vendredi 14 mars 2014

Subtilité

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« Voici ce que mon âme cherche encore, et que je n’ai point trouvé. J’ai trouvé un homme entre mille ; mais je n’ai pas trouvé une femme entre elles toutes. Seulement, voici ce que j’ai trouvé, c’est que Dieu a fait les hommes droits ; mais ils ont cherché beaucoup de détours. » (Ecclésiaste, 7, 28-29)


« Des comparaisons comme celles que Myrdal, Hacker et Dickson établissent entre les attributs prêtés aux Noirs d’une part et aux femmes de l’autre, révèlent que l'opinion publique leur trouve des caractéristiques identiques : intelligence inférieure, désirs instinctifs et sensuels, nature émotive, à la fois enfantine et primitive, exploits sexuels ou goût pour le sexe, satisfaction de leur sort, qui vient conforter la thèse selon laquelle celui-ci est juste, habitudes de ruse et de dissimulation. Les deux groupes sont contraints d'adopter la même tactique de conciliation : prendre des manières engageantes ou suppliantes, destinées à plaire, étudier les points faibles du groupe dominant et la meilleure manière de l’influencer ou de le corrompre, feindre la faiblesse et l’ignorance en faisant mine de réclamer des directives. Il est amusant de constater que la littérature misogyne se concentre justement sur ces traits de caractère là, dirige les attaques les plus féroces contre la ruse et la corruption féminines, surtout quand elles comportent un élément de sexualité, ou, selon certaines sources, "d’impudeur". »
(Kate Millett, Sexual Politics [1969/70], La politique du mâle, éd. des femmes, 2007)


« On rencontre la Subtilité :
chez les théologiens. Ne pouvant prouver ce qu'ils avancent, ils sont tenus de pratiquer tant de distinctions qu'elles égarent l'esprit : ce qu'ils veulent. Quelle virtuosité ne faut-il pas pour classer les anges par dizaines d'espèces ! N'insistons pas sur Dieu : son « infini », en les usant, a fait tomber en déliquescence nombre de cerveaux ;
chez les oisifs, — chez les mondains, chez les races nonchalantes, chez tous ceux qui se nourrissent de mots. La conversation — mère de la subtilité... Pour y avoir été insensibles, les Allemands se sont engloutis dans la métaphysique. Mais les peuples bavards, les Grecs anciens et les Français, rompus aux grâces de l'esprit, ont excellé dans la technique des riens ;
chez les persécutés. Astreints au mensonge, à la ruse, à la resquille, ils mènent une vie double et fausse : l'insincérité — par besoin — excite l'intelligence. Sûrs d'eux, les Anglais sont endormants : ils payent ainsi les siècles de liberté où ils purent vivre sans recourir à l'astuce, au sourire sournois, aux expédients. On comprend pourquoi, à l'antipode, les Juifs ont le privilège d'être le peuple le plus éveillé ;
chez les femmes. Condamnées à la pudeur, elles doivent camoufler leurs désirs, et mentir : le mensonge est une forme de talent, alors que le respect de la « vérité » va de pair avec la grossièreté et la lourdeur ;
chez les tarés — qui ne sont pas internés..., chez ceux dont rêverait un code pénal idéal. »

(Cioran, Syllogismes de l'amertume, Œuvres, p. 760)


Cf. Virginia Woolf : « juste au moment où je pris la plume pour faire la critique du roman d'un homme célèbre, elle [l'Ange du Foyer] se glissa derrière moi et me murmura : "Ma chère, tu es une jeune femme. Tu écris sur le livre d'un homme. Sois bienveillante, sois tendre, flatte, mens, use de tous les artifices et des ruses de notre sexe. Ne laisse jamais personne deviner ce que tu penses par toi-même. Par-dessus tout, sois pure." Elle fit comme si elle guidait ma plume. […] »
(Virginia Woolf, "Des professions pour les femmes", Être femme, éd. de la variation, 2021, p. 59-60)


L'Ecclésiaste constate : un seul y échappe, un sur mille, un homme : le roi, qui n'a pas à ruser pour être reconnu…

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« La liberté est le bien suprême pour ceux-là seuls qu'anime la volonté d'être hérétiques. » (Ibid. p. 801)

lundi 10 mars 2014

Chers rites et bénédictions

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Sur les fêtes religieuses des villages des Andes :

« Ces villages semblent voués, par la tradition festive du culte des saints, à l'endettement et à l'alcool. Chaque année, on choisit ceux auxquels reviendra l'honneur d'organiser la fête du saint local. C'est un honneur, certes, mais c'est aussi une charge très dispendieuse qui entraîne pour ces dignitaires sinon la ruine, au moins l'appauvrissement et un endettement durable. Les fêtes sont longues: elles ont naturellement une partie proprement liturgique, et une autre partie où les beuveries tiennent la plus grande place, aux frais de ceux à qui l'on a confié l'honorable responsabilité de l'organisation de l'ensemble.
Il va de soi qu'on ne peut pas se soustraire à ce qui est, en fait, une obligation à laquelle, les années passant, tout le monde se trouve soumis, une fois ou l'autre, à un rang plus ou moins ruineux dans la hiérarchie des dignitaires de la fête. Tout d'abord, la sainte ou le saint n'aimerait pas cela. L'ensemble du groupe non plus. Et, si ni le saint ni le groupe n'aiment cela, on imagine sans peine les conséquences d'un refus. Ainsi, d'année en année, les choses se reproduisent. On a l'impression d'une régulation désastreuse, qui vient de très loin et renouvelle toujours la même misère, non sans, naturellement, que les uns et les autres participent aux minables bénéfices secondaires de cette sorte de système. D'ouverture vers le changement, on ne voit pas l'ombre. Non sans doute qu'il soit impossible de rêver, d'imaginer autre chose. Mais quoi, et comment? Le discours traditionnel et les coutumes collent au groupe et le groupe social colle aux coutumes et au discours traditionnel. Ensemble, soudés, ils opposent une résistance trop forte aux velléités que certains individus pourraient concevoir. Ainsi la société continue d'exister et de s'affirmer elle-même dans ces fêtes qui l'exténuent. »

Alfred Métraux, « Fêtes religieuses et développement communautaire dans la région andine », in Religions et Magies indiennes d'Amérique du Sud, Gallimard, 1967, p. 237, cité par Henri Hatzfeld, Les racines de la religion, Seuil, 1993, p. 50-51.