vendredi 26 août 2016

L'"honneur chevaleresque"


Arthur Schopenhauer :

"Tout esprit de bonne foi reconnaîtra à première vue que ce code étrange, barbare et ridicule de l’honneur ne saurait avoir sa source dans l’essence de la nature humaine ou dans une manière sensée d’envisager les rapports des hommes entre eux. C’est ce que confirme aussi le domaine très limité de son autorité : ce domaine, qui ne date que du moyen âge, se borne à l’Europe, et ici même il n’embrasse que la noblesse, la classe militaire et leurs émules. Car ni les Grecs, ni les Romains, ni les populations éminemment civilisées de l’Asie, dans l’antiquité pas plus que dans les temps modernes, n’ont su et ne savent le premier mot de cet honneur-là et de ses principes [...]. Chez eux, l’homme n’a d’autre valeur que celle que lui donne sa conduite entière, et non celle que lui donne ce qu’il plaît à une mauvaise langue de dire sur son compte. Chez tous ces peuples, ce que dit ou fait un individu peut bien anéantir son propre honneur, mais jamais celui d’un autre. Un coup, chez tous ces peuples, n’est pas autre chose qu’un coup, tel que tout cheval ou tout âne en peut appliquer, et de plus dangereux encore : un coup pourra, à l’occasion, éveiller la colère ou porter à s’en venger sur l’heure, mais il n’a rien de commun avec l’honneur. Ces nations ne tiennent pas des livres où l’on passe en compte les coups ou les injures, ainsi que les satisfactions que l’on a eu soin, ou qu’on a négligé d’en tirer. Pour la bravoure et le mépris de la vie, elles ne le cèdent en rien à celles de l’Europe chrétienne. Les Grecs et les Romains étaient certes des héros accomplis, mais ils ignoraient entièrement le « point d’honneur ». Le duel n’était pas chez eux l’affaire des classes nobles, mais celle de vils gladiateurs, d’esclaves abandonnés et de criminels condamnés, que l’on excitait à se battre, en les faisant alterner avec des bêtes féroces, pour l’amusement du peuple. À l’introduction du christianisme, les jeux de gladiateurs furent abolis, mais à leur place et en plein christianisme on a institué le duel par l’intermédiaire du jugement de Dieu. Si les premiers étaient un sacrifice cruel offert à la curiosité publique, le duel en est un tout aussi cruel, au préjugé général, sacrifice où l’on n’immole pas des criminels, des esclaves ou des prisonniers, mais des hommes libres et des nobles.

