirés, pour prendre du repos, fatigué du voyage et d'une veille prolongée si tard, un sommeil plus profond que de coutume enveloppa tous mes sens. Alors, je le suppose, par une impression qui me restait de notre entretien [...] l'Africain m'apparut, avec ces traits, que je connaissais plutôt pour avoir contemplé ses images que pour l'avoir vu lui-même. A peine l'eussé-je reconnu que je frissonnai ; mais, lui : « Reste calme, Scipion, me dit-il, bannis la crainte ; et grave mes paroles dans ton souvenir. [...]

VI. « [...] il n'est rien, sur la terre, de plus agréable aux regards de ce dieu suprême qui régit l'univers, que ces réunions, ces sociétés d'hommes formées sous l'empire du droit, et que l'on nomme cités. Ceux qui les gouvernent, ceux qui les conservent, sont partis de ce lieu [au ciel] ; c'est dans ce lieu qu'ils reviennent. »

VII. A ces mots, malgré le trouble qui m'avait saisi, moins par la crainte de la mort que par l'idée de la trahison des miens, je lui demandai si lui-même, si mon père Paulus vivait encore, ainsi que tous les autres, qui, à nos yeux, ne sont plus. « Dis plutôt, répondit-il ; ceux-là vivent, qui sont échappés des liens du corps et de cette prison. Ce que vous appelez la vie, dans votre langage, c'est la mort. Regarde : Paulus, ton père, vient vers toi. » Quand je l'aperçus, je répandis une grande abondance de larmes ; mais lui, m'embrassant avec tendresse, me défendait de pleurer.

VIII. Et moi, sitôt que, retenant mes larmes, j'eus la force de parler : « Je vous en prie, lui dis-je, ô mon divin et excellent père ! puisque c'est ici la vie, comme je l'apprends de Scipion, pourquoi languirais-je sur la terre ? pourquoi ne pas me hâter de revenir à vous ? Il n'en est pas ainsi, répondit-il : à moins que le dieu, dont tout ce que tu vois est le temple, ne t'ait délivré des chaînes du corps, l'entrée de ces lieux ne peut s'ouvrir pour toi ; car les hommes sont nés sous la condition d'être les gardiens fidèles du globe que tu vois, au milieu de cet horizon céleste, et qu'on appelle la terre : leur âme est tirée de ces feux éternels, que vous nommez constellations, étoiles, et qui, substances mobiles et sphériques, animées par des esprits divins, fournissent, avec une incroyable célérité, leur course circulaire. Ainsi, Publius, toi, et tous les hommes religieux, vous devez retenir votre âme dans la prison du corps ; et vous ne devez pas quitter la vie, sans l'ordre de celui qui vous l'a donnée, de peur d'avoir l'air de fuir la tâche d'homme, que Dieu vous avait départie. Mais plutôt, comme ce héros, ton aïeul, comme moi qui t'ai donné le jour, cultive la justice et la piété, cette piété, grand et noble devoir envers nos parents et nos proches, mais devoir le plus sacré de tous envers la patrie. Une telle vie est le chemin pour arriver au ciel et dans la réunion de ceux qui ont déjà vécu, et qui, délivrés du corps, habitent le lieu que tu vois. »

IX. Il désignait ce cercle lumineux de blancheur qui brille, au milieu des flammes du ciel, et que, d'après une tradition venue des Grecs, vous nommez la Voie lactée. Ensuite, portant de tous côtés mes regards, je voyais dans le reste du monde des choses grandes et merveilleuses : c'étaient des étoiles que, de la terre où nous sommes, nos yeux n'aperçurent jamais; c'étaient partout des distances et des grandeurs, que nous n'avions point soupçonnées. La plus petite de ces étoiles était celle qui, située sur le point le plus extrême des cieux, et le plus rabaissé vers la terre, brillait d'une lumière empruntée : d'ailleurs les globes étoiles surpassaient de beaucoup la grandeur de la terre ; et cette terre elle-même se montrait alors à moi si petite, que j'avais honte de notre empire, qui ne couvre qu'un point de sa surface.

