jeudi 15 octobre 2020

Éternité du futur antérieur

« Le temps passe, et il fait tourner la roue de la vie comme l’eau celle des moulins. Cinq ans plus tard, je marchais derrière une voiture noire, dont les roues étaient si hautes que je voyais les sabots des chevaux. J’étais vêtu de noir, et la main du petit Paul serrait la mienne de toutes ses forces, on emportait notre mère pour toujours. De cette terrible journée, je n’ai aucun autre souvenir, comme si mes quinze ans avaient refusé d’admettre la force d’un chagrin qui pouvait me tuer. Pendant des années, jusqu’à l’âge d’homme, nous n’avons jamais eu le courage de parler d’elle. Puis, le petit Paul est devenu très grand. Il me dépassait de toute la tête, et il portait une barbe en collier, une barbe de soie dorée. Dans les collines de l’Etoile, qu’il n’a jamais voulu quitter, il menait son troupeau de chèvres ; le soir, il faisait des fromages dans des tamis de joncs tressés, puis sur le gravier des garrigues, il dormait, roulé dans son grand manteau : il fut le dernier chevrier de Virgile. Mais à trente ans, dans une clinique, il mourut. Sur la table de nuit, il y avait son harmonica. Mon cher Lili ne l’accompagna pas avec moi au petit cimetière de La Treille, car il l’y attendait depuis des années, sous un carré d’immortelles : en 1917, dans une noire forêt du Nord, une balle en plein front avait tranché sa jeune vie, et il était tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms… Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d’inoubliables chagrins. Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants. » (Marcel Pagnol, Le Château de ma mère)

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« La bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète. » (Borges, La bibliothèque de Babel)




« On se demande pourquoi cette absurde succession d’événements sans finalité transcendante qu’on appelle une vie humaine et dont le seul aboutissement parait être le néant ? Paradoxalement, c’est la mort elle-même, décidant pour l’éternité, qui à jamais nous sauve de l’inexistence. Entre le non-être et n’être plus, il y a toute la distance infinie de l’avoir été. Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été. Désormais, ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité. Qui sait, l’unicité d’une vie irréversible et irrévocablement révolue est justement ce qui à l’instant de la mort nous sauve du non-être. Elle nous repêche elle-même dans les eaux noires du néant. Elle nous retient au bord de la nuit. Elle nous donne enfin de n’être pas englouti à jamais dans le lac des ténèbres. » (Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie)

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