Une foule de traits que l’histoire nous a conservés prouvent que les anciens ignoraient absolument ce préjugé. Lorsque, par exemple, un chef teuton provoqua Marius en duel, ce héros lui fit répondre que, « s’il était las de la vie, il n’avait qu’à se pendre », lui proposant toutefois un gladiateur émérite avec lequel il pourrait batailler à son aise (Freinsh., Suppl. in Liv., l. LXVIII, c. 12). Nous lisons dans Plutarque (Thèm., 11) qu’Eurybiade, commandant de la flotte, dans une discussion avec Thémistocle, aurait levé la canne pour le frapper ; nous ne voyons pas que celui-ci ait tiré son épée, mais qu’il dit : « Πατα ξον μεν ουν, αχουσον δε » (Frappe, mais écoute). Quelle indignation le lecteur « homme d’honneur » ne doit-il pas éprouver en ne trouvant pas dans Plutarque la mention que le corps des officiers athéniens aurait immédiatement déclaré ne plus vouloir servir sous ce Thémistocle ! Aussi un écrivain français de nos jours dit-il avec raison : « Si quelqu’un s’avisait de dire que Démosthène fut un homme d’honneur, on sourirait de pitié… Cicéron n’était pas un homme d’honneur non plus » (Soirées littéraires, par C. Durand, Rouen, 1828, vol. II, p. 300). De plus, le passage de Platon (De leg., IX, les 6 dernières pages, ainsi que XI, p. 131, édit. Bipont) sur les αιχια, c’est-à-dire les voies de fait, prouve assez qu’en cette matière les anciens ne soupçonnaient même pas ce sentiment du point d’honneur chevaleresque. Socrate, à la suite de ses nombreuses disputes, a été souvent en butte à des coups, ce qu’il supportait avec calme ; un jour, ayant reçu un coup de pied, il l’accepta sans se fâcher et dit à quelqu’un qui s’en étonnait : « Si un âne m’avait frappé, irais-je porter plainte ? » (Diog. Laërce, II, 21.) Une autre fois, comme quelqu’un lui disait : « Cet homme vous invective ; ne vous injurie-t-il pas ? » il lui répondit : « Non, car ce qu’il dit ne s’applique pas à moi. » (Ibid., 36.) — Stobée (Florileg., éd. Gaisford, vol. I, p. 327-330) nous a conservé un long passage de Musonius qui permet de se rendre compte de la manière dont les anciens envisageaient les injures : ils ne connaissaient d’autre satisfaction à obtenir que par la voie des tribunaux, et les sages dédaignaient même celle-ci. On peut voir dans le Gorgias de Platon (p. 86, éd. Bip.) qu’en effet c’était là l’unique réparation exigée pour un soufflet ; nous y trouvons aussi (p. 133) rapportée l’opinion de Socrate. Cela ressort encore de ce que raconte Aulu-Gelle (XX, 1) d’un certain Lucius Veratius qui s’amusait, par espièglerie et sans motif aucun, à donner un soufflet aux citoyens romains qu’il rencontrait dans la rue ; pour éviter de longues formalités, il se faisait accompagner, à cet effet, d’un esclave porteur d’un sac de monnaie de cuivre et chargé de payer, séance tenante, au passant étonné l’amende légale de 25 as. Cratès, le célèbre philosophe cynique, avait reçu du musicien Nicodrome un si vigoureux soufflet que son visage en était tuméfié et ecchymosé ; alors il s’attacha au front une planchette avec cette inscription : « Νιχοδρομος εποιει » (Nicodrome a fait cela), ce qui couvrit ce joueur de flûte d’une honte extrême pour s’être livré à une pareille brutalité (D. Laërce, VI, 89) contre un homme que tout Athènes révérait à l’égal d’un dieu-lare (Apul., Flor., p. 126, éd. Bip.). Nous avons, à ce sujet, une lettre de Diogène de Sinope, adressée à Mélesippe, dans laquelle, après lui avoir raconté qu’il a été battu par des Athéniens ivres, il ajoute que cela ne lui fait absolument rien (Nota Casaub. ad D. Laërte, VI, 33). Sénèque, dans le livre De constantia sapientis, depuis le chapitre X et jusqu’à la fin, traite en détail de contumelia (de l’outrage), pour établir que le sage le méprise. Au chapitre XIV, il dit : « At sapiens colaphis percussus, quid faciet ? Quod Cato, cum illi os percussum esset : non excanduit, non vindicavit injuriam : nec remisit quidem, sed factam negavit » (Mais le sage qui reçoit un soufflet, que fera-t-il ? Ce que fit Caton quand il fut frappé au visage ; il ne prit pas feu, il ne vengea pas son injure, il ne la pardonna même pas, mais il nia qu’elle eût été commise).

« Oui, vous écriez-vous, mais c’étaient des sages ! »

Et vous, vous êtes des fous ? — D’accord.

Nous voyons donc que tout ce principe de l’honneur chevaleresque était inconnu aux anciens précisément parce qu’ils envisageaient, de tout point, les choses sous leur aspect naturel, sans préventions et sans se laisser berner par de sinistres et impies sornettes de ce genre. Aussi, dans un coup au visage, ne voyaient-ils rien autre que ce qu’il est en réalité, un petit préjudice physique, tandis que pour les modernes il est une catastrophe et un thème à tragédies, comme, par exemple, dans le Cid de Corneille et dans un drame allemand plus récent, intitulé La force des circonstances, mais qui devrait s’appeler plutôt La force du préjugé. Mais si, un jour, un soufflet est donné dans l’Assemblée nationale à Paris, alors l’Europe entière en retentit. Les réminiscences classiques ainsi que les exemples de l’antiquité, rapportés plus haut, doivent avoir tout à fait mal disposé les « hommes d’honneur » [...].

De tout ce qui précède, il résulte des preuves suffisantes que le principe de l’honneur chevaleresque n’est pas [...] basé sur la nature propre de l’homme ; il est artificiel, et son origine est facile à découvrir. C’est l’enfant de ces siècles où les poings étaient plus exercés que les têtes [...]. De cette façon, au lieu de la raison, c’était la force et l’adresse physiques, autrement dit la nature animale, que l’on érigeait en tribunal, et ce n’était pas ce qu’un homme avait fait, mais ce qui lui était arrivé, qui décidait s’il avait tort ou raison, exactement comme procède le principe d’honneur chevaleresque aujourd’hui encore en vigueur [...]. De nos jours encore, parmi les gens qui règlent leur vie sur ces préceptes, — on sait que, d’ordinaire, ce ne sont précisément ni les plus instruits ni les plus raisonnables, — il en est pour qui l’issue du duel représente effectivement la sentence divine dans le différend qui a amené le combat ; c’est là évidemment une opinion née d’une longue transmission héréditaire et traditionnelle.

Abstraction faite de son origine, le principe d’honneur chevaleresque a pour but immédiat de se faire accorder, par la menace de la force physique, les témoignages extérieurs de l’estime que l’on croit trop difficile ou superflu d’acquérir réellement [...]."

Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena : Aphorismes sur la sagesse dans la vie, IV, traduction par J.-A. Cantacuzène

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