X. Comme je la regardais avec plus d'attention : « Jusques à quand, dis-moi, reprit Scipion, ton âme restera-t-elle attachée à la terre ? Ne vois-tu pas au milieu de quels temples tu es parvenu ? Devant toi, neuf cercles, ou plutôt neuf globes enlacés composent la chaîne universelle : le plus élevé, le plus lointain, celui qui enveloppe tout le reste, est le Souverain Dieu lui-même, qui dirige et qui contient tous les autres. A lui sont attachés ces astres qui roulent, avec lui, d'un mouvement éternel : plus bas, paraissent sept étoiles qui sont emportées d'une course rétrograde, en opposition à celle des cieux. Une d'elles est le globe lumineux que, sur la terre, on appelle Saturne ; ensuite vient cet astre propice et salutaire au genre humain, qu'on nomme Jupiter ; puis cette étoile rougeâtre et redoutée de la terre, que vous appelez Mars; ensuite, presque au centre de cette région domine le soleil, chef, roi, modérateur des autres flambeaux célestes, intelligence et principe régulateur du monde, qui, par son immensité, éclaire et remplit tout de sa lumière. Après lui, et comme à sa suite, Vénus et Mercure. Dans le cercle inférieur, marche la lune enflammée des rayons du soleil. Au-dessous, il n'y a plus rien que de mortel et de corruptible, à l'exception des âmes données à la race humaine par le bienfait des dieux : au-dessus de la lune, toutes les existences sont éternelles : quant à cette terre, qui, placée au centre, forme le neuvième globe, elle est immobile et abaissée ; et tous les corps gravitent vers elle par leur propre poids. »

XI. Dans la stupeur, où m'avait jeté ce spectacle, lorsque je repris possession de moi-même : « Quel est, dis-je, quel est ce son qui remplit mes oreilles, avec tant de puissance et de douceur ? Vous entendez, me répondit-il, l'harmonie qui, par des intervalles inégaux, mais calculés dans leur différence, résulte de l'impulsion et du mouvement des sphères, et qui, mêlant les tons aigus et les tons graves, produit régulièrement des accents variés : car, de si grands mouvements ne peuvent s'accomplir en silence ; et la nature veut que, si les sons aigus retentissent à l'un des deux extrêmes, les sons graves sortent de l'autre. Ainsi, ce premier monde stellaire, dont la révolution est plus rapide, se meut avec un son aigu et précipité, tandis que le cours inférieur de la lune ne rend qu'un son très grave : car, pour la terre, neuvième globe, dans son immuable station, elle reste toujours fixe au point le plus abaissé, occupant le centre de l'univers. Les huit sphères mobiles, parmi lesquelles deux ont la même portée, Mercure et Vénus, produisent sept tons distincts et séparés ; et il n'est presque aucune chose dont ce nombre ne soit le nœud. Les hommes, qui ont imité cette harmonie par le son des cordes, ou de la voix, se sont ouvert une entrée dans ces lieux, ainsi que tous les autres qui, .par la supériorité de leur génie, ont, dans une vie mortelle, cultivé les sciences divines, mais, les oreilles des hommes sont assourdies par le retentissement de ce bruit ceci leste. Et en effet, le sens de l'ouïe est le plus imparti fait chez vous autres mortels. C'est ainsi qu'aux lieux, où le Nil se précipite du haut des monts vers ceci qu'on nomme les cataractes, la grandeur du bruit a rendu sourds les habitants voisins. Cette harmonie de tout l'univers, dans la rapidité du mouvement qui l'emporte, est telle que l'oreille de l'homme ne ce peut la supporter, de même que vous ne pouvez regarder en face le soleil, et que la force, la sensibilité de vos regards est vaincue par ses rayons. Dans mon admiration de ces merveilles, je reportais cependant quelquefois mes yeux vers la terre.

XII. L'Africain me dit alors : « Je vois que, même en ce moment, tu contemples la demeure et la patrie du genre humain. Si elle se montre à toi, dans toute sa petitesse, ramène donc toujours tes regards vers le ciel ; méprise les choses humaines. Quelle étendue de renommée, quelle gloire désirable peux-tu obtenir parmi les hommes ? Tu vois sur la terre leurs habitations disséminées, rares, et n'occupant qu'un étroit espace ; tu vois même entre ces petites taches, que forment les points habités, de vastes déserts interposés ; tu vois enfin ces peuples divers tellement séparés que rien ne peut se transmettre de l'un à l'autre : tu les vois jetés çà et là, sous d'autres latitudes, dans un autre hémisphère, trop éloignés de vous, pour que vous puissiez attendre d'eux aucune gloire. »

XIII. « Tu vois ces espèces de ceintures qui semblent environner et revêtir la terre : les deux d'entre elles qui sont les plus distantes, et dont chacune s'appuie sur un pôle du ciel, tu les vois glacées d'un éternel hiver, tandis que celle qui les sépare, et la plus grande, est brûlée par l'ardeur du soleil. Deux zones sont habitables ; la zone australe, dont les peuples sont vos antipodes, race étrangère à la vôtre ; enfin, cette zone septentrionale que vous habitez, vois dans quelle faible proportion elle vous appartient. Toute cette partie de la terre, en effet occupée par vous, resserrée vers les pôles, plus large vers le centre, n'est qu'une petite île, de toutes parts baignée par une mer, qui s'appelle l'Atlantique, la grande mer, l'Océan, comme vous dites sur la terre, et pourtant, avec tous ces grands noms, tu vois quelle est sa petitesse. Mais enfin, partant du point qu'occupent ces terres cultivées et connues, ta gloire, ou celle de quelqu'un des nôtres, a-t-elle pu franchir ce Caucase que tu vois, ou traverser les flots du Gange ? Qui jamais, dans le reste de l'orient ou de l'occident, aux bornes du septentrion ou du midi, entendra ton nom? et, tout cela retranché, tu vois dans quelles étroites limites votre gloire cherche une carrière pour s'étendre : « ceux mêmes qui parlent de vous, combien de temps en parleront-ils ?

XIV. « Et, quand même les races futures, recevant de leurs aïeux la renommée de chacun d'entre vous, seraient jalouses de la transmettre à la .postérité, ces inondations, ces embrasements de la terre, dont le retour est inévitable, à certaines époques marquées, ne permettraient pas que nous puissions obtenir, je ne dis pas l'éternité, mais seulement la longue durée de la gloire. Et de plus, que t'importe d'être nommé dans les discours des hommes qui naîtront à l'avenir, lorsque tu ne l'as pas été dans ceux des hommes qui sont nés, avant toi; générations non moins nombreuses, et certainement meilleures ?

XV. « Surtout enfin, s'il est vrai que, parmi ceux auxquels peut arriver ton nom, nul ne saurait embrasser les souvenirs d'une seule année : car, les hommes calculent vulgairement l'année sur la révolution du soleil, c'est-à-dire d'un seul astre : mais, lorsque tous les astres seront revenus au point, d'où ils étaient partis une première fois, et qu'ils auront, après de longs intervalles, ramené la première position de toutes les parties du ciel, alors seulement, on peut véritablement dire l'année accomplie ; et j'ose à peine dire combien une telle année renferme de générations humaines. Le soleil parut jadis s'éclipser et s'éteindre, au moment que l'âme de Romulus entra dans le sanctuaire des cieux : quand le soleil, au même point, éprouvera une seconde éclipse, tous les astres, toutes les planètes étant replacées au même lieu, alors seulement vous aurez une année complète ; mais sachez que, d'une telle année, la vingtième partie n'est pas encore révolue.

XVI. « Si donc tu avais perdu l'espoir d'être rappelé dans ces lieux, le terme unique des grandes âmes, de quel prix serait enfin cette gloire des hommes, qui peut à peine s'étendre à une faible partie d'une seule année ? Donc, si tu veux élever tes regards et les fixer sur cette patrie éternelle, ne dépends plus des discours du vulgaire, ne place plus dans des récompenses humaines le but de tes grandes actions. Que, par son charme puissant, la vertu seule t'entraîne à la véritable gloire ! Laisse aux autres à juger ce qu'ils diront de toi : ils en parleront sans doute ; mais, tout le bruit de leurs entretiens ne retentit pas au delà des régions que tu vois ; il ne se renouvelle éternellement pour personne, il tombe, avec les générations « qui meurent ; il disparaît dans l'oubli de la postérité. »

XVII. Lorsqu'il eut ainsi parlé : « O Scipion ! lui dis-je, si les hommes qui ont bien mérité de la patrie trouvent un sentier ouvert, pour les conduire aux cieux, moi qui, dès l'enfance, marchant sur les traces de mon père et sur les tiennes, n'avais point déshonoré votre gloire, je veux cependant aujourd'hui, dans la vue d'un, prix si beau, travailler avec plus de zèle encore. » Il dit : « Travaille en effet ; et sache bien que tu n'es pas mortel, mais ce corps seulement : car, tu n'es pas ce que manifeste cette forme extérieure. L'individu est tout entier dans l'âme, et non dans cette figure, qu'on peut désigner du doigt, apprends donc que tu es dieu ; car il est dieu celui qui vit, qui sent, qui se souvient, qui prévoit, qui exerce sur ce corps, dont il est le maître, le même empire, le même pouvoir, la même impulsion que Dieu sur l'univers, celui enfin qui fait mouvoir, intelligence immortelle, un corps périssable, comme le Dieu éternel anime lui-même un corps corruptible.

XVIII. « En effet, le mouvement éternel, c'est l'éternelle vie. Mais l'être qui communique le mouvement, et qui le reçoit d'ailleurs, doit nécessairement, sitôt qu'il s'arrête, cesser de vivre. Il n'y a donc que l'être doué d'un mouvement spontané, qui ne cesse jamais d'être mû, parce qu'il ne saurait être délaissé par lui-même : bien plus, c'est en lui que tous les autres corps trouvent une cause, un principe d'impulsion. Or, ce qui est principe n'a point d'origine. Car, du principe sort tout le reste ; et lui-même ne peut tenir son être d'aucune chose ; il ne serait pas principe, comme nous l'entendons, s'il émanait du dehors. Si donc il n'a pas d'origine, il n'a pas non plus de fin : car un principe anéanti ne pourrait ni renaître d'un autre principe, ni en créer lui-même un nouveau, puisqu'un principe est nécessairement le premier point de départ de toutes choses. »
« Ainsi, le principe du mouvement réside dans l'être qui se meut par lui-même : il ne peut donc ni commencer, ni finir : autrement, le ciel s'écroulerait, la nature resterait en suspens, et ne trouverait aucune force qui lui rendît l'impulsion primitive.

XIX. « Or, maintenant qu'il est manifeste que l'immortalité appartient à l'être qui se meut de soi-même, peut-on nier que telle ne soit la nature départie à nos âmes ? En effet, tout ce qui reçoit le mouvement d'ailleurs est inanimé. Ce qui est vivant agit par une impulsion intérieure et personnelle : et, telle est la propre nature de l'âme et sa puissance. Si, parmi tous les êtres, seule elle porte en soi le mouvement, dès lors elle n'a pas pris naissance ; dès lors elle est éternelle. Occupe-la, Scipion, des choses les meilleures; il n'en est pas de meilleures que les veilles pour le salut de la patrie. L'âme développée, exercée par ce noble travail, s'envolera plus vite vers cette demeure, sa maison natale. Sa course en sera plus libre et plus légère si, du temps même qu'elle est enfermée dans le corps, elle s'élance au dehors, et par la contemplation s'arrache à la matière. Car les âmes de ceux qui se livrèrent aux plaisirs des sens, qui s'en tirent comme les esclaves et, par l'entraînement des désirs que donne la volupté, violèrent les lois des dieux et des hommes, ces âmes une fois sorties du corps, sont retenues errantes « autour de la terre, et ne rentrent dans ce lieu, qu'après le tourment d'une agitation de plusieurs siècles. » Alors, il disparut ; et je m'éveillai.

dimanche 5 janvier 2014

Avec la matière fournie par le passé et le présent...



"Artisans de notre vie, artistes même quand nous le voulons, nous travaillons continuellement à pétrir, avec la matière fournie par le passé et le présent, par l'hérédité et les circonstances, une figure neuve, originale, imprévisible comme la forme donnée par le sculpteur à la terre glaise" (Bergson, La pensée et le mouvant, p. 102).